« Et
puis? », demanda Asjen van Haecht. « T’en es-tu sorti? »
Sa question stupide en
fit sourire plusieurs. Son père leva les yeux au ciel. « Je veux
dire : comment t’en es-tu
sorti?
— Pendant que Djo me
traînait vers la ruelle », continua Tobin, « je n’avais aucune marge
de manœuvre. À la distance où y se trouvait, l’attaquer ou me sauver, ça aurait
donné le même résultat : une balle dans la tête. Je commençais à me dire
que ma deuxième vie allait être encore plus courte que ma première. »
Tobin marqua une pause.
Ils étaient tous pendus à ses lèvres. « Et puis?
— Eh bien, mes
amis, un miracle est arrivé! Un gars est apparu à côté de nous et a dit à Djo
d’arrêter.
— Qui, ça?
— Apparu comment? »
Tobin leva les mains
pour faire taire les questions qui fusaient de toute part. « Un certain
Martin. À peu près mon âge, barbu, cheveux blancs. C’est l’un de leurs chefs.
Et quand je dis apparu, c’est
vraiment ça : une seconde il n’était pas là, la seconde d’après il était
devant nous.
— Le truc de
Hoshmand », dit Avramopoulos comme un maître d’école.
« Le truc de
Hoshmand, c’est ce qui fait que personne ne vous remarque tant que vous restez
tranquilles, c’est ça? » Il en avait lui-même bénéficié le jour où… Le
jour de sa mort. Il toussa pour dissimuler un frisson de malaise. « Non,
c’était différent. Il est apparu, bang! Tout d’un coup.
— N’importe
quoi », lança Avramopoulos.
« T’étais-tu
là? » Il allait ajouter le jeune.
Étonnant de penser que l’esprit de ce gamin était déjà vieux il y a cent ans.
Jeune ou vieux, Tobin le trouvait désagréable sur toute la ligne. Il était de
la pire espèce : poltron et arrogant. Une face à fesser d’dans.
« Laisse-le
parler », dit la superbe blonde au deuxième rang. Celle-là, elle tombait
dans ses goûts. À voir la façon qu’elle avait de le regarder, il avait
l’impression qu’elle n’était pas indifférente, non plus. Avramopoulos allait rétorquer,
mais Olson posa une main sur son épaule. Il s’en dégagea d’un mouvement
brusque, mais n’ajouta rien.
« Donc, le gars
qui est apparu a dit à Djo d’arrêter. Il a dit à tout le monde qui j’étais
réellement. Ils m’ont fait entrer dans le Terminus, mais je pouvais voir qu’ils
étaient encore méfiants. »
Mitch – Mike – ne
l’avait pas quitté des yeux, secoué par cette découverte pour le moins inattendue.
Tobin devinait que son neveu ne demandait qu’à croire la révélation de Martin,
mais qu’il n’était pas pour autant prêt à abaisser sa garde.
« J’ai pu parler
à leurs trois chefs. Il y avait le gars qui était apparu, un autre qui devait
être celui que Gauss et Lytvyn ont croisé dans les tunnels, et une fille
asiatique qui doit encore se faire demander ses cartes pour acheter de la
bière. Ils étaient tous bizarres… Sourire weird. Yeux ronds. J’ai déballé tout
ce que vous vouliez leur dire… Les faveurs, la trêve, le respect des cinq
principes… Tout ça, là. »
Les Maîtres se tenaient
au bout de leur chaise. « Et puis? », demanda le petit Français aux
airs d’intellectuel au premier rang.
« Ils ont dit
non, les trois en même temps. » Plusieurs membres de l’auditoire
laissèrent échapper le souffle qu’ils avaient retenu jusque-là, donnant
l’impression d’un affaissement généralisé.
Leur déconfiture amusa
Tobin. « Attendez! C’est pas fini! » Si Avramopoulos avait eu de la
difficulté à avaler l’apparition soudaine du type, il allait s’étouffer avec
celle-là… « Il y avait une poupée qui traînait là… Une vieille poupée
d’enfant, avec des yeux en boutons, genre… Eh ben après qu’ils aient dit non,
la poupée s’est levée. Debout. » Il marqua une nouvelle pause. Il put s’empêcher
d’éclater de rire, mais pas de sourire face à leurs expressions éberluées ou
incrédules. « La poupée a marché jusqu’à moi. Elle a tendu les bras vers
moi comme un petit bébé. Je ne savais pas trop quoi faire… Je l’ai prise, et
elle m’a fait un gros câlin. Vous auriez dû voir la face des gens là-bas… En
fait, ils avaient à peu près le même air que vous autres! »
Étrangement, cette
fois, personne ne crut bon de remettre sa parole en question. « Je ne sais
pas ce que représente cette poupée pour eux, mais ils sont revenus sur leur
décision. Ils ont dit qu’ils allaient devoir réfléchir sur votre proposition. Et
peut-être ouvrir le dialogue. En attendant, ils ont dit qu’ils allaient tolérer
le statu quo, à condition qu’aucun de vous ne pénètre dans le Centre-Sud.
— C’est déjà un
début », dit Mandeville. « Mais comment dialoguer si nous ne pouvons
pas les approcher?
— J’ai dit que vous étiez barrés du quartier. Pas moi...
Ils me veulent comme middle man. Je
dois retourner les voir après-demain. » Ce fut au tour de Tobin de retenir
son souffle. Les réactions furent diverses, pas trop négatives. La plupart
semblaient enclins à prendre la balle au bond. « C’est tout? »,
demanda Olson.
« C’est
tout. »
Le concile fut levé
sans que la date du prochain ne soit fixée d’avance. Les initiés retournèrent
vaquer à leurs activités quotidiennes.
Tobin avait omis de
mentionner dans son récit sa rencontre inopinée avec son neveu.
Ou que les trois chefs
voyaient dans cette poupée la manifestation de Tricane.
Gordon et Lytvyn
étaient bien gentils de l’avoir ramené à la vie, mais ils n’avaient rien fait
pour gagner sa loyauté. Et les Seize encore moins. S’ils pensaient qu’il allait
se satisfaire du rôle de sous-fifre, ils rêvaient en couleur.
Le middle man n’est pas toujours pile au
milieu de la balance. Tobin avait décidé de quel côté glisser…
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