dimanche 29 janvier 2012

Le Noeud Gordien, épisode 205 : La goutte et le vase

Polkinghorne donna la décoction à boire à Hoshmand qui l’avala sans grimacer malgré son goût infect. Les deux espéraient que la préparation réussisse à défaire l’effet imposé par Tricane, mais comme ils en ignoraient la nature, ils ne pouvaient procéder qu’à tâtons. Après l’attaque, Avramopoulos avait bien proposé quelques pistes avant de déclarer forfait. Polkinghorne ne voulait pas abandonner avant d’avoir tout essayé, mais malheureusement, celle qu’ils exploraient présentement représentait à peu près la dernière solution plausible qui lui soit venue à l’esprit.
Durant les longues minutes qui suivirent, il tenta maintes et maintes fois d’engager la conversation afin de meubler l’attente. Chaque fois, Hoshmand se contentait de répondre en monosyllabes, plus soucieux de surveiller le moindre indice que quelque chose se passait en lui que d’écouter quoi que ce soit provenant de l’extérieur.
De temps à autre, Polkinghorne continuait toutefois à lui demander s’il ressentait quelque changement. Tantôt il faisait non de la tête, tantôt il se contentait de pincer les lèvres.  Hoshmand n’avait jamais été enclin à l’extroversion, mais il était devenu carrément avare de paroles depuis qu’il avait perdu la capacité à trouver l’état d’acuité.
Eleftherios Avramopoulos passa la tête dans le cadre de la porte. À leur mine déconfite, il comprit tout de suite sur quoi ses alliés travaillaient. « Si je n’ai pas trouvé quoi faire, qu’est-ce qui vous fait croire que vous pourrez réussir? »
Polkinghorne ne trouva rien à répondre à cela.
« Tu ferais mieux d’essayer de comprendre ce qui lui est arrivé pour nous protéger à l’avenir », ajouta-t-il. Polkinghorne devinait que leur maître craignait de se retrouver dans l’état du pauvre Hoshmand. Depuis leur confrontation avec Tricane, il s’était assuré de se tenir à une bonne distance du Centre-Sud, allant jusqu’à déménager ses pénates dans son sanctuaire sous le centre commercial abandonné.
Avramopoulos ajouta d’un ton nonchalant la goutte qui fit déborder le vase : « Cesse de perdre ton temps sur une cause perdue! »
Polkinghorne vit Hoshmand tressaillir et exhaler comme un taureau touché par un picador; comme un taureau, il chargea Avramopoulos et l’agrippa par le collet. « J’ai passé toute ma vie à travailler pour toi, à tout faire ce que tu voulais que je fasse », cracha-t-il en anglais. Ceux qui confondaient l’embonpoint de Hoshmand pour de la mollesse étaient toujours surpris lorsqu’il se mettait à bouger si vivement – tout comme Polkinghorne ou Avramopoulos l’étaient présentement. « Tu aimes ça, hein, qu’on t’obéisse au doigt et à l’œil? Tu aimes ça avoir ton petit chien savant? Tu m’abandonnes maintenant que je ne peux plus faire mes tours, c’est ça? Si c’était toi qui avais été affecté, tu nous ferais travailler jour et nuit pour trouver un remède! »
Avramopoulos tenta de mettre la main dans sa poche, là où il conservait toujours sa précieuse statuette. Hoshmand intercepta son poignet et le tordit assez pour soutirer au maître un glapissement plaintif. Il se mit à le secouer brutalement. « JE T’AI TOUT DONNÉ! Mais là, c’est fini. Tu m’entends? Fini! »
Polkinghorne était encore saisi par la surprise. Il avait cru connaître son homme mieux que quiconque, mais il ne l’avait jamais vu exploser ainsi. Hoshmand prit son élan pour écraser le jeune visage du vieil homme. Polkinghorne retrouva ses esprits juste à temps pour retenir son bras.
« Laurent… » Le prénom de son compagnon roulait toujours bizarrement sur sa langue; ils avaient coutume de s’appeler l’un l’autre par leur nom de famille. Mais le murmure eut l’effet souhaité; même si Hoshmand garda son coude tiré pendant quelques secondes supplémentaires, Polkinghorne sentit ses muscles se relâcher. Hoshmand poussa Avramopoulos; déjà déséquilibré par l’empoignade, il roula par terre, haletant.
Hoshmand rajusta ses vêtements, décrocha une œillade contrariée à Polkinghorne, puis une autre pleine de mépris à Avramopoulos. Il tourna les talons et partit sans rien ajouter.
« Tu vas devoir t’occuper de ton petit copain », dit Avramopoulos après que Hoshmand se soit suffisamment éloigné pour que les claquements de ses talons sur le béton soient devenus inaudibles. Son visage était rouge comme une betterave. « Parce que si c’est moi qui m’en occupe, ça va mal se finir pour lui. Arrange-toi pour le tenir loin de mon regard. Et tu me dois une faveur pour sa vie, vu que les siennes ne valent plus rien. »
Polkinghorne aurait voulu avoir les couilles de son compagnon et envoyer Avramopoulos se faire foutre, lui dire que Hoshmand avait raison, qu’il était injuste et ingrat, d’autant plus qu’il avait encaissé le projectile de lumière à sa place, sans même savoir si la couleur ne le tuerait pas. Mais il se contenta d’acquiescer avant de sortir à son tour. 

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