dimanche 8 janvier 2012

Le Noeud Gordien, épisode 202 : Contourner la censure

Alexandre quitta la route sinuant entre les collines pour s’engager sur le chemin de terre qui le conduirait à la cabane des Sutton. Chaque fois qu’il empruntait la vieille BMW de sa mère, il devait composer avec la réalisation amère qu’elle aurait pu être sienne : Mme Legrand la lui avait promise en guise de cadeau de graduation, mais plutôt que terminer l’université, il avait opté pour se lancer dans le commerce de drogues... Même s’il se disait que, de toute manière, les sciences de l’administration n’étaient pas sa branche, le fer tournait un peu dans la plaie à chaque fois qu’il devait demander les clés à sa mère.
Il stationna la bagnole et se chargea comme une mule des victuailles qu’il amenait, principalement des aliments congelés, des conserves et autres denrées impérissables. L’opération fut malaisée, mais il réussit à tout prendre d’un coup. En montant les marches du chalet, il eut une réminiscence vive du temps qu’il avait lui-même passé sur les lieux, caché au fond du bois après que les ennemis de son père – et de lui-même, par extension – l’aient brièvement enlevé.
Aujourd’hui, c’était au tour d’Alexandre de jouer le rôle que Claude Sutton avait tenu pour lui : le mince fil entre la cabane isolée et le reste du monde.
Ce rôle, il le jouait pour son oncle Édouard depuis maintenant six semaines.
Il réalisa qu’il s’était si chargé qu’il lui était impossible d’atteindre la poignée. « Bra-vo. » Il déposa la moitié des sacs pour pouvoir ouvrir la voie.
Édouard était assis en tailleur au beau milieu de la pièce principale, les yeux fermés. Il ne donna aucun signe d’avoir perçu l’arrivée d’Alexandre.
Son apparence s’était encore détériorée depuis la dernière fois. Ses cheveux gras étaient ébouriffés en mèches d’apparence presque rigide; manifestement, il ne s’était ni lavé ni coiffé depuis la dernière visite. De plus, Alexandre eut l’impression que quelque chose d’autre avait changé… il lui fallut quelques secondes pour réaliser que son oncle avait perdu du poids. Beaucoup de poids – sa barbe cachait partiellement ses joues creusées. Une couverture et un oreiller traînaient juste à côté de lui, comme s’il ne se prenait même plus la peine de traverser les quelques pas qui le séparaient du lit.
Alexandre n’avait pu déduire à travers les enregistrements pourquoi Édouard s’était mis à se consacrer à ses exercices avec une intensité touchant pratiquement à la folie – Alexandre lui-même pouvait difficilement s’exercer plus qu’une heure à la fois. Édouard n’avait pas répondu à ses questions, sa liberté d’expression bloquée comme d’habitude par la volonté de son professeur.
Avec un peu de chances, les choses allaient changer aujourd’hui. « Allô, je suis là! »
Lorsqu’il entendit la voix d’Alexandre, Édouard sauta sur ses pieds avec la soudaineté d’un adolescent surpris au milieu d’une séance d’onanisme.
« Je ne t’avais pas entendu entrer », dit Édouard d’une voix irritée mais lasse.
« Est-ce que je te dérange?
— Ben, un petit peu… 
— Qu’est-ce que tu faisais, au juste? » Comme il s’y attendait, le visage d’Édouard changea instantanément pour adopter cette neutralité qu’Alexandre reconnaissait maintenant comme l’expression de sa censure imposée. Sans surprise, il ne répondit pas. « Tu as bien quelques minutes pour moi, hein? Tiens, je t’ai apporté de quoi manger… »
Il se mit à déballer l’épicerie pendant qu’Édouard le lorgnait d’un air ambivalent. Alexandre devinait qu’Édouard n’aurait voulu que retourner méditer, mais sa présence – et l’obligation au secret – l’en empêchait.
Le regard d’Édouard darda vers un sac de gaufres liégeoises qu’Alexandre déposa sur le comptoir. Alex le lui tendit avec le sourire. Édouard se laissa tomber sur sa couette en croquant la gaufre froide avec l’intensité de quelqu’un brisant un jeûne d’une semaine – c’était peut-être le cas, au fond. Il l’engloutit en trois bouchées avant d’en attaquer une autre.
Il dévora quatre gaufres avant qu’Alexandre n’ait fini de ranger les provisions. Une fois rassasié, Édouard parut moins irrité par son visiteur. Mais comme il ne disait rien – alors que la censure ne l’avait jamais empêché de parler de la pluie et du beau temps, seulement de révéler ses secrets à des non-initiés – Alexandre continua à sentir qu’il n’était pas bienvenu. Qu’à cela ne tienne… Le temps était venu de tester son hypothèse.  
