Le Grand Œuvre avait cristallisé son
vieillissement à quarante-quatre ans, quoique qu’elle ait toujours paru plus
jeune que son âge. Maintenant presque centenaire, elle continuait d’apparaître
dans la mi-trentaine. Malgré son âge vénérable, malgré qu’elle ait gagné le
droit de porter le pourpre et les lauriers, il suffisait que son mentor ordonne
pour qu’elle obéisse. Chaque fois qu’elle se trouvait auprès de ces géants qui
lui avait tout appris – Paicheler d’abord, mais aussi Kuhn, Latour, Gordon ou
Lemke – elle retombait dans les mêmes habitudes que lorsqu’elle n’était qu’une
aide-infirmière adolescente et stupide entourée d’hommes cultivés et
autoritaires. À une époque où l’idée de devenir elle-même médecin lui
apparaissait encore impossible…
Il pleuvait à Glasgow pendant
qu’elle se rendait à l’Université. Comme d’habitude, elle dut patienter dans
l’antichambre avant que Madeleine Paicheler ne vienne lui ouvrir.
Paicheler était une femme obèse aux
cheveux gris et bouclés; comme toujours, elle était vêtue de vêtements amples,
plus pratiques qu’élégants. Une fois la porte ouverte, elle claudiqua jusqu’à
son bureau avant de se laisser descendre prudemment dans sa large chaise
rembourrée. Sans courtoisie ni
préambule, elle dit à Mandeville : « Kuhn ne répond plus. Ça n’est probablement
rien, mais nous devons nous en assurer. »
Les échanges entre Kuhn et Paicheler
s’effectuaient à partir d’un procédé qui avait transformé des miroirs jumeaux
en système de communication bidirectionnel. Le vieux maître considérait que
l’entrée d’une ligne téléphonique pouvait compromettre l’étanchéité de sa
chambre secrète. Ce mode de communication offrait un avantage de taille sur les
technologies de la communication : il assurait que les messages ne
puissent jamais être interceptés par des profanes.
« Au moins il n’est pas seul en
ce moment », philosopha Mandeville en alignant le pli de son pantalon. Le
Grand Œuvre prémunissait Kuhn contre la vieillesse, son huis clos le protégeait
contre les infections, mais il demeurait vulnérable aux chutes, à
l’électrocution, aux hémorragies…
« La jeune Lytvyn n’est plus à
Tanger », répondit Paicheler. « Les impressions se sont toutes
tournées vers le sud-est.
— Oh. » Elle se sentit rougir.
« Ça n’est probablement rien »,
répéta-t-elle, « mais nous devons nous en assurer. Tu pourras lui proposer
d’installer un routeur sans fil. Ce serait bien utile dans ce genre de
situations.
— Oui, je vais essayer. »
Mandeville savait que c’était une cause perdue. « Il ne pourra pas vivre
indéfiniment dans le passé… »
Paicheler dirigea alors son
attention en direction des papiers qui s’empilaient sur son bureau. Catherine
comprit que la discussion était close. Elle n’avait aucune envie de retourner à
Tanger, ni de remettre à plus tard les tâches qu’elle avait laissées derrière à
Paris. Toutefois, elle avait encore moins envie d’apparaître inadéquate face
aux exigences de Paicheler. Une fois de plus, elle accepta de lui offrir une
faveur sans rien attendre en retour.
Le meilleur itinéraire qu’il lui
restait pour aujourd’hui passait par deux escales, Londres et Madrid. Elle
arriverait à Tanger au milieu de la nuit. Mandeville soupira en appelant son
taxi : cette journée déjà longue s’allongeait encore.
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