dimanche 15 décembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 300 : Contrat, 3e partie

Tricane en surprit plus d’un en apparaissant dans la salle commune du Terminus. Elle ne sortait de ses quartiers que pour les oraisons, et même ses occasions se faisaient plus rares maintenant qu’elle tenait une autre sorte de cérémonial à l’arrière-scène de son repaire.
Toutes les têtes se tournèrent vers elle lorsqu’elle alla s’asseoir sur son dais. Certains voulurent l’approcher pour s’entretenir avec elle ou simplement toucher ses vêtements pour la chance, mais elle leur signala de garder leur place d’un mouvement de la main.
« Gianfranco », dit Tricane une fois assise. « Que me vaut l’honneur de cette visite? »
Les gens regardèrent autour d’eux sans comprendre. Certains suivirent le regard de Madame pour trouver à qui elle s’adressait; il s’agissait d’un homme encapuchonné assis à même le sol, serrant ses genoux contre sa poitrine. Il était inconnu des gens de la place, mais rien ne le distinguait des autres visiteurs occasionnels qui se joignaient parfois aux habitués le temps d’une oraison – ceux-là plus nombreux depuis l’arrivée de l’hiver.
Tricane continua de le fixer jusqu’à ce qu’il réagisse. Au bout d’un long moment, il dit : « Peut-on parler en privé, toi et moi? »
Tricane ne se souciait plus de préserver les secrets des Seize, mais elle préférait ne pas risquer d’éventer les siens. Elle acquiesça et fit un large geste, puis les regards fixés sur elle ou Espinosa se détournèrent.
« Que viens-tu de faire? », demanda-t-il, une pointe de surprise transperçant sa façade stoïque, trahissant son émoi : elle venait d’accomplir un procédé complexe en deux secondes, au milieu du Cercle de Harré.
« J’ai fait en sorte que les non-initiés ne nous voient et ne nous entendent plus », répondit-elle en haussant les épaules comme si rien n’était. « Tu rôdes dans les environs depuis quelques jours », dit-elle, le surprenant encore. « Dans le Cercle, ton énergie te rend visible comme une torche au milieu de la nuit. Que viens-tu faire ici?
— Tu dois le savoir, ça aussi.
— Je veux que tu me le dises.
— Je fais une faveur à quelqu’un.
— Ah! Quel bel euphémisme. Faire une faveur… Tu veux dire m’éliminer. » Espinosa déglutit avec peine, mais il ne répondit pas. « Et qu’ai-je fait pour mériter cela?
— Tu as été déclarée anathème. C’était unanime. »
Contre toute attente, Tricane ressentit un pincement au cœur. Elle avait imaginé que Gordon refuserait de se joindre à une chasse aux sorcières.
Espinosa poursuivit. « Croyais-tu que personne ne réagirait au meurtre de Kuhn?
— Pah! Vous pensez que je l’ai assassiné? Kuhn est mort parce qu’il était trop faible pour endurer ce qu’il m’a fait vivre! », explosa-t-elle. « Tout ce que j’ai fait, c’est lui appliquer le même procédé que celui qu’il m’a fait subir. Deux minutes plus tard, il s’arrachait déjà les cheveux. Je parierais qu’il n’a pas passé la nuit avant de vouloir en finir… Et pourquoi personne n’a réagi lorsqu’il me l’a fait, à moi? A-t-il été accusé de quoi que ce soit? Nooooooon. Tricane, c’est un cobaye, une femme jetable, un sacrifice à la quête de connaissance. Rien de grave, hein? »
Espinosa était aussi immobile qu’une statue. « Pratiquer devant des non-initiés serait déjà raison suffisante », dit-il après un moment.
« Toi et moi, nous faisions une bonne équipe de lieutenants dans la Joute. Va-t-en… Pars et je ne t’inquiéterai pas tant et aussi longtemps que tu te tiendras loin de mon domaine. »
Espinosa fit mine de réfléchir, puis il hocha la tête et se leva. Il se dirigea vers la porte d’un pas lent, les mains dans les poches. Tricane n’avait nullement besoin d’être prophète pour voir sa feinte pour ce qu’elle était : il se préparait à tenter le tout pour le tout.
