La mémoire de Karl
Tobin avait souffert. Était-ce un effet de son nouveau corps ou de son temps
loin du monde des vivants? Il s’enfonçait dans le Centre-Sud en ayant l’impression
d’une première visite, mais certains détails lui semblaient beaucoup trop
familiers. Une porte sortie de ses gonds. Une façade à moitié éventrée. Une
rangée de graffitis. Le sentiment de déjà-vu ne le quittait pas.
Tobin avait la
désagréable intuition de n’être pas revenu entier de l’au-delà. Gordon et la
petite Lytvyn pouvaient bien se réjouir, il n’était pas convaincu autant qu’eux
de leur succès.
Il avait refusé
l’escorte qu’on lui avait proposée, comptant seulement sur l’arme qu’il avait au
creux de ses reins pour se protéger. Un autre déjà-vu…
On lui avait dessiné
un itinéraire pour se rendre au Terminus par les artères les plus larges et les
plus reconnaissables. Cela ne l’avait pas empêché de faire fausse route ici et
là, de zigzaguer dans le quartier pourri. Heureusement, la vieille gare avait
été le cœur de La Cité durant ses premières années; toutes les rues
convergeaient vers la grande place où elle avait été construite, et où le
Terminus l’avait finalement remplacée.
Les résidents du
quartier à l’extérieur étaient rares; ceux qu’il vit étaient misérables,
grelottant sous la pluie, la tête basse. Que faisaient-ils dehors plutôt que
sous l’un ou l’autre des édifices abandonnés? Il n’aurait pu le dire. À tout le
moins, aucun d’eux ne l’inquiéta durant sa traversée.
Une fois sa
destination en vue, il répéta mentalement le message que Gordon et Olson
voulaient transmettre aux héritiers de Tricane. Il réalisa toutefois que
personne ne lui avait donné d’indications quant aux détails plus pratiques…
Devait-il frapper à la grande porte, puis exiger qu’on le conduise à leur grand
boss? Et s’ils refusaient?
Bon, au moins la porte est déjà ouverte, nota-t-il en s’approchant.
Deux jeunes hommes se tenaient sur le seuil. Des gardiens, peut-être? Si
c’était le cas, ils ne semblaient pas trop alertes… L’un d’eux lui donna une
autre impression de déjà-vu, celle-là plus puissante que les autres… « Djo? »
Le plus grand des deux
garçons leva la tête et scruta Tobin des pieds à la tête. « T’es qui, toi? »
Karl ne s’était pas
attendu à croiser un pote de son neveu sur le seuil du Terminus. « Est-ce
que Mitch est avec toi?
— Est-ce qu’on se
connaît? »
Tobin hésita. Il avait
l’intuition qu’il valait mieux réserver son histoire abracadabrante pour son neveu.
« J’aimerais parler avec Mitch. Je suis un vieil ami », répondit-il.
Djo haussa le sourcil.
« Ça fait des mois que plus personne ne l’appelle comme ça.
— Ça fait des mois que
je ne l’ai pas vu, c’t’affaire…
— Hep! Vinh! »,
dit Djo à un adolescent qui traînait non loin. « Va chercher le
boss. »
Le boss? Les pourparlers allaient peut-être s’avérer plus faciles
qu’il l’avait espéré…
Le cœur de Tobin
bondit en apercevant son neveu au fond
de la pièce, une sensation similaire à celle causée par le coup d’œil qu’il avait
posé sur son fils. Évidemment, Mitch, pour sa part, n’eut pas de réaction en
apercevant son corps d’emprunt.
« Qu’est-ce qu’il
y a?
— Y’a ce gars-là qui
veut te parler. Il dit que c’est ton ami. »
Karl abaissa son
capuchon. Il ouvrit la bouche pour inviter Mitch à discuter en privé, mais
l’expression de son neveu devint alarmée. À toute vitesse, celui-ci dégaina son
arme – cachée au creux de son dos, comme celle de Karl – en criant : « Pas
un geste! Bouge pas ou je tire! » Stupéfié, Karl leva les mains.
« Djo,
fouille-le. Fuck, man, t’es supposé garder la porte… »
Djo s’empara de l’arme
de Karl. « C’est censé être qui, lui?
— C’est l’un des mafieux qui nous a attaqués!
— Ah ben
calice. » Djo lui envoya un coup de pied en-arrière du genou qui lui fit
perdre l’équilibre. Dans son corps d’origine, Karl aurait résisté à la pression
des bras de Djo qui le poussait contre le sol, mais ce corps-ci n’avait ni sa
masse, ni ses muscles.
« Mitch! C’est
pas ce que tu penses!
— Qu’est-ce que tu
veux qu’on fasse avec lui, boss?
— J’en ai plein le cul
de leur voir la face. Ça va faire, là. Arrange-toi pour régler le problème. Une
fois pour toutes. On se comprend? »
Karl sentit le canon
de sa propre arme pressée contre sa nuque.
« Come on, Djo! Pas icitte! Va dans
une ruelle, par là!
— Mitch! Écoute-moi! »,
lança Karl. Djo le forçait à se relever « Hostie, c’est moi! Karl! Mitch! »
Son neveu resta de
marbre pendant que Djo le poussait hors du Terminus en le maintenant en joue.
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