Contrairement à son auditoire,
Madame n’avait guère semblée surprise par leur arrivée soudaine. Certains
soutenaient qu’elle avait dû la pressentir; d’autres, plus pragmatiques,
supposaient que ces hommes ne lui étaient pas inconnus. Comme Madame avait
demandé que tout le monde sorte du Terminus, ils ne pouvaient que spéculer sur
le sujet. Certains avaient senti la terre trembler tout juste après leur
arrivée à l’extérieur. Une question s’était ajoutée à celles soulevées par l’arrivée
des trois visiteurs. S’agissait-il d’une simple coïncidence ou d’un signe?
S’il y avait une chose dont on ne
pouvait pas débattre, c’était que les trois hommes étaient ressortis peu après,
l’un hébété, l’autre inconscient et littéralement traîné par le troisième. Y
avait-il eu confrontation? Était-ce l’indice du triomphe de Madame? Elle leur
avait dit de sortir sans préciser jusqu’à quand. Certains disaient qu’on devait
attendre d’avoir sa permission avant d’y retourner; d’autres suggéraient qu’on
attende au moins une heure ou deux avant d’aller voir. Timothée était inquiet
qu’il soit arrivé quelque chose à Madame; il fut le premier à rentrer, une
demi-heure après leur sortie.
Madame ne s’y trouvait plus.
Personne ne l’avait revue depuis.
Ceux qui s’étaient installés dans le
Terminus avaient voulu bénéficier des soins et de la sagesse de Madame; en son
absence, plusieurs s’en allèrent trouver leur chance ailleurs. Beaucoup restèrent
cependant.
Timothée était du nombre, quoique
son histoire ait été significativement différente de la plupart des sans-abris
et des désœuvrés qu’il côtoyait depuis quelque temps.
Lorsqu’il s’était aventuré dans le
Centre-Sud, il avait emporté une bonne longueur de corde dans son sac à dos, le
nœud coulant déjà noué; il ne lui restait qu’à trouver une poutre à la fois
assez basse pour qu’il puisse l’attacher, mais assez haute pour qu’il s’y
balance sans toucher par terre. Il avait choisi de s’enlever la vie loin des
yeux de sa famille et de ses faux amis, avec l’espoir mesquin que sa
disparition leur cause quelque détresse avant qu’ils finissent par apprendre
son décès.
Il était tombé sur un étrange
attroupement, chose rare dans les environs. Il s’en était informé; on lui avait
dit qu’une guérisseuse avait élu domicile dans le Terminus qui occupait le
centre de la grande place. Il s’était présenté devant elle sans rien attendre,
avec la curiosité détachée de celui qui n’a plus pour préoccupation que de
décider du moment précis de son trépas.
En une phrase, il sut qu’elle
comprenait l’essence de son mal. En deux phrases, elle ébranla sa volonté de
mourir; en trois phrases, elle lui donna une nouvelle raison de vivre.
Lorsqu’elle l’oignit du bout de ses doigts, Timothée sut qu’il avait rencontré
un phare capable d’éclairer son chemin.
Si Madame pouvait changer une vie en
trois phrases, elle n’avait jamais partagé avec quiconque quelles étaient ses
propres intentions. La communauté qui s’était créée dans l’orbite de Madame perdait
son centre avec sa disparition. Tous se trouvaient devant cette question
redoutable : « Que faire maintenant? »
Timothée, quant à lui, se demandait plus
précisément Qu’est-ce qu’elle voudrait
que je fasse? Il demeurait convaincu que son absence était à la fois
temporaire et intentionnelle – peut-être une façon de distinguer les véritables
fidèles des opportunistes. Le cœur empli de confiance, Timothée attendit avec
les autres le retour de Madame. Au matin, elle n’était pas revenue. Une semaine
plus tard, elle n’avait guère donné signe de vie.
Ils étaient maintenant le tiers de
leur nombre initial, pour la plupart n’ayant par ailleurs nulle part où aller.
Le moral continuait de baisser de jour en jour. Un matin, l’une d’eux se leva
debout en éructant : « J’t’écœurée d’attendre! » Elle s’appelait
Gigi; son corps maigre et ravagé témoignait d’une vie trop difficile. Personne
ne lui répondit, mais elle sembla interpréter le silence comme une invitation à
ventiler ses frustrations.
« Tsé, quossé qu’on crisse
icitte? J’ai besoin d’aide. J’ai besoin
d’aide », répéta-t-elle, les yeux embués. « Elle a fait son show pis a
nous a crissés là. Qui c’est qui va m’aider, là? Elle se sacre de nous autres.
Moi, j’ai fini de perdre mon temps. Tsé, dans le fond…
— Comment est-ce qu’elle t’a aidée? »,
demanda Timothée, choqué par ces paroles.
La question sembla troubler la
femme. Elle poussa une mèche de ses cheveux raides et cassants comme de la
paille derrière son oreille. « C’est pas d’tes affaires.
— Mais elle t’a aidée? » Gigi
ne répondit pas. « Elle t’a aidée. Qu’est-ce qu’elle t’a demandé en
échange?
— Elle ne m’a jamais rien demandé »,
répondit-elle sur le ton d’une écolière prise en défaut.
« Elle ne nous devait rien.
Est-ce que c’est juste de penser qu’elle nous doit quelque chose juste parce qu’elle
a déjà donné? »
Gigi haussa les épaules comme si les
propos de Timothée n’avaient pas d’importance, mais elle se rassit néanmoins. Il
entendit quelqu’un dire « Ouin, vu comme ça… »
Tout le monde restait tourné vers
Timothée, comme s’ils attendaient qu’il poursuive. Il se mit donc à déballer d’un
trait ce qu’il ruminait depuis plusieurs jours déjà. « Madame est partie.
Pourquoi? Je ne sais pas. Va-t-elle revenir? Je ne sais pas plus. Ce que je
sais, c’est qu’elle était là lorsque j’en avais le plus besoin. » Il vit
des visages s’illuminer en réaction à ses paroles. Encouragé, il continua sur
sa lancée. « Séparément, on est des itinérants, des drogués, des pauvres,
des malades... » Timothée réalisa qu’il ne cadrait avec aucune de ces
catégories. Il ajouta donc « …des blessés de la vie. Mais Madame nous a
montré quelque chose que vous ne réalisez pas encore. Ensemble, c’est différent. Ensemble, nous sommes autre chose...
— Comme une famille », dit un
barbu à l’arrière.
« Oui, une sorte de famille. Madame
a pris soin de nous. Maintenant, on peut prendre soin les uns des autres. Pas
vrai? »
« Va falloir qu’on pense bouffe et
sécurité si on ne veut pas se faire jouer des tours », dit le barbu.
Timothée l’encouragea à continuer en donnant la parole à quiconque voulait
ajouter quelque chose, en s’assurant que les discussions ne dérivent pas et que
chacun puisse contribuer à sa manière.
Madame avait été la raison d’être de
leur groupe; Timothée venait de lui donner une direction.
C’est
ce qu’elle aurait voulu, se dit-il tout en espérant qu’elle revienne bientôt
confirmer son intuition.
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