dimanche 27 septembre 2009

Le Noeud Gordien épisode 89

Épisode 89 : Des forces opposées

Suite à leurs retrouvailles, Édouard et Geneviève Gauss avaient changé de cap. Une fois leurs larmes taries, ils avaient renoncé à la médiation des avocats pour tenter de résoudre leur différend d’une manière peut-être moins sophistiquée mais pas moins civilisée : la discussion face-à-face.

Ils s’étaient déplacés vers un café et pour la première fois depuis des mois – des années? – ils avaient partagé un véritable cœur-à-cœur.

Ils s’étaient excusés à profusion, elle surtout pour l’erreur ineffaçable qu’elle avait commise; lui, pour le silence entêté dans lequel il s’était emmuré après sa triste découverte. Sa thérapie l’avait conduit à réaliser qu’il avait agi ainsi pour la punir : il ne se permettait jamais d’être en colère contre elle, mais inconsciemment, il savait qu’il la faisait payer. Passif-agressif. Le terme avait pris tout son sens...

Deux choses étaient ressorties de leurs retrouvailles. Premièrement, malgré les remous qui avaient secoué leur engagement, ils avaient tous deux professé leur profond attachement l’un à l’autre, et leur volonté de prioriser le bien-être de leurs filles, peu importe ce qu’il adviendrait de leur couple. Deuxièmement, au prix d’un effort psychologique incroyable, Édouard s’était permis de lui expliquer qu’il n’était pas en mesure de décider dès maintenant de leur futur. Il lui avait raconté comment il se débattait avec mille et un doutes; elle avait alors posé une main sur la sienne avec un sourire tendre qui semblait dire ne t’en fais pas, je serai toujours là.

Ils s’étaient quittés peu après; il n’avait pas vu comment elle s’était empressée d’avaler une petite pilule jaune dès qu’il avait tourné le coin à la sortie du café.

Il repensait souvent à ce moment intime durant les temps morts de ses filatures où les heures s’égrenaient lentement, comme en ce moment alors qu’il demeurait prisonnier de sa voiture sous la pluie d’automne avec pour seule compagnie un café tiède. Lorsque son esprit divaguait dans cette direction, il prenait conscience de plusieurs forces qui tiraillaient son cœur dans des directions opposées. Il voulait retourner avec sa femme, effacer ce qui les séparait, revenir à la simplicité de l’équilibre d’antan. À quelque part, il savait aussi qu’il idéalisait leur relation passée, vécue en parallèle, empreinte de distance… Le fait qu’il n’ait pas remarqué l’infidélité de sa femme malgré son sens de l’observation affûté et son esprit inquisiteur, n’était-ce pas là un indice de leur éloignement? Est-ce que l’infidélité de Geneviève était le problème ou plutôt un symptôme d’un mal plus profond?

Il demeurait aussi qu’elle avait fait de lui un cocu, qu’elle s’était fait baiser dans leur propre chambre… Les sentiments de rage et d’impuissance s’accentuaient au fil de sa thérapie. Il aurait à réfléchir encore et encore avant d’être capable de démêler ce nœud d’émotions et d’impressions qui lui serrait la poitrine…

Édouard fut tiré de ses rêveries circulaires par des petits coups secs frappés sur la portière de sa voiture. C’était un homme de petite taille au teint pâle et aux cheveux noirs coupés à la manière des jeunes Beatles qui avait frappé. Son embonpoint et sa silhouette carrée lui donnaient un air bonhomme quoique dépourvu de toute grâce. Intrigué, Édouard ouvrit la fenêtre. D’un ton posé, l’homme lui dit sans détour : « Bonjour, M. Gauss. Je suis Laurent Hoshmand. Je crois que nous partageons un intérêt commun. »

Hoshmand pointa un édifice au coin de la rue. C’était celui qu’Édouard surveillait… C’était là que l’homme-mystère qu’il supposait être le créateur de l’O s’était rendu après qu’Édouard l’eût croisé par hasard à la sortie d’une église abandonnée. Il l’avait vu aller et venir plusieurs fois depuis sans réussir à découvrir quelque information significative en suivant sa trace. L’arrivée imprévue de ce M. Hoshmand ajoutait au mystère et ne manqua pas de l’intriguer… Il déverrouilla la porte du passager et lui fit signe de monter.

dimanche 20 septembre 2009

Le Noeud Gordien épisode 88

Épisode 88 : Le changement

Ce soir, Mélanie Tremblay sortit au Den pour se changer les idées.

