dimanche 31 juillet 2011

Le Noeud Gordien, épisode 181 : Les disciples, 4e partie

Comme promis, Narcisse et Jean-Baptiste apprirent sur la route de Madrid comment Grégoire avait acquis la fiole à la source de leurs problèmes passés et de leurs espoirs futurs.
Il l’avait achetée d’un mendiant aveugle à Tanger, en 1874. Selon toute apparence, le mendiant ne possédait rien d’autre en ce monde qu’une couverture et un bol à aumônes, mais malgré sa pauvreté absolue, il refusait de s’en départir pour une somme moins que faramineuse. Il disait que sa cécité l’empêchait d’utiliser le liquide efficacement par lui-même et il craignait d’être trahi s’il le confiait à quelqu’un qui le ferait à sa place.
Malgré son insistance, Grégoire n’avait pas réussi à faire baisser le prix demandé d’un sou, mais il avait à tout le moins appris durant leur négociation que le mendiant avait obtenu la fiole d’un mage andalou prénommé Khuzaymah en échange d’une faveur que le mendiant n’avait par ailleurs pas précisée.
La situation ressemblait étrangement à un scénario d’escroquerie, mais l’instinct de Grégoire avait pressenti une opportunité unique. Sachant qu’il pourrait facilement retrouver le mendiant pour lui faire payer une éventuelle fraude, Grégoire avait cédé à la tentation : il avait liquidé tout ce qu’il possédait, mais il avait réussi à amasser l’argent nécessaire au prix de quelques emprunts. Son achat ne l’avait jamais déçu; il avait dû quitter Tanger précipitamment peu de temps après, sa fortune décuplée. Soucieux de créer une distance aussi grande que possible entre les financiers aux dépends desquels il s’était enrichi, il s’était embarqué pour Marseille pour s’établir à Paris quelques mois plus tard.
Après Madrid, Narcisse, Jean-Baptiste et Grégoire s’étaient rendus jusqu’à Cordoue pour suivre la mince piste dont ils disposaient. Jean-Baptiste et Narcisse ne connaissaient de la langue espagnole que ce qu’elle avait de commun avec le français et le latin; avec seulement Grégoire capable d’échanger avec la populace locale, leurs recherches initiales s’en trouvèrent ralenties. Les deux autres s’appliquèrent toutefois à apprendre aussi vite qu’ils le purent.
Ils écumèrent le sud de l’Espagne pendant quelques mois, errant sans trouver, cherchant sans même savoir avec certitude si l’aveugle n’avait pas menti à Grégoire — ou sinon qu’on avait menti à l’aveugle en premier lieu.
Chaque fois qu’ils arrivaient dans l’une des grandes villes andalouses – Murcie, Carthagène, Almería, Grenade et Malaga –, les trois voyageurs dépliaient bagage, se familiarisaient avec les environs puis recherchaient quelque indice de la présence du surnaturel. Ils trouvèrent facilement des vendeurs de remèdes-miracles et des diseuses de bonne aventure, mais rien ne les différenciait de leurs semblables qu’on pouvait trouver partout ailleurs, depuis toujours… Parfois, ils croyaient tenir une piste qui les envoyait dans quelque campagne profonde, mais ils y trouvaient les mêmes guérisseurs de pacotille certes capables d’imposer les mains en priant la Sainte Vierge, mais jamais de produire des prodiges comparables à la fiole – ou même quoi que ce soit capable d’outrepasser le scepticisme de Narcisse.
Ils aboutirent finalement à Séville où ils répétèrent le même manège, de plus en plus abattus par les semaines à chercher un mage pour ne trouver que fumistes et charlatans. Ils n’eurent guère plus de succès cette fois-ci que les précédentes. Grégoire et Jean-Baptiste étaient presque prêts à accepter l’échec avec résignation, mais la ferveur de Narcisse n’apparaissait en rien diminuée. Qu’il trouve ou qu’il ne trouve pas, la recherche lui procurait une sorte d’exaltation qui le rendait infatigable.