Il prit la main d’Édouard et l’aida à se relever. « Qu’est-ce que tu fais?
« Fais-moi confiance », répondit Alexandre. Édouard chancela légèrement une fois sur ses pieds. Sa main tremblait légèrement. Décidément, il était très mal en point.
Alexandre adopta une expression solennelle, la tête haute; il s’agenouilla devant Édouard et se prosterna jusqu’à toucher le plancher de son front. Il se redressa et recommença le manège deux fois.
« Mais qu’est-ce que tu fais? », demanda Édouard à nouveau. Alexandre ne se laissa pas distraire par la question de son oncle. Il récita plutôt le texte qu’il avait préparé.
« Maître, je ne suis pas digne de recevoir les enseignements que vous me donnez. Maître, je n’ai rien à vous offrir sinon ma volonté d’apprendre. Maître, j’apprends par moi-même jusqu’ici; acceptez-vous de me considérer comme votre initié? » Alexandre prit les mains d’Édouard et les déposa sur son front. Leur tremblement s’était accentué.
Après un moment de silence, comme s’il avait interrogé les barrières qu’il portait en son sein, Édouard répondit : « Alexandre Legrand, j’accepte. Tu n’as pas été initié de façon traditionnelle, mais… euh… Sois le premier de cette nouvelle tradition. Notre tradition.  » Édouard lui tendit la main et l’aida à se lever à son tour. Alexandre vit l’espoir dans les yeux de son oncle. « Alexandre, te voilà initié! » Édouard et Alexandre se mirent à applaudir pour clore ce cérémonial inventé de toutes pièces.
Édouard inspira profondément. « Je méditais comme Hoshmand me l’a appris. » Stupéfaction. « Hoshmand m’a appris à méditer! J’ai été initié dans un cercle d’ossements! J’ai reçu ma toge blanche! J’ai vu Gordon dans un miroir! Je suis un putain d’apprenti sorcier! » Édouard éclata d’un fou rire où Alexandre pouvait entrevoir l’essence même du soulagement. Il rit et il rit encore, les larmes coulant sur ses joues; il prit son neveu dans une étreinte serrée pendant que son rire finissait de se transformer en pleurs. Alexandre le laissa faire, rayonnant de la satisfaction d’avoir vu juste et ému par l’effusion de son oncle.
 « Alex! T’es génial! Comment y as-tu pensé?
— Vu que tu m’avais fait comprendre que tu ne pouvais pas parler aux non-initiés, et que je n’ai aucune idée comment enlever la barrière… Je me suis souvenu de nos recherches sur l’hypnose; ça m’a fait penser que si ton interdit utilisait la même logique et que tu respectais tes instructions à la lettre…
— Tu t’es arrangé pour te faufiler de l’autre côté de la barrière! Wow! » Édouard lui donna une tape amicale sur l’épaule. « Je t’en dois une…
— C’est rien voyons…
— Non, ça n’est pas rien. Considère que je te dois une faveur. Une vraie faveur.
Alexandre n’était pas certain de connaître la différence entre une faveur et une vraie faveur, mais il ne creusa pas davantage la question. « Maintenant que tu peux me parler, vas-tu me dire qu’est-ce qui t’a rendu… comme ça? »
Édouard devint subitement grave. « Je pense que j’ai fait une gaffe.
« Quel genre de gaffe?
— Je sais qu’on doit travailler dur avant d’arriver à des résultats, alors j’ai demandé à Avramopoulos – Alesksi – qu’il me rende obsédé par mes exercices comme il m’a rendu obsédé par le sexe…
— Un instant! Toi, obsédé par le sexe? D’où ça sort, ça?
— Il y a beaucoup de choses que tu ne sais pas. Mais ça marche, Alex. Ça marche pour vrai. Les exercices, je veux dire. Je commence à sentir quelque chose… très différent. Mais je paye le prix. Je ne dors plus, je ne mange plus… Même là, on se parle et j’ai hâte de retourner travailler là-dessus…
— Mais pourquoi c’est une gaffe si ça marche?
— Parce que j’aurais dû me méfier… il était tout content que je lui demande… Mais après, il m’a dit que l’antidote serait le même que la dernière fois.
— Qu’est-ce que tu veux dire? »
Édouard plissa le nez. « Tu ne veux pas le savoir », se contenta-t-il de répondre. « Mais ça me donne une bonne raison d’accepter l’inconfort encore longtemps... »

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