« Je ne suis toujours
pas certain que ce soit une bonne idée », dit Édouard à Félicia pendant
qu’elle verrouillait la porte de sa maison.
« Les funérailles, ce
n’est pas seulement pour honorer la mémoire d’un disparu, rétorqua-t-elle.
C’est surtout pour permettre aux survivants de se retrouver entre eux.
— Félicia… C’est ma faute.
C’est moi qui ai pressé sur la gâchette. C’est ridicule!
— C’était un cas de
légitime défense. Après tout, ils t’ont tué juste après. Littéralement tué! N’importe qui à ta place aurait fait
pareil. »
Il espérait que la
commission d’enquête mise sur pied par la mairesse, prévue pour la
mi-septembre, reconnaisse elle aussi cette interprétation. Il se comptait
chanceux d’avoir pour témoin Claude Sutton, dont la parole risquait de peser
encore plus que la sienne. Il soupira et embrassa la joue de Félicia. « Tu
as raison. Comme toujours. Allons-y… »
Le service avait lieu dans
une maison funéraire cossue de l’Ouest. Par on ne sait quel moyen, les médias
avaient eu vent que quelque chose s’y passait. Tout le monde connaissait
maintenant l’existence des initiés; l’opinion publique jugeait qu’ils incarnaient
une menace souterraine, bien pire que les changements climatiques ou
l’immigration. Même les franges plus pondérées de la population exigeaient des
réponses. Les Seize n’étaient pas naïfs : de la même manière que tirer sur
un fil peut défaire un tricot, en répondant aux questions de la populace,
d’autres questions seraient soulevées en cascade, jusqu’à mettre au jour les
crimes que certains avaient commis, et toutes ces irrégularités dont aucun
initié n’était innocent.
Tendu comme la corde d’un
arc, Édouard traversa la haie des journalistes, Félicia à son bras. Beaucoup de
visages connus, certains anciens collègues… La plupart des questions lui étaient
destinées, à propos de la magie révélée,
de l’irruption de Gordon, du fait de mieux en mieux établi que tous ceux qui
lui avaient obéi avaient été consommateurs d’Orgasmik. Et ils n’avaient pas
oublié que son frère Philippe était le créateur présumé de l’O, ce qui donnait
au tout des airs de conspiration… Il fit la sourde oreille : la vraie
source de sa nervosité se trouvait à l’intérieur.
Pendant qu’il préparait
l’émission, il avait souvent craint les représailles de ceux qu’il devait
trahir. La révélation de son lien surnaturel avec Ozzy avait toutefois pris des
allures de peccadille, éclipsée par l’intervention spectaculaire de Gordon et
l’Œuvre de Harré. Il fut soulagé, à son entrée, de lire dans le visage des
autres qu’on l’accueillait encore comme un pair.
Félicia et Édouard
saluèrent Arie Van Haecht, dont le fauteuil roulant avait été positionné non
loin de l’entrée. Il avait repris du mieux depuis qu’on l’avait libéré de sa
compulsion pour s’occuper de ses deux frères. Ceux-ci devenaient de plus en
plus fonctionnels, mais leur mémoire demeurait désespérément embrouillée. « Nous
allons bientôt retourner à Rotterdam et aménager dans la maison de notre père,
annonça-t-il d’entrée de jeu. Avec un peu de chance, l’environnement familier
va accélérer leur récupération. À propos, j’ai reçu des nouvelles d’Adam…
— Ah oui?, dit Félicia,
plus par politesse que par intérêt réel.
— Il dit qu’il aura
complété le Grand Œuvre d’ici Noël… Il est le premier surpris d’avoir autant
avancé…
— Tu lui transmettras nos
félicitations », conclut Édouard.
Le couple rejoignit ensuite
Olson, Stengers et Polkinghorne. Les trois hommes se trouvaient au milieu d’une
conversation animée. Olson les accueillit avec une question : « Avez-vous
vécu des manifestations synchrones depuis ce
jour-là? »
Ce jour-là… Le jour où tout avait changé, ce moment-pivot marqueur
d’un avant et d’un après incommensurables. Ce jour où
Édouard avait péri, et était revenu à la vie; ce jour où Olson était sorti de
sa catatonie, non seulement en bonne santé, mais libéré de cet engrenage cassé
qui lui avait empoisonné l’existence.
« Non, pas de manifestation,
dit Félicia. Et vous?