Un soir, Narcisse rejoignit ses compagnons en arborant une expression excitée et satisfaite. Il s’assit en disant : « Nous avons commis une erreur qui explique peut-être les échecs que nous avons accumulés jusqu’à présent!
— Vraiment? Et quelle est-elle? », répondit Grégoire pendant qu’il fouillait dans son verre afin  d’y attraper quelque saleté.
« Le liquide dans la fiole renferme une substance prodigieuse qui nous démontre hors de tout doute que quelqu’un, quelque part connaît le secret de sa fabrication…
— Ceci n’est guère une nouveauté : nous le savons depuis des mois!
— Laissez-moi finir. Après avoir obtenu notre preuve, nous avons sillonné l’Andalousie tambour battant pour trouver notre homme…
— Et puis?
— Si le seul indice du surnaturel que nous eussions trouvé est cette fiole qui, par ailleurs, a changé de mains deux fois, c’est que quiconque s’avère capable de pareilles prouesses ne cherche pas la reconnaissance publique…
— Je m’en doute bien », répondit Jean-Baptiste, un peu agacé par tous ces lieux communs. « Où veux-tu en venir? 
— C’est simple : notre erreur est de concentrer nos recherches sur un homme qui ne veut pas se montrer.
— Parbleu! Ça n’est guère une erreur, si c’est lui que nous voulons trouver!
— Nous avons bien vu les résultats de cette approche! Mais plutôt que de chercher un mage qui se cache en demandant ici et là où se cache le mage?, aujourd’hui, j’ai utilisé l’approche inverse…
— Quoi?
— Je suis allé à la messe. » Grégoire et Jean-Baptiste dévisagèrent Narcisse comme s’ils découvraient avoir affaire à un demeuré. Narcisse continua son explication comme si rien n’était. « Je suis arrivé longtemps avant le service, tout sourire, pour dire quelques chapelets. Mon air bonhomme a dû m’attirer la sympathie des locaux, car je pus facilement lier la conversation avec certains d’entre eux… En me débattant pour m’exprimer malgré mon espagnol rudimentaire, je les ai complimentés sur leur piété qui n’a rien de comparable avec celle des Parisiens. Je leur dis : ‘Ah, comme vous êtes chanceux; ici on ne trouve pas un sorcier ou un alchimiste à chaque coin de rue! Je les évite comme la peste lorsque je suis dans ma ville; quel bonheur de n’avoir guère à le faire ici!’
— Quel succès peut-on avoir en déclarant éviter ce que l’on cherche? », demanda Grégoire d’un ton moqueur…
« La nature humaine est telle que lorsqu’un étranger vient afficher la supériorité de son pays, l’habitant se voit contraint de défendre sa contrée… J’ai déjà remarqué que cette tendance se vérifie autant pour les caractéristiques souhaitables que les choses négatives…
— Il est vrai que j’ai déjà entendu le même homme défendre avec autant de véhémence la qualité de l’hospitalité des gens de son canton que la sottise de ses voisins!
— Précisément; celui avec lequel je m’entretenais s’est esclaffé avant de détailler avec empressement tous les lieux et les gens que je devais éviter à Séville.
— A-t-il mentionné le nom de Khuzaymah?
— Non, malheureusement. Mais à défaut de le trouver lui, nous disposons maintenant d’une douzaine de pistes… Je vous parie que l’une d’elle s’avérera plus substantielle que ce que nous avons obtenu à ce jour! »
Grégoire finit par capturer la mouche qui pataugeait dans sa coupe. Il la projeta au loin d’une chiquenaude. Il n’eut pas le temps de savourer sa victoire : Narcisse s’empara de sa coupe pour la vider d’un trait sans que le sourire de la satisfaction n’ait quitté ses lèvres.