Sa rencontre avec Jean Smith avait mis en branle de drôles de pensées. C’était comme si toute sa vie personnelle et professionnelle passait au crible de la question « …et si j’acceptais? »

L’option qu’on venait de lui offrir signifiait peut-être une vie où elle entrerait de plain-pied dans l’illégalité, mais peut-être également une façon de redonner du sens à sa vie professionnelle. Jadis, elle vivait pour son travail, et encore aujourd’hui, il demeurait le segment prioritaire de sa vie. Mais était-ce par conviction ou par habitude qu’elle continuait sur sa lancée?

Elle pouvait facilement entrevoir où sa trajectoire actuelle la conduirait au fil des ans : elle continuerait à jongler avec des sommes faramineuses en enrichissant ses clients, peu importe qu’elles provinssent de sources légales ou non. Elle était assez nantie pour prendre sa retraite demain si elle le souhaitait tout en maintenant son niveau de vie actuel… Mais encore? Que deviendrait-elle après? L’image qu’elle entretenait de ces femmes avec trop de temps et d’argent n’était pas très flatteuse… Ces dilettantes qui se consacraient tantôt à une œuvre caritative, tantôt à un hobby… Qui mesuraient leur valeur à celle de leurs possessions… Qui chassaient comme des couguars ces charmants jeunes hommes qui ne manquaient pas de graviter à la périphérie de leur univers – entraîneurs, employés ou simple bibelots-Adonis.

Comme elle les méprisait celles-là! Comme elle les haïssait!

Et pourtant, elle avait engagé une conseillère pour l’habiller à la fine pointe des tendances internationales.

Et pourtant, il lui arrivait de ramener des amants dans la jeune vingtaine dont elle appréciait la relative inexpérience, mais surtout l’admiration qu’ils démontraient envers son apparence, ses moyens… La reconnaissance qu’une femme aussi exceptionnelle qu’elle daigne les remarquer.

Elle les détestait d’autant plus qu’à la périphérie de sa conscience, elle reconnaissait en elles son propre futur potentiel…

Comme c’était son habitude, Eric Henriquez vint la saluer à son arrivée. Il remarqua immédiatement son air pensif, renfrogné. « Que se passe-t-il, ma chère amie?

— Je me dis que j’ai besoin de changement…

— J’ai ce qu’il te faut », dit Henriquez lui fit un clin d’œil et la conduisit au bar.

Henriquez versa du Grand Marnier et du jus de canneberges dans un shaker chromé qu’il fouetta vigoureusement. Il transvida le mélange dans un verre à martini avant de presser un quartier de lime au-dessus. Avec une révérence caricaturale, il le tendit à Mélanie.

Elle le but d’un coup. C’était délicieux. « J’en prendrais un autre, Maestro ».

« Le changement a du bon, hein?

— Absolument », répondit-elle. Elle remarqua Loulou Kingston faire son entrée de l’autre côté du bar. Elle fit craquer ses jointures. Elle ressentait une envie féroce de chercher la bagarre. Combien de temps depuis leur dernière engueulade avec elle? Un mois? Un mois et demi?

Henriquez lui versa son deuxième verre.

« D’autres choses ne changent pas », dit-elle avec un sourire carnassier. Comme elle se sentait vivante dans ces moments-là! Une partie d’elle espérait qu’elles en vinssent aux coups.

Henriquez connaissait ce regard. Le salon privé était presque vide : elles pourraient s’en donner à cœur joie, entretenir leur mythe sans blesser personne. Cette fois.

jeudi 17 septembre 2009

Qui lit tout?

Je me demandais si quelqu'un d'autre que ma correctrice et moi se tenait à jour dans mes publications du Noeud Gordien?
Je sais que des membres de ma famille et des amis en ont lu un peu, mais je serais curieux de savoir qui est rendu dans les épisodes 80+...
Vous pouvez me répondre par courriel ou en laissant un commentaire en bas de ce message.

Merci pour votre temps... et pour votre support!

dimanche 13 septembre 2009

Le Noeud Gordien épisode 87

Épisode 87 : Première neige

L’air était vif depuis plus d’une semaine, fouetté par des pluies fréquentes et glaciales. Les arbres étaient maintenant nus; l’hiver ne tarderait pas à recouvrir de ses ailes blanches le ciel et la terre.

Mélanie Tremblay étaient de ceux pour qui l’extérieur représentait essentiellement le lieu de transition entre le point A et le point B – bien rarement une destination en soi.