— C’est ce dont nous
discutions, répondit Polkinghorne. On dirait qu’elles ont cessé. Comme si le
destin avait atteint son aboutissement. Comme si l’Univers nous avait guidés
jusqu’à ce jour-là. Et maintenant que
nous sommes arrivés à destination, il n’a plus besoin de nous envoyer de signaux. »
Stengers se lança dans une
description des changements qu’il avait perçus dans sa pratique depuis ce jour-là. Il avait l’impression que le
monde ne résistait presque plus aux effets de ses procédés, rendant caduques
certaines complexités. « Je vous prédis que, d’ici quelques années, notre
pratique se résumera à de simples trucs. Les rituels longs et laborieux seront
bientôt une affaire du passé! »
Pénélope se joignit à leur
petit groupe en roulant des yeux. « Je ne sais pas quelle mouche a piqué
Avramopoulos », chuchota-t-elle en arrivant. Elle réussissait à rendre glamour sa robe noire, pourtant des plus
modestes. « Avant, c’est à peine s’il reconnaissait mon existence; maintenant,
il ne me lâche plus. » Elle lança un regard à la sauvette dans sa
direction. Il avait acculé Mandeville dans un coin, et, à en juger par son
expression, il s’était mis en mode charme. « Je crois que le départ de
Derek l’a affecté plus qu’il ne veut l’admettre.
— Bien fait pour lui, dit
Félicia. Je n’ai jamais compris ce que Derek lui trouvait en premier
lieu. » Personne ne connaissait les détails de leur rupture. Les spéculations
allaient de bon train; Avramopoulos, fidèle à son habitude, esquivait les
questions et déniait l’existence du moindre problème.
Édouard laissa les autres papoter
pour s’approcher du cercueil où reposait Gordon, l’air paisible, les mains
croisées sur le ventre, l’anneau de sa panoplie brillant à son doigt. Le
thanatologue avait recomposé son visage troué par le feu de Saint-Elme.
Édouard avait côtoyé cet
homme, mais l’avait-il vraiment connu? En raison de son apparition dans le
cadre de La magie révélée, tout le
monde présumait qu’il s’était retrouvé sous le joug de Harré. L’opinion unanime
le dépeignait comme une victime, et non comme un collabo. Mais Édouard ne
pouvait négliger à quel point son attitude avait changé, bien avant la petite
Joute fatidique… Il ne connaîtrait sans doute jamais le fond de cette histoire.
Il se recueillit en
silence. Légitime défense ou pas, Édouard se sentait profondément coupable de
sa mort.
Le cercueil fut fermé et
amené au cimetière adjacent. Latour s’était fait inhumer à Paris, comme il
l’avait indiqué dans son testament; les frères Van Haecht parlaient quant à eux
de faire construire un monument à leur père, à défaut de pouvoir lui offrir une
sépulture. Gordon, dont on ne connaissait pas les dernières volontés, allait
être mis en terre dans sa ville d’adoption, le dernier repos d’un homme sans
racines.
La procession funèbre se
fit sous un ciel gris qui promettait une averse. Le groupe avait décliné les
services d’un aumônier pour cette partie du cérémonial; chacun se replia sur
ses propres pensées pendant la mise en terre. Ozzy en profita pour venir se
poser l’épaule d’Édouard sans crailler, contrairement à son habitude. Avait-il
compris la solennité du moment?
Le silence introspectif fut
brisé par Avramopoulos. Une fois le cercueil abaissé, il sortit une flasque de
la poche de son veston. « Gordon aimait humer l’odeur du scotch, plus
encore que le boire », dit-il en levant le contenant vers le ciel.
« À ta santé, vieux frère. » Il la vida ensuite dans la fosse.
Au même moment, une goutte
tomba sur la joue d’Édouard. Puis une autre, et une autre encore, jusqu’à ce
que le doux bruissement de l’averse sur l’herbe se fasse entendre dans toutes
les directions.
« Non, non, non, dit
Félicia. Ça ne convient pas du tout. Gordon mérite mieux. » Devant le
regard interloqué des autres, elle s’accroupit et étala un peu de la terre qui
allait bientôt combler la fosse. Du bout du doigt, elle traça quatre symboles,
puis elle pointa le dernier. « Visualisez celui-là », dit-elle. Elle
retourna aux côtés d’Édouard et glissa une main un peu sablonneuse dans la
sienne. Elle prit celle de Polkinghorne, à sa gauche, qui prit celle
d’Avramopoulos, qui prit celle d’Arie… Édouard tendit à sienne à Olson, et
ainsi de suite, jusqu’à ce que le cercle soit complété. Les yeux fermés, ils se
concentrèrent sur le symbole tracé par Félicia…
…jusqu’à ce qu’ils
ressentent sur leur peau la douce chaleur du soleil. Ils ouvrirent les
yeux : un arc-en-ciel décorait la grisaille de l’horizon.