dimanche 24 juillet 2011

Le Noeud Gordien, épisode 180 : Les disciples, 3e partie

Jean-Baptiste ouvrit l’œil aux premières aurores, ne sachant trop s’il avait rêvé ou vécu la veille. Narcisse dormait encore en ronflant dans son lit à moitié défait de leur chambre commune. Après une heure ou deux dans un demi-sommeil fiévreux, la faim gagna sur la fatigue : il descendit à son café habituel en comptant attraper en cours de route une pâtisserie capable de satisfaire son estomac grondant.
Le concierge l’attendait à la grille du logement, les sourcils froncés.
« Bonjour, Monsieur », lui dit Jean-Baptiste avec sa politesse habituelle.
« Il paraît qu’on vous cherche », dit le concierge sans préambule.
« On me cherche?
— Oui, vous et vos compères; une poignée d’hommes vous cherchaient sur le parvis de l’hôtel.  Sans doute un mari cocu, j’en mettrais ma main au feu… »
Le concierge haussa un sourcil interrogateur alors qu’il scrutait un Jean-Baptiste rougissant.
« Il réclamait haut et fort que le maraud responsable de l’affront s’avance volontairement  avant qu’il ne lui mette la main au collet… Un gendarme l’a fait taire au nom de la paix publique, mais croyez-moi : il aura tôt fait de revenir. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait de quelque affaire d’honneur…
— Je vous remercie pour votre discrétion; toute cette affaire est sans doute un malentendu… » Jean-Baptiste remonta sur-le-champ en affectant la nonchalance. 
Les mots ne suffirent pas à tirer Narcisse du sommeil; Jean-Baptiste dut secouer son ami pour le ramener dans un état de demi-conscience, mais la simple mention du cocu en quête de rétribution le fit bondir sur ses pieds, soudainement alerte.
En moins de cinq minutes, ils allaient à la rencontre de Grégoire. Ils le trouvèrent accoudé quelque part entre leur résidence et la sienne, une bouteille bien entamée à la main. Son maintien était chancelant et son regard plutôt vague. Tout indiquait qu’il n’avait pas dormi depuis la veille. Il accueillit ses amis en levant sa bouteille avant d’avaler une généreuse lampée de vin.
« Mes frères! Oh, mes frères! Quelle glorieuse nuit avons-nous vécue! 
— Parle moins fort, je t’en prie! » Narcisse et Jean-Baptiste lui saisirent un coude chacun pour le conduire sous une arche en retrait de la voie.
« Qu’avez-vous donc avec ces airs d’enterrement? Vous n’en avez pas eu assez? Allez! Il m’en reste assez pour nous en trouver deux cette fois!
— Tu la fermes un instant? », dit Narcisse sur un ton dur. « De toutes les filles de Paris, il fallait que tu choisisses une femme mariée!
— Le cocu est à nos trousses; il s’en est fallu que de la retenue du concierge pour qu'il nous ait déjà trouvés!
— Et puis?
— Il déclare à qui veut l’entendre qu’il cherche réparation!
— Qui me cherche, me trouve! Il verra de quel bois je me chauffe, ce cornard! »
Jean-Baptiste aurait donné cher pour disposer d’un seau d’eau à verser sur la tête du pochard. « Grégoire, cette affaire ne t’implique pas seulement. Laissons le bruit courir, il ne retentira jamais autant qu’un coup de feu…
— Vous croyez que je voudrais me soustraire à un duel?
— Non seulement je le crois, mais au nom de notre amitié, tu dois le croire aussi. Nous ne somme pas dans le roman d’un feuilletoniste, et Dieu peut être autrement plus cruel qu’un auteur envers ses protagonistes…
— D’autant plus que nous sommes les antagonistes : si Dieu nous juge, il nous trouvera coupable », ajouta Narcisse.
Le mot avait été lancé comme une goguenardise d’athée, mais il fut reçu plus gravement par les deux autres. Grégoire parut enfin moins gris; il ajusta sa cravate avant d’épousseter les saletés que son veston avait  accumulées durant cette longue nuit. Il posa les mains sur l’épaule de ses deux complices. « Vous avez raison. Bien sûr que vous avez raison. Nous avons agi sans réfléchir; nous devons maintenant faire mieux. Nous aurions dû savoir qu’en la laissant repartir, le scandale était inévitable… »
Narcisse et Jean-Baptiste échangèrent un regard, étonnés par l’allusion de Grégoire. Peut-être pour ramener la discussion sur un terrain plus acceptable, ce dernier ajouta : « Nous n’avons guère le choix : il faut quitter Paris! »
Jean-Baptiste soupira. Il n’était pas né outre-Atlantique ou en Russie; il ne voulait pas migrer, mais de quel autre choix disposait-il? « Et où irons-nous?
— Mais c’est évident », répondit Narcisse avec énergie.
« Ah oui?
— Certes! J’ai la preuve que je cherchais depuis toujours : j’ai été témoin d’un phénomène prodigieux. Je ne connaîtrai le repos que lorsque j’en aurai retracé l’origine… Cette potion a été fabriquée quelque part, par quelqu’un; il nous faut le trouver! »
Grégoire avait déjà retrouvé sa jovialité avinée. « Excellent! Partons tout de suite! Nous n’avons pas une minute à perdre… Allons chercher nos papiers discrètement, nous pourrons faire livrer nos malles une fois rendus là-bas!
— Un instant », interrompit Jean-Baptiste. « Tu sais où trouver plus de ce liquide? 
— Celui qui me l’a vendu a fait allusion à son fabriquant… Je vous raconterai… Mais nous disposons d’un nom et d'un lieu!
— Quels sont-ils?
— Le lieu : l’Andalousie!
— Et le nom?
— Khuzaymah… »

