dimanche 19 février 2012

Le Noeud Gordien, épisode 208 : Tanger ne répond plus, 1re partie

Le message de Paicheler disait simplement : « J’ai du travail pour toi ». Il n’en fallait pas plus pour que Catherine Mandeville accoure.
Le Grand Œuvre avait cristallisé son vieillissement à quarante-quatre ans, quoique qu’elle ait toujours paru plus jeune que son âge. Maintenant presque centenaire, elle continuait d’apparaître dans la mi-trentaine. Malgré son âge vénérable, malgré qu’elle ait gagné le droit de porter le pourpre et les lauriers, il suffisait que son mentor ordonne pour qu’elle obéisse. Chaque fois qu’elle se trouvait auprès de ces géants qui lui avait tout appris – Paicheler d’abord, mais aussi Kuhn, Latour, Gordon ou Lemke – elle retombait dans les mêmes habitudes que lorsqu’elle n’était qu’une aide-infirmière adolescente et stupide entourée d’hommes cultivés et autoritaires. À une époque où l’idée de devenir elle-même médecin lui apparaissait encore impossible…
Il pleuvait à Glasgow pendant qu’elle se rendait à l’Université. Comme d’habitude, elle dut patienter dans l’antichambre avant que Madeleine Paicheler ne vienne lui ouvrir.
Paicheler était une femme obèse aux cheveux gris et bouclés; comme toujours, elle était vêtue de vêtements amples, plus pratiques qu’élégants. Une fois la porte ouverte, elle claudiqua jusqu’à son bureau avant de se laisser descendre prudemment dans sa large chaise rembourrée.  Sans courtoisie ni préambule, elle dit à Mandeville : « Kuhn ne répond plus. Ça n’est probablement rien, mais nous devons nous en assurer. »
Les échanges entre Kuhn et Paicheler s’effectuaient à partir d’un procédé qui avait transformé des miroirs jumeaux en système de communication bidirectionnel. Le vieux maître considérait que l’entrée d’une ligne téléphonique pouvait compromettre l’étanchéité de sa chambre secrète. Ce mode de communication offrait un avantage de taille sur les technologies de la communication : il assurait que les messages ne puissent jamais être interceptés par des profanes.
« Au moins il n’est pas seul en ce moment », philosopha Mandeville en alignant le pli de son pantalon. Le Grand Œuvre prémunissait Kuhn contre la vieillesse, son huis clos le protégeait contre les infections, mais il demeurait vulnérable aux chutes, à l’électrocution, aux hémorragies…
« La jeune Lytvyn n’est plus à Tanger », répondit Paicheler. « Les impressions se sont toutes tournées vers le sud-est.
— Oh. » Elle se sentit rougir.
« Ça n’est probablement rien », répéta-t-elle, « mais nous devons nous en assurer. Tu pourras lui proposer d’installer un routeur sans fil. Ce serait bien utile dans ce genre de situations.
— Oui, je vais essayer. » Mandeville savait que c’était une cause perdue. « Il ne pourra pas vivre indéfiniment dans le passé… »
Paicheler dirigea alors son attention en direction des papiers qui s’empilaient sur son bureau. Catherine comprit que la discussion était close. Elle n’avait aucune envie de retourner à Tanger, ni de remettre à plus tard les tâches qu’elle avait laissées derrière à Paris. Toutefois, elle avait encore moins envie d’apparaître inadéquate face aux exigences de Paicheler. Une fois de plus, elle accepta de lui offrir une faveur sans rien attendre en retour.
Le meilleur itinéraire qu’il lui restait pour aujourd’hui passait par deux escales, Londres et Madrid. Elle arriverait à Tanger au milieu de la nuit. Mandeville soupira en appelant son taxi : cette journée déjà longue s’allongeait encore. 

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