Les habitués – pratiquement tous des
hommes de cinquante ans ou plus – le reconnaissaient déjà, même si aucun d’eux
n’avait lié de conversation avec lui. Son attitude renfrognée décourageait vite
ceux qui s’y étaient essayés. Ils le laissaient donc à sa pinte et ses
ruminations pour se concentrer sur leur match de baseball télévisé et leurs
grosses bières tièdes.
Ce qui s’annonçait comme une
beuverie routinière prit un tournant différent lorsque Hoshmand sentit
quelqu’un s’asseoir à sa gauche. Tout en continuant de fixer son verre, sa
vision périphérique capta les avant-bras et les mains du nouveau venu. Si les
manches de son veston anthracite – inhabituel dans ce genre de bouge – suggéraient
son l’identité, le large anneau d’or blanc qu’il portait à la main droite la
confirmait.
« Le monsieur va prendre ton
meilleur scotch », lança Hoshmand au barman sans s’être retourné.
« C’est gentil », répondit
Gordon.
« Tu pourras toujours me donner
une faveur en échange. J’en aurais besoin. »
Gordon laissa échapper un petit rire
doux. « Que ferais-tu de cette faveur?
— Oh, I don’t know… Un tête-à-tête avec ta Tricane, peut-être?
— Malheureusement, je ne l’ai pas vue
depuis des semaines… »
Hoshmand ricana à son tour, mais
sans joie. « How convenient.
— Je viens d’apprendre ce qu’elle a
fait… Je tenais à souligner que je n’endosse aucunement ses actions. Cette
situation m’inquiète…
— Il faut l’arrêter avant que
quelqu’un d’important se fasse avoir à son tour, n’est-ce pas? » Hoshmand
se retourna finalement. « Qu’est-ce que tu veux de moi?
— J’aimerais t’aider.
— Right.
— Sérieusement. » Gordon
s’avança pour lui souffler à l’oreille : « À propos du Centre-Sud…
— Tu veux me parler de la Joute?!? » Il ne devait pas y avoir
une once d’empathie dans l’âme de tous les Seize réunis! Il se leva pour s’en
aller mais Gordon le retint. « Je me fous de la Joute. Je veux te parler
de ce que tu as perdu.
— Allons prendre une marche,
alors. » Il jeta quelques billets à côté de son verre.
Ils marchèrent jusqu’à ce qu’ils
soient seuls sur une petite voie résidentielle. Le soleil était encore haut
dans le ciel.
« Avramopoulos m’a dit que Tricane
t’avait fait perdre l’acuité.
— Dis-moi quelque chose que je ne
sais pas…
— Ce qui est troublant, c’est que nous
avons toujours considéré l’acuité comme un état,
quelque chose que nous sommes; comment peut-on perdre cela?
— Je voudrais bien le savoir…
— Et si l’acuité était quelque chose
que nous avons?
— C’est ridicule! » Hoshmand
soupira. « Qu’est-ce que ça change que ce soit quelque chose qu’on a, qu’on
est, qu’on fait?
— Ce que l’on a, on peut le perdre.
Se le faire prendre. Ou le reprendre. »
Cette vision aurait pu lui redonner
espoir… si elle était vraie. Mais sur quoi Gordon basait-il sa théorie?
« Qu’est-ce qui te fait croire que ce que j’ai perdu a été enlevé plutôt
que… détruit?
— C’est une autre situation inédite…
— Bon. Quoi encore?
— C’est le Centre-Sud… Et je
t’assure que ça n’avait rien à voir avec la Joute. J’ai découvert que le Cercle
de Harré a non seulement grossi récemment, mais qu’il continue de s’étendre. Deux
phénomènes jamais vus survenant en même temps? Je ne peux m’empêcher de penser
qu’il ne s’agit pas d’une coïncidence.
— Mais quel est le lien entre les
deux?
— Le Cercle est le domaine de
Tricane. Ton pouvoir est disparu dans le Cercle. Et si elle s’en était servie
pour l’étendre? » Gordon ajouta : « Et si c’était ainsi que
Harré les avait ouverts en premier lieu, en volant la puissance des Maîtres
avant de les tuer? »
« Awwww nuts! » Hoshmand aurait préféré que ce ne soit pas
le cas, mais l’interprétation de Gordon était inconfortablement plausible… Surtout
qu’un détail lui revenait à l’esprit, un détail qu’il avait machinalement
assimilé à quelque nouvelle excentricité du style de Tricane… Un détail qui
prenait maintenant tout son sens.
« Ses cheveux! Ils ne sont pas décolorés
: ils blanchissent... Comme ceux de Harré! »
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