Elle marchait à la rencontre de Jean Smith, qui avait eu l’impolitesse de la convoquer dehors – mais pire encore, loin du Centre-ville! Comme toujours, elle était élégamment vêtue, chaussée et gantée; ses choix impeccables sur le plan du style étaient malheureusement peu appropriés pour encaisser la morsure du froid. C’est toute grelottante qu’elle arriva finalement au belvédère du mont Louis d’où on pouvait voir La Cité s’étendre d’un horizon à l’autre.

Elle jura intérieurement : elle était à l’heure mais encore seule. Elle se mit à tourner en rond pour se réchauffer. Si Smith voulait la rendre inconfortable, il n’aurait pas pu mieux faire.

Il tourna le coin une minute après elle en sifflotant, l’air nonchalant.

« Belle journée, n’est-ce pas? »

Mélanie tira les pans de son manteau contre elle.

Il poursuivit : « Le vieux et Batakovic la même année. Qui l’eut cru. La vieille garde est maintenant chose du passé… »

Il n’avait pas tort : à l’annonce du décès du Conseiller, elle avait eu la même pensée. Fusco et Goudron indépendants du Conseil Central, Lev Lytvyn et Frank Batakovic emportés par la maladie, même Szasz qui, semble-t-il, s’apprêtait à passer le flambeau…

« C’est toi et moi maintenant, Mélanie.

— C’est vite dit; j’administre, mais je ne décide pas.

— Ça n’est pas exactement vrai : en administrant, tu fais prospérer notre organisation au-delà de ce que nous pourrions espérer en nous limitant à ces activités dans lesquelles nous nous spécialisons… Le vieux avait du flair pour t’avoir trouvée… »

Mélanie Tremblay n’était pas de celles qui acceptaient facilement un compliment. « J’ai fait mon travail, c’est tout.

— Oui, et avec brio. Je sais que depuis le premier jour, tu tenais à garder une relative indépendance…

— Oui. Même si M. Lytvyn et les autres m’ont fait une place au Conseil, je me suis toujours vue comme une outsider; l’organisation de M. Lytvyn est mon client numéro un, mais elle reste un client parmi d’autres…

— Les événements des derniers mois ont créé un vide dans notre organisation. Je suis ici pour te suggérer de réfléchir à ta carrière et à ton futur. Une femme comme toi est une chose rare. Je ne crois pas qu’il y ait meilleur candidat pour reprendre certains dossiers de Batakovic…

— Non merci; je n’ai aucun désir de me faire trafiquante de drogues…

— Évidemment, je ne parlais pas de ces dossiers-là… »

Mélanie se replia sur ses pensées pendant plusieurs secondes. De gros flocons se mirent à tomber paresseusement sur la ville. Elle souffla à l’intérieur de ses mains gantées pour les réchauffer.

« Je vais devoir y penser.

— L’argent c’est une belle chose, le pouvoir c’est encore mieux…

— On croirait entendre Szasz.

— Il n’a pas toujours tort! Penses-y bien, mais penses-y vite. Les affaires laissées en suspens coûtent cher…

— À propos…

— Oui?

— Une clause privée du testament de M. Batakovic laisse un héritage de 3.1 millions d’euro à Félicia Lytvyn…

— Et?

— Je ne sais pas comment elle a fait pour se retrouver sur son testament, mais c’est louche… Elle m’a approchée il y a quelque temps pour une combine… Je ne l’ai pas écoutée, mais c’était peut-être ce qu’elle avait en tête… La clause est récente… »

Smith haussa les épaules avec un sourire mystérieux. « Que peut-on y faire, sinon respecter ses dernières volontés? »

dimanche 6 septembre 2009

Le Noeud Gordien épisode 86

Épisode 86 : Servir pour toujours

Lorsqu’il la vit arriver dans le restaurant, son sang glaça dans ses veines, comme durant la belle époque de leur relation.

Félicia Lytvyn portait des pantalons blancs et une camisole argentée d’une fabrique fine qui ondulait à chaque mouvement… Même en plein jour, c’était comme si son prochain arrêt était l’un de ces clubs qu’elle se plaisait à fréquenter. La lumière du soleil frappait les mailles de son vêtement; c’est ainsi nimbée de lumière qu’elle était apparue à Frank Batakovic.

Les vieux réflexes s’imposèrent : il se leva et baissa les yeux pour l’accueillir. Il dut serrer les dents pour encaisser la douleur que lui causa le mouvement un peu trop brusque.

Elle lui toucha le bras et lui commanda doucement de s’asseoir avec son ton si délicieusement condescendant.

Il ne dit rien : depuis toujours, il n’ouvrait la bouche que lorsqu’elle lui adressait la parole.