En effet, lorsqu’il passa au point le plus rapproché du dais où Tricane était assise, il fit volte face en tirant un pistolet de sa poche. Mais Tricane était prête : avant qu’il n’ait levé son arme, Espinosa reçut de plein fouet une boule d’énergie qu’elle projeta de ses mains. Il s’effondra comme un sac de ciment, vidé de son énergie magique. Le Cercle allait encore s’agrandir…
Avant qu’elle n’ait eu le temps de se réjouir, Tricane détecta un mouvement à la périphérie de son champ de vision. Elle eut à peine le temps de se retourner avant qu’une détonation retentisse et qu’un impact la fasse basculer du dais. Une douleur atroce la foudroya.
Elle tenta de se relever, mais l’un de ses bras refusa de répondre. Elle réussit tout juste à rouler sur le côté.
La douleur et l’adrénaline venaient distordre ses perceptions… Elle aperçut une ombre se découper du fond du Terminus, une silhouette qui s’approchait en lui parlant… Elle ne distinguait qu’un grondement sourd, pas les mots ou même le timbre de la voix.
« Hoshmand! », dit-elle en le reconnaissant, lorsqu’il fut arrivé à deux mètres d’elle. Elle entendit un marmonnement qui ressemblait à Oui, Hoshmand pendant qu’il levait son arme vers elle.
Espinosa n’était pas venu seul, et Hoshmand, quoique privé de sa magie, n’était pas moins initié. Le procédé ne l’avait pas affecté.
Depuis qu’elle avait cessé de prendre les herbes de Gordon, une stricte discipline mentale avait permis à Tricane d’explorer les profondeurs de la metascharfsinn sans s’y perdre. Contrairement aux autres initiés, ses méditations ne servaient plus à approfondir son état d’acuité, mais à le restreindre. En panique totale, elle abattit toute les barrières qui maintenaient son esprit à flot. Il ne lui restait qu’un seul espoir : que sa réaction instinctive soit aussi efficace que celle d’Aizalyasni lorsqu’elle s’était trouvée dans la même situation.
Un second coup de feu retentit dans le Terminus.

dimanche 8 décembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 299 : Contrat, 2e partie

Espinosa n’aurait pas été surpris d’entendre Avramopoulos retirer son offre à la dernière minute, question de tourner le fer dans la plaie comme il en avait le secret. Il fut on ne peut plus surpris lorsque le vieux maître se mit au travail avec diligence et sans le moindre chichi.
L’opération fut plus courte qu’il l’avait imaginée. Il avait jonglé avec des dizaines de possibilités au fil des ans pour recréer la partie qui lui manquait, mais ces pistes impliquaient des procédés si longs et complexes qu’ils n’étaient pas réalisables par un homme seul… et impliquer quelqu’un d’autre, c’était l’exposer au courroux d’Avramopoulos, qui avait juré que quiconque rendrait son pénis à Espinosa le regretterait longtemps. Le Maître disposait toutefois d’un atout irremplaçable : il avait préservé l’organe dans un bocal, submergé dans une substance qui avait maintenu son intégrité malgré sa séparation du corps qui l’avait vu naître.
Espinosa douta jusqu’au dernier moment, mais lorsqu’il se releva de la table du laboratoire d’Avramopoulos, il était bel et bien redevenu entier. « C’est maintenant à toi de remplir ta part du marché.
— Bien sûr », dit Espinosa, un peu déçu des sensations qu’il avait entre ses jambes : il se sentait moins… différent que ce qu’il avait prévu.
« Quand vas-tu passer à l’action?
— Très bientôt.
— J’espère », ajouta Avramopoulos. « Je m’attends à des résultats rapides. »
Espinosa n’avait pas remarqué à quel point Avramopoulos semblait nerveux… Quelque chose habitait son regard lorsqu’il le sommait de respecter son contrat… Il avait peur. Voilà pourquoi il avait cessé ses manigances. Cet échange de faveurs était pour lui une façon de retrouver un sentiment de sécurité. Pendant un instant, il fut tenté de s’enfuir et le laisser se débrouiller seul. Il acquiesça plutôt à sa dernière remarque avant de s’en aller.
