Tricane en surprit plus d’un en
apparaissant dans la salle commune du Terminus. Elle ne sortait de ses
quartiers que pour les oraisons, et même ses occasions se faisaient plus rares
maintenant qu’elle tenait une autre sorte de cérémonial à l’arrière-scène de
son repaire.
Toutes les têtes se tournèrent vers
elle lorsqu’elle alla s’asseoir sur son dais. Certains voulurent l’approcher
pour s’entretenir avec elle ou simplement toucher ses vêtements pour la chance,
mais elle leur signala de garder leur place d’un mouvement de la main.
« Gianfranco », dit
Tricane une fois assise. « Que me vaut l’honneur de cette visite? »
Les gens regardèrent autour d’eux
sans comprendre. Certains suivirent le regard de Madame pour trouver à qui elle
s’adressait; il s’agissait d’un homme encapuchonné assis à même le sol, serrant
ses genoux contre sa poitrine. Il était inconnu des gens de la place, mais rien
ne le distinguait des autres visiteurs occasionnels qui se joignaient parfois
aux habitués le temps d’une oraison – ceux-là plus nombreux depuis l’arrivée de
l’hiver.
Tricane continua de le fixer jusqu’à
ce qu’il réagisse. Au bout d’un long moment, il dit : « Peut-on
parler en privé, toi et moi? »
Tricane ne se souciait plus de
préserver les secrets des Seize, mais elle préférait ne pas risquer d’éventer
les siens. Elle acquiesça et fit un large geste, puis les regards fixés sur
elle ou Espinosa se détournèrent.
« Que viens-tu de
faire? », demanda-t-il, une pointe de surprise transperçant sa façade
stoïque, trahissant son émoi : elle venait d’accomplir un procédé complexe
en deux secondes, au milieu du Cercle de Harré.
« J’ai fait en sorte que les
non-initiés ne nous voient et ne nous entendent plus », répondit-elle en
haussant les épaules comme si rien n’était. « Tu rôdes dans les environs
depuis quelques jours », dit-elle, le surprenant encore. « Dans le
Cercle, ton énergie te rend visible comme une torche au milieu de la nuit. Que
viens-tu faire ici?
— Tu dois le savoir, ça aussi.
— Je veux que tu me le dises.
— Je fais une faveur à quelqu’un.
— Ah! Quel bel euphémisme. Faire une faveur… Tu veux dire
m’éliminer. » Espinosa déglutit avec peine, mais il ne répondit pas.
« Et qu’ai-je fait pour mériter cela?
— Tu as été déclarée anathème. C’était
unanime. »
Contre toute attente, Tricane
ressentit un pincement au cœur. Elle avait imaginé que Gordon refuserait de se
joindre à une chasse aux sorcières.
Espinosa poursuivit. « Croyais-tu
que personne ne réagirait au meurtre de Kuhn?
— Pah! Vous pensez que je l’ai
assassiné? Kuhn est mort parce qu’il
était trop faible pour endurer ce qu’il m’a fait vivre! »,
explosa-t-elle. « Tout ce que j’ai fait, c’est lui appliquer le même
procédé que celui qu’il m’a fait subir. Deux minutes plus tard, il s’arrachait
déjà les cheveux. Je parierais qu’il n’a pas passé la nuit avant de vouloir en
finir… Et pourquoi personne n’a réagi lorsqu’il me l’a fait, à moi? A-t-il été
accusé de quoi que ce soit? Nooooooon. Tricane, c’est un cobaye, une femme
jetable, un sacrifice à la quête de connaissance. Rien de grave, hein? »
Espinosa était aussi immobile qu’une
statue. « Pratiquer devant des non-initiés serait déjà raison
suffisante », dit-il après un moment.
« Toi et moi, nous faisions une
bonne équipe de lieutenants dans la Joute. Va-t-en… Pars et je ne t’inquiéterai
pas tant et aussi longtemps que tu te tiendras loin de mon domaine. »
Espinosa fit mine de réfléchir, puis
il hocha la tête et se leva. Il se dirigea vers la porte d’un pas lent, les
mains dans les poches. Tricane n’avait nullement besoin d’être prophète pour voir
sa feinte pour ce qu’elle était : il se préparait à tenter le tout pour le
tout.
En effet, lorsqu’il passa au point
le plus rapproché du dais où Tricane était assise, il fit volte face en tirant
un pistolet de sa poche. Mais Tricane était prête : avant qu’il n’ait levé
son arme, Espinosa reçut de plein fouet une boule d’énergie qu’elle projeta de
ses mains. Il s’effondra comme un sac de ciment, vidé de son énergie magique. Le
Cercle allait encore s’agrandir…
Avant qu’elle n’ait eu le temps de
se réjouir, Tricane détecta un mouvement à la périphérie de son champ de vision.
Elle eut à peine le temps de se retourner avant qu’une détonation retentisse et
qu’un impact la fasse basculer du dais. Une douleur atroce la foudroya.
Elle tenta de se relever, mais l’un
de ses bras refusa de répondre. Elle réussit tout juste à rouler sur le côté.
La douleur et l’adrénaline venaient
distordre ses perceptions… Elle aperçut une ombre se découper du fond du
Terminus, une silhouette qui s’approchait en lui parlant… Elle ne distinguait
qu’un grondement sourd, pas les mots ou même le timbre de la voix.
« Hoshmand! », dit-elle en
le reconnaissant, lorsqu’il fut arrivé à deux mètres d’elle. Elle entendit un
marmonnement qui ressemblait à Oui,
Hoshmand pendant qu’il levait son arme vers elle.
Espinosa n’était pas venu seul, et
Hoshmand, quoique privé de sa magie, n’était pas moins initié. Le procédé ne l’avait
pas affecté.
Depuis qu’elle avait cessé de
prendre les herbes de Gordon, une stricte discipline mentale avait permis à
Tricane d’explorer les profondeurs de la metascharfsinn
sans s’y perdre. Contrairement aux autres initiés, ses méditations ne servaient
plus à approfondir son état d’acuité, mais à le restreindre. En panique totale,
elle abattit toute les barrières qui maintenaient son esprit à flot. Il ne lui
restait qu’un seul espoir : que sa réaction instinctive soit aussi
efficace que celle d’Aizalyasni lorsqu’elle s’était trouvée dans la même
situation.
Un second coup de feu retentit dans
le Terminus.