mercredi 20 juillet 2011

dimanche 17 juillet 2011

Le Noeud Gordien, épisode 179 : Les disciples, 2e partie

« …mais ça n’est pas une preuve », dit Narcisse pendant que Jean-Baptiste portait pour la quatrième fois un verre vide à ses lèvres. « Tes trucs de forains ont cessé de m’impressionner depuis des semaines. De deux choses : soit tu cesses tes prétentions, soit tu nous les démontres une fois pour toutes. C’est assez, pas vrai Jean-Baptiste?
— Hum? Oui, oui. Assurément », répondit-il, plus préoccupé par la vacuité de sa coupe que par cette discussion déjà entendue.
Grégoire soupira en montrant quelque hésitation avant de sortir une petite fiole du gousset de son gilet. « La preuve? La voici! » Il parlait sans accent; une certaine lenteur dans sa diction constituait le seul indice qu’il n’était pas Français de naissance.
Narcisse lui arracha la bouteille des mains, craignant peut-être qu’il la fasse disparaître s’il n’agissait pas prestement. La fiole n’était pas plus grosse que son petit doigt; elle était faite d’un verre épais. Elle ne contenait que quelques gouttes d’un liquide vert qui laissait des traces grasses lorsque Narcisse l’agitait. Lorsque Jean-Baptiste l’examina à son tour, il découvrit que le liquide dégageait un arôme d’herbe et d’épices trop complexe pour en identifier les constituants.
« Et bien bravo », dit Narcisse d’un ton moqueur. « Tu te promènes avec un liquide vert dans tes poches. Mais encore? »
Grégoire s’avança sur sa chaise pour répondre sur le ton de la confidence : « Je ne vous ai jamais dit comment j’ai acquis les moyens qui alimentent ma rente, n’est-ce pas?
— Je présumais que tes parents sont assez fortunés pour se soucier du bien-être de leur fils », répondit Jean-Baptiste.
« Tous n’ont pas votre chance, quoique je ne vous en veuille pas de le présumer; sachez toutefois que j’ai acquis ma fortune par mes propres moyens, ou plutôt cette fiole m’a fourni les moyens de l’acquérir. »
Une fois de plus, le sens dramatique de Grégoire réussissait à piquer l’intérêt de ses compagnons. « Lorsque j’ai acheté cette fiole, elle était pleine au trois quarts; il suffit de trois gouttes de cette décoction pour que quiconque l’ingère ne puisse se soustraire aux ordres que je lui donne… »
Déjà, Jean-Baptiste entrevoyait les réponses qu’il donnerait à la question : que ferais-je si je pouvais commander les autres? Narcisse sembla entretenir la même réflexion pendant quelques secondes avant de poursuivre sur un ton railleur : « Ton boniment ne prouve rien, une fois de plus! Donne-moi à boire de ton liquide, je saurai sans l’ombre d’un doute qu’il fonctionne si je peux ressentir par moi-même son effet! Jean-Baptiste pourra toujours veiller à ce que tu n’abuses pas de ton pouvoir! 
— J’ai une meilleure idée », répondit Grégoire alors que le tenancier les ravitaillait finalement. Il versa soigneusement trois gouttes dans son verre avant de prendre celui de Narcisse pour se rendre en titubant jusqu’à la sortie.
La nuit était moins avancée que leur état d’ivresse; les gens allaient et venaient encore en bon nombre. Il arrêta une jolie femme de vingt-deux à vingt-quatre ans qui passait par là, un panier vide à la main.
Jean-Baptiste et Narcisse se trouvaient assez prêt de la sortie pour entendre Grégoire lui dire : « Madame, je suis sincèrement désolé de vous importuner, mais je le dois néanmoins. »