La tentation de faire quelque chose avec son membre retrouvé était grande… Mais il ne se faisait pas d’illusion : la personne avec qui il aurait voulu perdre sa virginité ne voudrait plus jamais de lui. Et l’idée de la remplacer par une professionnelle avait quelque chose d’ignoble. Il décida donc de remettre à un autre jour son accession à la sexualité pour se concentrer sur la part du contrat qu’il devait livrer. S’il devait y rester, il allait mourir puceau… Mais à tout prendre, il prévoyait survivre et jouir un autre jour.
Ses préparatifs furent courts : il se vêtit de noir, assembla son matériel – ses armes, mais aussi de quoi camper au froid pendant quelques jours de planque – et partit pour le Centre-Sud au beau milieu de la nuit.
Selon Hoshmand, Tricane avait fait du Terminus de la vieille-gare son quartier-général. Si c’était vrai, il s’agissait d’une bonne nouvelle : la grande place était un rêve d’assassin. Le bâtiment se trouvait au centre d’une aire ouverte, presque sans obstructions ni cachettes potentielles. De plus, il était encerclé de bâtiments à trois étages, parmi les plus anciens de La Cité, chacun offrant une vue sur une large portion de la place en-dessous.
Ces appartements vétustes grouillaient de squatters. Le premier défi d’Espinosa fut donc d’accéder aux toits sans être vu : il était plus sage de présumer que quiconque habitait là pouvait avertir Tricane. La chance lui sourit : un escalier de secours rétractable avait été laissé en position basse. Il put donc accéder aux toits sans même devoir pénétrer dans un immeuble.
Une fois en haut, il monta son camp dans un recoin à l’abri des regards. Il s’était équipé pour survivre au froid hivernal, mais les environs étaient loin d’être aussi froids qu’il l’avait anticipé. Il déboutonna sa veste et attendit le lever du soleil, son fusil chargé à portée de la main.
Deux jours plus tard, Tricane ne s’était toujours pas montrée.
À tout le moins, Espinosa était à peu près certain qu’elle se trouvait bien là… Mike Tobin patrouillait les environs avec deux de ses hommes, surveillant les allées et venues des gens qui passaient par le Terminus… Qu’un gangster de la banlieue nord – le neveu du dernier initié de Tricane – flâne avec les paumés du Centre-Sud ne pouvait pas être une simple coïncidence.
Au troisième jour, il décida qu’il en avait vu assez. À défaut d’avoir aperçu sa cible, ses jours de surveillance lui avaient appris beaucoup sur la routine entourant le Terminus. S’il ne pouvait pas cueillir Tricane à distance, il allait devoir procéder autrement… Au risque de finir comme Hoshmand – ou, pire encore, Kuhn – Espinosa allait devoir affronter la sorcière anathème sur son propre terrain.

dimanche 1 décembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 298 : Naturelle, 2e partie

« Hey! Tu t’en vas où, comme ça? »
Aizalyasni sursauta. Après plusieurs jours dans l’atmosphère sereine – quoique austère – du Terminus, bercée matin et soir par les oraisons, affronter le monde extérieur l’effrayait un peu. Dans ce cas-ci, elle n’avait aucune raison de l’être : c’était monsieur mignon qui l’avait interpellée à la sortie.
« Je l’ai dit à Madame. Je dois aller en ville », lança-t-elle à toute vitesse, le cœur battant. « Je ne serai pas partie longtemps. »
Monsieur mignon haussa les épaules, comme pour souligner qu’il n’avait rien demandé. « Je viens avec toi.
— D’accord », répondit-elle en replaçant une mèche derrière son oreille. « Mais… tu ne dois pas surveiller le Terminus?
— Mon partenaire va s’occuper du Terminus. Moi, je vais m’occuper de toi. »
Aizalyasni se sentit rougir comme une écolière. Après avoir couché avec des tas de mecs sans trop sourciller, c’était étrange qu’elle soit tant affectée par celui-là…
« On n’a jamais été présentés… Moi, c’est Rem », dit-il. « Toi, je pense que c’est Aisaya…
— Mes amis m’appellent Nini », coupa-t-elle avant qu’il ne massacre son nom encore plus.