« Regarde-moi », dit-elle, et il la regarda.

Elle avait beaucoup changé depuis leur dernier face-à-face, trois ans auparavant… Lorsqu’elle avait mis un point final à leur relation en lui disant de ne plus l’attendre. Son teint n’était plus pâle, mais bronzé à la manière d’une habituée de la plage ou des salons; sa poitrine menue était désormais généreuse au-delà de ce que la nature permettait habituellement aux femmes de sa carrure. Elle avait changé… et elle était maintenant loin de ces images d’elle qu’il conservait précieusement en son for intérieur. De toute leur relation, il l’avait rarement vu sourire en raison de son regard baissé, mais elle lui souriait maintenant. Tendrement.

« Je me suis ennuyée de toi…

— Vraiment?

— Oui. Durant mon séjour en Europe, beaucoup m’ont dit être prêts à tout pour moi, mais tu es le seul qui a pu me démontrer aussi complètement à quel point. » Il savait que sa maîtresse était une croqueuse d’homme – elle le tourmentait souvent avec ses conquêtes, ce qui l’humiliait délicieusement, d’autant plus qu’ils n’avaient jamais couché ensemble. Elle ne le comparait jamais avantageusement aux autres… Un compliment à la fois aussi direct et flatteur était inédit. Elle continua : « On dit parfois que c’est seulement dans la maladie qu’on réalise ce qu’est la santé, une fois qu’on l’a perdue. C’est pareil pour toi… il fallait que je te perde pour vraiment savoir ce que j’avais. » Il lui sembla bien ironique qu’elle assimilât sa perte à la maladie et qu’elle le retrouvât justement malade…

Étrangement, les louanges suscitèrent des émotions mêlées chez Batakovic. Il y avait bien entendu la satisfaction de se savoir apprécié, mais aussi la déception de ressentir sa maîtresse moins intransigeante que jadis, comme s’il lui découvrait une main de velours dans le gant de fer qu’il lui connaissait.

« Puis-je parler, madame?

— Oui. Parle.

— Vous parlez de perte et d’appréciation, de santé et de maladie… » et pour la première fois à l’extérieur de sa famille immédiate, Frank révéla l’existence du cancer qui étendait ses tentacules partout en lui. Batakovic ne savait pas comment Félicia réagirait à sa révélation, mais il n’aurait jamais cru que ce serait ainsi… Elle paraissait excitée.

« Et que dirais-tu de me servir pour toujours? », lui demanda-t-elle.

Les yeux de Frank s’embuèrent. « Il n’y a rien au monde que je veux davantage », dit-il.

« Fais tes adieux à tes proches », répondit-elle. « Ensuite, tu seras à moi ».

Frank crut qu’elle proposait de le supplicier jusqu’à la mort, comme il l’aurait voulu dans ses fantasmes les plus fous… Il ne pouvait concevoir de meilleure façon de quitter son existence qu’en permettant à l’amour de sa vie de l’y guider… Il aurait l’impression de vaincre sa maladie réputée invincible et il pourrait mourir parfaitement comblé.

Il ne réalisait pas le caractère très littéral de l’offre qu’elle lui avait faite...

L'océan d'en haut


Je viens de terminer la lecture de "Dieu - L'océan d'en haut" de Victor Hugo.
Poème épique de plus de 3000 vers, l'oeuvre nous conduit sur la trace d'un penseur-voyageur anonyme qui cherche Dieu sans le trouver.
Les sections qui commencent toutes par "Et je vis au-dessus de ma tête un point noir. Et ce point noir semblait une mouche..." Et à mesure que le narrateur monte, il croise une chauve-souris, un hibou, un corbeau, un vautour, un griffon, un aigle, un ange puis une clarté. Au début très pessimiste - je vous suggère de vous taper le premier poème seulement, qui évoque parfaitement "L'océan d'en haut", le vide sidéral infini qui ramène l'homme à sa petitesse et qui remet en question l'idée même d'un Dieu capable de se soucier de l'humanité - graduellement, il conduit le lecteur à reconnaître Dieu dans son oeuvre: le monde.
Le neuvième poème n'a que le premier vers; qui donc se serait trouvé sur le chemin du narrateur ensuite? Est-ce qu'il aurait monté, plongé dans l'océan d'en haut jusqu'à y rencontrer Dieu?
Je vous cite un seul vers, de ceux qui m'ont marqué le plus; dans le poème VII, il résume efficacement le paradoxe de cette humanité qui se croit capable de tout en n'étant rien:

"L'homme,
Titan du relatif et nain de l'absolu..."