dimanche 5 février 2012

Le Noeud Gordien, épisode 206 : Fidèles

Les choses avaient basculé le jour où les trois hommes avaient fait irruption dans le Terminus.
Contrairement à son auditoire, Madame n’avait guère semblée surprise par leur arrivée soudaine. Certains soutenaient qu’elle avait dû la pressentir; d’autres, plus pragmatiques, supposaient que ces hommes ne lui étaient pas inconnus. Comme Madame avait demandé que tout le monde sorte du Terminus, ils ne pouvaient que spéculer sur le sujet. Certains avaient senti la terre trembler tout juste après leur arrivée à l’extérieur. Une question s’était ajoutée à celles soulevées par l’arrivée des trois visiteurs. S’agissait-il d’une simple coïncidence ou d’un signe?
S’il y avait une chose dont on ne pouvait pas débattre, c’était que les trois hommes étaient ressortis peu après, l’un hébété, l’autre inconscient et littéralement traîné par le troisième. Y avait-il eu confrontation? Était-ce l’indice du triomphe de Madame? Elle leur avait dit de sortir sans préciser jusqu’à quand. Certains disaient qu’on devait attendre d’avoir sa permission avant d’y retourner; d’autres suggéraient qu’on attende au moins une heure ou deux avant d’aller voir. Timothée était inquiet qu’il soit arrivé quelque chose à Madame; il fut le premier à rentrer, une demi-heure après leur sortie.
Madame ne s’y trouvait plus. Personne ne l’avait revue depuis.
Ceux qui s’étaient installés dans le Terminus avaient voulu bénéficier des soins et de la sagesse de Madame; en son absence, plusieurs s’en allèrent trouver leur chance ailleurs. Beaucoup restèrent cependant.
Timothée était du nombre, quoique son histoire ait été significativement différente de la plupart des sans-abris et des désœuvrés qu’il côtoyait depuis quelque temps.
Lorsqu’il s’était aventuré dans le Centre-Sud, il avait emporté une bonne longueur de corde dans son sac à dos, le nœud coulant déjà noué; il ne lui restait qu’à trouver une poutre à la fois assez basse pour qu’il puisse l’attacher, mais assez haute pour qu’il s’y balance sans toucher par terre. Il avait choisi de s’enlever la vie loin des yeux de sa famille et de ses faux amis, avec l’espoir mesquin que sa disparition leur cause quelque détresse avant qu’ils finissent par apprendre son décès.
Il était tombé sur un étrange attroupement, chose rare dans les environs. Il s’en était informé; on lui avait dit qu’une guérisseuse avait élu domicile dans le Terminus qui occupait le centre de la grande place. Il s’était présenté devant elle sans rien attendre, avec la curiosité détachée de celui qui n’a plus pour préoccupation que de décider du moment précis de son trépas.
En une phrase, il sut qu’elle comprenait l’essence de son mal. En deux phrases, elle ébranla sa volonté de mourir; en trois phrases, elle lui donna une nouvelle raison de vivre. Lorsqu’elle l’oignit du bout de ses doigts, Timothée sut qu’il avait rencontré un phare capable d’éclairer son chemin.
Si Madame pouvait changer une vie en trois phrases, elle n’avait jamais partagé avec quiconque quelles étaient ses propres intentions. La communauté qui s’était créée dans l’orbite de Madame perdait son centre avec sa disparition. Tous se trouvaient devant cette question redoutable : « Que faire maintenant? »
Timothée, quant à lui, se demandait plus précisément Qu’est-ce qu’elle voudrait que je fasse? Il demeurait convaincu que son absence était à la fois temporaire et intentionnelle – peut-être une façon de distinguer les véritables fidèles des opportunistes. Le cœur empli de confiance, Timothée attendit avec les autres le retour de Madame. Au matin, elle n’était pas revenue. Une semaine plus tard, elle n’avait guère donné signe de vie.
Ils étaient maintenant le tiers de leur nombre initial, pour la plupart n’ayant par ailleurs nulle part où aller. Le moral continuait de baisser de jour en jour. Un matin, l’une d’eux se leva debout en éructant : « J’t’écœurée d’attendre! » Elle s’appelait Gigi; son corps maigre et ravagé témoignait d’une vie trop difficile. Personne ne lui répondit, mais elle sembla interpréter le silence comme une invitation à ventiler ses frustrations.
« Tsé, quossé qu’on crisse icitte? J’ai besoin d’aide. J’ai besoin d’aide », répéta-t-elle, les yeux embués. « Elle a fait son show pis a nous a crissés là. Qui c’est qui va m’aider, là? Elle se sacre de nous autres. Moi, j’ai fini de perdre mon temps. Tsé, dans le fond…
— Comment est-ce qu’elle t’a aidée? », demanda Timothée, choqué par ces paroles.
La question sembla troubler la femme. Elle poussa une mèche de ses cheveux raides et cassants comme de la paille derrière son oreille. « C’est pas d’tes affaires. 
— Mais elle t’a aidée? » Gigi ne répondit pas. « Elle t’a aidée. Qu’est-ce qu’elle t’a demandé en échange?
— Elle ne m’a jamais rien demandé », répondit-elle sur le ton d’une écolière prise en défaut.
« Elle ne nous devait rien. Est-ce que c’est juste de penser qu’elle nous doit quelque chose juste parce qu’elle a déjà donné? »
Gigi haussa les épaules comme si les propos de Timothée n’avaient pas d’importance, mais elle se rassit néanmoins. Il entendit quelqu’un dire « Ouin, vu comme ça… »
Tout le monde restait tourné vers Timothée, comme s’ils attendaient qu’il poursuive. Il se mit donc à déballer d’un trait ce qu’il ruminait depuis plusieurs jours déjà. « Madame est partie. Pourquoi? Je ne sais pas. Va-t-elle revenir? Je ne sais pas plus. Ce que je sais, c’est qu’elle était là lorsque j’en avais le plus besoin. » Il vit des visages s’illuminer en réaction à ses paroles. Encouragé, il continua sur sa lancée. « Séparément, on est des itinérants, des drogués, des pauvres, des malades... » Timothée réalisa qu’il ne cadrait avec aucune de ces catégories. Il ajouta donc « …des blessés de la vie. Mais Madame nous a montré quelque chose que vous ne réalisez pas encore. Ensemble, c’est différent. Ensemble, nous sommes autre chose...
— Comme une famille », dit un barbu à l’arrière.
« Oui, une sorte de famille. Madame a pris soin de nous. Maintenant, on peut prendre soin les uns des autres. Pas vrai? »
 « Va falloir qu’on pense bouffe et sécurité si on ne veut pas se faire jouer des tours », dit le barbu. Timothée l’encouragea à continuer en donnant la parole à quiconque voulait ajouter quelque chose, en s’assurant que les discussions ne dérivent pas et que chacun puisse contribuer à sa manière.
Madame avait été la raison d’être de leur groupe; Timothée venait de lui donner une direction.
C’est ce qu’elle aurait voulu, se dit-il tout en espérant qu’elle revienne bientôt confirmer son intuition. 

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