« Je m’excuse, j’ai jamais entendu ce nom-là avant…
— Je suis habituée.
— C’est quoi déjà?
— Ai-zal-ya-sni. C’est Malaisien.
— Aizalyasni. Je vais m’en souvenir! »
Pendant qu’ils traversaient la place du Terminus, Aizalyasni remarqua que l’attitude des gens envers elle avait changé. Ils l’observaient maintenant avec révérence, avec amour même… Ces gens-là avaient pour elle le sentiment que Madame lui inspirait. Ils voyaient quelque chose en elle… Quelque chose qu’elle ne parvenait pas encore à saisir… ou à croire complètement.
Rem et elle cheminèrent vers son squat, marchant côte-à-côte, Aizalyasni savourant le moment tout en ce demandant ce qui se passait dans la tête du charmant jeune homme. C’était peut-être son isolement des derniers jours qui brouillait sa perception, mais elle eut l’impression que chaque coin de rue était plus froid que le précédent. Lorsqu’ils arrivèrent chez elle, elle était toute grelottante. « Je t’attends ici », dit Rem. « Habille-toi chaudement. Tu n’as rien vu encore… »
Elle vivait dans un édifice mieux aménagé que la plupart, aux serrures fonctionnelles et aux fenêtres grillagées. Elle monta à sa chambre sur la pointe des pieds. Elle n’avait pas envie de croiser l’un ou l’autre de ses colocataires. Elle avait une relation cordiale mais distante avec chacun; elle n’avait aucune envie de répondre à leurs questions à propos des deux dernières semaines.
Elle fut contente de trouver sa porte de chambre encore cadenassée. Une fois à l’intérieur, elle prit quand même la peine de vérifier dans son garde-robe que sa collection de chaussures – son péché mignon – était toujours intacte. Elle décida que la double liasse qu’elle avait reçue exigeait qu’elle s’en achète une nouvelle paire aujourd’hui. Elle fourra ensuite tous ses vêtements chauds dans un sac marin dans l’idée de l’attraper à son retour. Elle enfila finalement l’anorak que Szasz lui avait acheté l’an dernier durant sa convalescence. C’était le vêtement d’hiver le plus isolant qu’elle n’ait jamais porté. Lorsque Rem et elle se remirent en marche, elle ne grelottait déjà plus.
Juste avant d’arriver au boulevard St-Martin, elle réalisa qu’elle n’avait pas rêvé le refroidissement progressif : plusieurs centimètres de neige recouvraient la plupart des surfaces. L’hiver semblait bien installé dans La Cité… même si Aizalyasni était à peu près certaine qu’autour du Terminus, le mercure n’avait jamais même flirté avec le zéro.
Rem parut amusé par sa surprise. « Je sais que nous ne sommes pas supposé parler de ça…
— Quoi, ça?
— Ben… ça », répondit Rem en désignant tout le décor. « Votre genre de magie… » Sous-entendait-il que Madame était responsable du microclimat? À bien y penser, c’était sans doute l’explication la plus plausible. « C’est quand même impressionnant! », ajouta-t-il. « Bon! Te voilà de retour à la civilisation. Moi, il va falloir que je retourne au Terminus. Tu vas être correcte pour le reste du chemin?
— Oui, oui.
— T’es cool, Aizalyasni », dit Rem en prenant soin d’articuler chaque syllabe. « Faudrait qu’on fasse quelque chose, un de ces quatre. As-tu un téléphone? »
Le commentaire se voulait léger, mais la bouffée de chaleur qu’il suscita chez Aizalyasni lui fit presque penser que l’anorak n’était pas une si bonne idée après tout. Elle acquiesça en bafouillant, puis ils se séparèrent après avoir échangé leurs numéros, laissant Aizalyasni aux prises avec cent mille spéculations, à déconstruire leurs échanges et à rêvasser sur la suite... Elle était tant plongée dans ses pensées qu’elle ne remarqua pas la camionnette qui avait tourné le coin à toute vitesse avant qu’elle ne s’arrête à sa hauteur. En cinq seconde, sa porte latérale s’était ouverte et quatre mains puissantes l’avaient tirée, puis était repartie sur les chapeaux de roues.