La maison de Kuhn était normalement
soustraite aux regards de ceux qui n’y étaient pas explicitement invités. Un
visiteur légitime pouvait percer l’illusion au prix d’un léger effort de concentration;
il la remarquait alors, comme si elle avait toujours été juste à la périphérie
de son champ de vision. Or, cette fois, la maison était déjà visible.
Elle retint son taxi et appela
Paicheler en tentant de contrôler ses mains tremblantes.
Elle tomba directement sur son
message enregistré. Un juron tenta de s’échapper de ses lèvres mais elle sut le
rattraper à temps. « Je suis arrivée chez notre ami, j’ai besoin de
conseils », dit-elle plutôt d’une voix qu’elle espérait suffisamment
calme. Elle se mit à piaffer sur place en lissant ses cheveux vers son chignon.
Que devait-elle faire?
Le chauffeur tapota sa montre avec
un air signifiant qu’il n’y passerait pas la journée. Elle lui paya le montant de
sa course au centime près. Il partit avec une brusque accélération.
Elle sursauta lorsque son téléphone
se mit à sonner. Son afficheur lui annonçait l’appel espéré. « C’est
moi », dit Paicheler avec son économie habituelle de courtoisies. « Alors?
— Le… système d’alarme est
défectueux. Je ne sais pas quoi faire.
— Troublant. Et à l’intérieur?
— Je n’y suis pas allée…
— Eh bien vas-y. Donne-moi des
nouvelles d’ici dix-huit heures. »
Catherine soupira en raccrochant. À
quoi d’autre s’était-elle attendue? Une fois de plus, elle regretta son choix d’avoir
sacrifié Émile en vain. Elle aurait préféré qu’il l’accompagne aujourd’hui…
Elle contourna la maison pour
examiner son terrain. Contrairement à plusieurs habitations des environs, elle
possédait sa propre cour entourée d’un petit muret. Elle trouva un endroit
capable de l’abriter des regards indiscrets et elle commença sa préparation.
Comme elle gardait en réserve quelques
trucs pour se défendre en cas d’urgence, elle n’eut qu’un procédé à exécuter
avant de s’aventurer dans la maison. Cet autre truc lui donnait la capacité de
détecter toute présence de vie animale sur un rayon d’une trentaine de mètres,
ceci au prix d’une concentration minimale. Si jamais ces circonstances étranges
étaient le résultat de quelque malversation, elle ne serait pas prise par
surprise.
Il lui fallut une trentaine de
minutes pour obtenir l’effet escompté. Sa conscience s’élargit alors pour
englober les environs. La perception extrasensorielle était généralement déroutante,
mais ses expériences en la matière lui permit de s’en accommoder rapidement.
Une poignée de pigeons nichaient
dans les combes; hors des murs, la vie grouillait dans toute sa diversité :
oiseaux, rongeurs, une famille de chats de gouttière cachée sous la haie… Toute
sorte d’invertébrés grouillaient et fouissaient sous le sol en quantité assez
effroyable pour faire frémir Catherine. Ceux-ci ne représentaient aucun danger
sauf pour sa sensibilité; elle fut soulagée de noter qu’aucune vie humaine ne
se trouvait dans la maison comme telle.
Même si la façade était désormais
visible, la porte n’était pas plus verrouillée que d’ordinaire. Rien n’était
dérangé à l’intérieur. Elle se concentra une fois de plus pour confirmer qu’elle
ne détectait rien de neuf. Elle n’était pas pour autant entièrement rassérénée;
elle savait que sa prévoyance comportait deux failles notables. Premièrement,
il existait des moyens pour qu’un initié suffisamment puissant réussisse à se
soustraire à ses perceptions améliorées; deuxièmement, celles-ci s’arrêtaient
au seuil de la Chambre secrète. L’intérieur des Chambres était dissocié de la
localisation physique de son entrée; c’était l’une des raisons qui rendait le
procédé si difficile à accomplir.
Elle enleva ses souliers et
descendit péniblement jusqu’au bunker. Ses doigts et ses orteils étaient tout
froids malgré la chaleur ambiante. Tout
va bien. Ne t’inquiète pas, pensa-t-elle à répétition sans réussir à se
convaincre.
Dès qu’elle toucha le sol, elle
remarqua que la porte menant à la chambre de décontamination était entrebâillée.
Ses doutes s’évanouirent devant ce signe clair que quelque chose d’inattendu s’était
produit. Mais quoi?
Mandeville était une savante, une
chercheuse, pas une femme de terrain. Tendue comme jamais, elle entra dans la
chambre secrète. Même si elle n’était pas responsable de l’ouverture de la
porte, en la franchissant, elle n’eut pas moins l’impression de salir la bulle
aseptisée du vieux Maître. Elle traversa le bunker et passa du côté de ses
appartements. La porte de l’autre côté était également entrouverte.
Avant de s’aventurer plus loin, elle
projeta ses perceptions en avant. Elle eut la réponse à la question pour
laquelle Paicheler l’avait envoyée à Tanger. Kuhn ne répondait pas à ses
tentatives de communication parce qu’il n’y était plus.
Cette découverte ne rendit pas
Catherine moins anxieuse : il restait à expliquer pourquoi.
Elle trouva réponse à cette question
une minute plus tard, dans la chambre des archives. Cette découverte l’emplit d’une
terreur qui éclipsa de loin le dégoût qu’elle avait ressenti en percevant la
vermine grouillant partout autour de la maison.
Traugott Kuhn gisait dans une mare
de sang, le visage réduit en bouillie. Un œil littéralement exorbité s’était
immobilisé dans la direction par laquelle Catherine était arrivée.
Elle hurla son affolement en
reculant frénétiquement, mais la distance n’effaça en rien l’horreur de la
découverte macabre.