dimanche 15 janvier 2012

Le Noeud Gordien, épisode 203 : Orientations

Geneviève se présenta au 1587, 9e avenue en s’attendant à une journée de travail comme les autres.
Depuis qu’elle avait inopinément croisé Édouard à la sortie de son lieu de travail, elle ne réussissait plus à s’y rendre sans qu’elle soit assaillie par mille et un et si
Et si quelqu’un croyait, en la voyant entrer là, qu’elle travaillait dans les chambres plutôt qu’à la réception?
Et si sa mère découvrait que sa fille participait à l’industrie du sexe?
À ces préoccupations s’ajoutait un second niveau, moins explicitement vocalisé mais autrement plus terrifiant : est-ce le mieux qu’elle pouvait faire de sa vie? Était-elle une mère indigne? Une mauvaise personne?
Comme chaque fois, elle passa le seuil sans que ses inquiétudes ne se matérialisent. Elle put donc les laisser de côté et prendre sa place derrière le bureau.
« Mélissa », ou Carolanne de son vrai nom, arriva peu après Geneviève. Elle portait des vêtements tout-à-fait superbes, comme toujours accompagnés d’accessoires et de chaussures choisis avec goût parmi son impressionnante panoplie. Elle vivait la grosse vie à un âge où Geneviève se contentait encore de nouilles instantanées et de riz aux légumes. Geneviève ne pouvait nier sa jalousie envers cette fille qui pouvait se payer tout ce qu’elle désirait tandis que Geneviève devait réapprendre à balancer un budget de manière à ce que ses enfants ne manquent de rien… Elles échangèrent un sourire froid sans dire un mot.
Après dix minutes derrière le bureau, Geneviève décida qu’elle était mûre pour un petit rafraichissement. Elle alla chercher une bière dans le réfrigérateur au bout du corridor. À l’aller comme au retour, elle put entendre le grincement du matelas de la chambre #2 ponctué ici et là du bruit soudain d’une fesse claquée.
Geneviève ne restait jamais longtemps jalouse du train de vie des filles; l’envie se dissipait dès qu’elle se rappelait qu’elles l’alimentaient en puisant à même leur chair. On lui avait  par ailleurs suggéré à maintes reprises de passer du côté des chambres – en ajoutant souvent qu’elle ferait fureur dans le créneau MILF – une Mother I’d Like to Fuck. Ces gens ignoraient que Geneviève était très peu expérimentée selon les standards du domaine : elle comptait encore la totalité de ses partenaires sur les doigts d’une seule main. L’idée d’en ajouter autant en une semaine – ou même en une journée comme elle l’avait parfois vu faire – paraissait à la limite de l’inconcevable.
Elle eut le temps de vider sa bière à moitié et de répondre à deux appels – une réservation et une demande d’information – avant que le client ne sorte de la chambre, le visage ramolli par l’hébétude d’une jouissance récente. Il passa devant Geneviève sans la voir.
En principe, c’était le dernier rendez-vous de Léa – l’occupante de la #2 – pour la journée; rares étaient les filles qui s’éternisaient sur place après leurs périodes de disponibilité. Geneviève prit une dernière gorgée avant d’aller voir ce qui la retenait.
Elle entendit des sanglots par la porte entrebâillée. Elle entra pour trouver Léa recroquevillée sur le lit. Geneviève s’entendait aussi bien avec Léa qu’elle ne pouvait supporter Carolanne; elle espérait qu’il ne lui soit rien arrivé de fâcheux…
Geneviève s’approcha d’elle doucement, en s’assurant de ne pas la surprendre. Dès qu’elle perçut qu’elle n’était plus seule, Léa se redressa et se mit à essuyer ses larmes en ravalant ses pleurs.
« Qu’est-ce qui se passe? 
— Rien… Rien », dit-elle en reniflant.
