dimanche 6 septembre 2009

Le Noeud Gordien épisode 86

Épisode 86 : Servir pour toujours

Lorsqu’il la vit arriver dans le restaurant, son sang glaça dans ses veines, comme durant la belle époque de leur relation.

Félicia Lytvyn portait des pantalons blancs et une camisole argentée d’une fabrique fine qui ondulait à chaque mouvement… Même en plein jour, c’était comme si son prochain arrêt était l’un de ces clubs qu’elle se plaisait à fréquenter. La lumière du soleil frappait les mailles de son vêtement; c’est ainsi nimbée de lumière qu’elle était apparue à Frank Batakovic.

Les vieux réflexes s’imposèrent : il se leva et baissa les yeux pour l’accueillir. Il dut serrer les dents pour encaisser la douleur que lui causa le mouvement un peu trop brusque.

Elle lui toucha le bras et lui commanda doucement de s’asseoir avec son ton si délicieusement condescendant.

Il ne dit rien : depuis toujours, il n’ouvrait la bouche que lorsqu’elle lui adressait la parole.

« Regarde-moi », dit-elle, et il la regarda.

Elle avait beaucoup changé depuis leur dernier face-à-face, trois ans auparavant… Lorsqu’elle avait mis un point final à leur relation en lui disant de ne plus l’attendre. Son teint n’était plus pâle, mais bronzé à la manière d’une habituée de la plage ou des salons; sa poitrine menue était désormais généreuse au-delà de ce que la nature permettait habituellement aux femmes de sa carrure. Elle avait changé… et elle était maintenant loin de ces images d’elle qu’il conservait précieusement en son for intérieur. De toute leur relation, il l’avait rarement vu sourire en raison de son regard baissé, mais elle lui souriait maintenant. Tendrement.

« Je me suis ennuyée de toi…

— Vraiment?

— Oui. Durant mon séjour en Europe, beaucoup m’ont dit être prêts à tout pour moi, mais tu es le seul qui a pu me démontrer aussi complètement à quel point. » Il savait que sa maîtresse était une croqueuse d’homme – elle le tourmentait souvent avec ses conquêtes, ce qui l’humiliait délicieusement, d’autant plus qu’ils n’avaient jamais couché ensemble. Elle ne le comparait jamais avantageusement aux autres… Un compliment à la fois aussi direct et flatteur était inédit. Elle continua : « On dit parfois que c’est seulement dans la maladie qu’on réalise ce qu’est la santé, une fois qu’on l’a perdue. C’est pareil pour toi… il fallait que je te perde pour vraiment savoir ce que j’avais. » Il lui sembla bien ironique qu’elle assimilât sa perte à la maladie et qu’elle le retrouvât justement malade…

Étrangement, les louanges suscitèrent des émotions mêlées chez Batakovic. Il y avait bien entendu la satisfaction de se savoir apprécié, mais aussi la déception de ressentir sa maîtresse moins intransigeante que jadis, comme s’il lui découvrait une main de velours dans le gant de fer qu’il lui connaissait.

« Puis-je parler, madame?

— Oui. Parle.

— Vous parlez de perte et d’appréciation, de santé et de maladie… » et pour la première fois à l’extérieur de sa famille immédiate, Frank révéla l’existence du cancer qui étendait ses tentacules partout en lui. Batakovic ne savait pas comment Félicia réagirait à sa révélation, mais il n’aurait jamais cru que ce serait ainsi… Elle paraissait excitée.

« Et que dirais-tu de me servir pour toujours? », lui demanda-t-elle.

Les yeux de Frank s’embuèrent. « Il n’y a rien au monde que je veux davantage », dit-il.

« Fais tes adieux à tes proches », répondit-elle. « Ensuite, tu seras à moi ».

Frank crut qu’elle proposait de le supplicier jusqu’à la mort, comme il l’aurait voulu dans ses fantasmes les plus fous… Il ne pouvait concevoir de meilleure façon de quitter son existence qu’en permettant à l’amour de sa vie de l’y guider… Il aurait l’impression de vaincre sa maladie réputée invincible et il pourrait mourir parfaitement comblé.

Il ne réalisait pas le caractère très littéral de l’offre qu’elle lui avait faite...

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