« C’est beaucoup de larmes pour rien », répondit Geneviève doucement sur le ton qu’elle utilisait pour rassurer ses enfants. Avec les nuits difficiles que sa plus vieille vivait depuis la fin du printemps, elle s’en servait désormais plus souvent qu’à son tour. « Est-ce qu’il t’a fait mal? J’ai entendu des claques… »
Léa regarda Geneviève avec une expression un peu surprise. « Oh, non, non, c’est correct, c’est un habitué, il fait tout le temps ça… pendant qu’il fait sa job, il s’excite de plus en plus, il y va de plus en plus rough, mais ça reste ok. J’en ai eu des bien pires…
— Quoi, alors? »
Léa haussa à nouveau les épaules en essuyant les larmes qui continuaient de couler malgré tous ses efforts pour masquer sa peine.
« Il n’arrêtait pas de me traiter de n-n-noms », dit-elle en vainquant de justesse un sanglot qui voulait s’imposer.
« Qu’est-ce qu’il t’a dit? », demanda Geneviève.
« Pendant qu’y baise, il dit tout le temps : t’aime ça, hein? Moi, je l’encourage en disant : oui, oui j’aime ça… »
Geneviève demanda : « Est-ce que c’est ça qui te dérange? » Elle tendit un mouchoir à Léa qui le prit et se moucha avant d’essuyer ses larmes.
« N-non… Aujourd’hui il a commencé à me traiter de pute, de salope… De p’tite crisse de merde juste bonne à sucer des queues pour du cash… Mais ’est pas parce qu’il l’a dit… C’est… » Léa renifla encore. « C’est… c’est parce qu’il a raisonnnnnn! » Les barrages qui tenaient ses émotions à distance cédèrent finalement; elle se mit à pleurer sans réserve. Geneviève la prit dans ses bras comme elle aurait pris sa fille, en la berçant doucement et en lui chuchotant quelques paroles réconfortantes ici et là. Le téléphone sonna, mais elle se dit au diable le client, il pourra toujours rappeler plus tard. Heureusement le boss n’était pas sur place; elle savait que Szasz lui aurait rappelé qu’un appel, c’était un client et qu’un client, c’était de l’argent; il aurait continué sa tirade en concluant qu’un appel manqué était donc de l’argent perdu… Il n’était guère enclin à compromettre toute possibilité d’enrichissement, particulièrement pour ce qu’il aurait considéré du niaisage de fifilles.
Léa pleura comme un bébé pendant de longues minutes en serrant Geneviève comme une bouée, mais le flot de pleurs finit par ralentir pour enfin se tarir. Léa relâcha son étreinte et regarda Geneviève avec un sourire triste. Les barrages étaient déjà en cours de reconstruction.
« Merci », dit-elle timidement.
« Tu sais, ça », Geneviève désigna la chambre d’un mouvement large, « c’est quelque chose que tu fais. Peu importe ce que les gens disent, ça n’est jamais quelque chose que tu es. Tu comprends? »
Léa fit oui de la tête en épongeant ses joues de son mouchoir presqu’inutile parce qu’imbibé jusqu’à saturation.
« Pourquoi as-tu commencé à travailler ici?
— Pour payer mes études. »
Depuis qu’elles avaient fait connaissance, Geneviève n’avait jamais entendu Léa parler de cours, de lecture ou d’examen. Mais elle ne la confronta pas. Elle dit plutôt : « Il y a plein de gens qui font des études en les payant autrement. C’est sûr qu’ici, tu peux faire beaucoup d’argent en peu de temps. Mais y’a rien qui t’oblige à faire ça si tu ne veux pas le faire ou si ça commence à faire mal, hein?
— Oui… Je le sais au fond, mais des fois… c’est pas facile de choisir. Ou de savoir c’est quoi le bon choix, tu sais? »
Geneviève caressa les cheveux de Léa. « Donne-toi le temps d’y penser… Écoute ton cœur.
— T’es fine, Gen. Est-ce qu’on t’a déjà dit que tu serais une bonne psy? »
Elle répondit « pas avant aujourd’hui ». Le compliment avait créé un déclic en elle.
Il était peut-être temps qu’elle écoute son cœur, elle aussi.

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