La femme s’arrêta. « Mais que faites-vous là, piqué dans la rue, un verre dans chaque main?
— C’est bien la raison pour laquelle je dois me montrer importun; si vous avez quelques minutes à m’accorder, je vous expliquerai pourquoi je me trouve ici ainsi que pourquoi je vous ai arrêtée.
— Expliquez : je vous écoute.
— Depuis toujours, je souffre d’une telle timidité envers les femmes que mes amis, que vous voyez là-bas par l’entrebâillement, se moquent sans cesse de moi. L’un d’eux m’a parié que je ne réussirais pas à adresser la parole à une femme dans la rue avant la fin de l’heure; il a même ajouté qu’il me remettrait deux fois la mise si je réussissais à partager une coupe de vin avec elle, et quatre fois si elle m’embrassait avant la fin de ce délai.
— Je devrai vous décevoir, Monsieur, car je suis une femme mariée; consolez-vous toutefois du fait d’avoir déjà vaincu votre timidité et gagné votre pari!
— Je vous remercie d’avoir pris part dans ma victoire, Madame; si vous le permettez, je vous remercierai en vous offrant la coupe que je vous destinais de toute manière. Vous pourrez ainsi retourner chez vous avec la double satisfaction de m’avoir permis de gagner le pari, ainsi que celle d’avoir coûté quelques sous à ces mauvais amis qui m’ont conduit à vous importuner. »
La femme réfléchit un instant puis elle haussa les épaules et accepta la coupe. Elle la but d’un trait avec un sourire espiègle en regardant Jean-Baptiste et Narcisse droit dans les yeux.
Lorsqu’elle eut fini de boire, son regard devint vacant et ses épaules tombèrent, comme si elle avait bu une bouteille et non un verre. Grégoire lui murmura à l’oreille et elle le suivit à l’intérieur.
Il se planta devant la table avant de dire : « Alors?
— Je ne vois rien d’impressionnant dans le fait que cette femme t’aie suivi jusqu’ici…
— Oh, je ne prétendais pas démontrer quoi que ce soit; suivez-moi plutôt jusqu’à ma chambre, je vous ferai la preuve de sa docilité absolue… »
Narcisse et Jean-Baptiste échangèrent une œillade où chacun semblait demander à l’autre Osera-t-il? Oserons-nous? Narcisse, le visage rougi, frappa la table du poing avant de dire d’une voix traînante: « Je voudrais bien voir ça! » Il se leva.
En d’autres temps, Jean-Baptiste aurait décliné pour plutôt suggérer une démonstration moins scandaleuse. Ce soir, l’ivresse décida à sa place; il se leva donc à son tour – en prenant soin de tenir son chapeau de manière à cacher stratégiquement le signe sans équivoque de son émoi présent. 

dimanche 10 juillet 2011

Le Noeud Gordien, épisode 178 : Les disciples, 1re partie

Jean-Baptiste avait rencontré Narcisse en 1872 par l’entremise de la loge maçonnique parisienne qu’ils fréquentaient tous les deux. Dès leur toute première conversation, ils s’étaient découvert des atomes crochus; en trois mois, ils étaient devenus inséparables.
Leur choix de conversation privilégié tournait autour des mystères de l’inconnu. Jean-Baptiste demeurait convaincu que l’humanité avait possédé jadis une sagesse et une science que l’homme moderne commençait à peine à reconquérir. Il était féru de ces histoires de manifestations spirites et de communication avec l’au-delà. Il avait avidement lu Le livre des esprits d’Allan Kardec; il y voyait rien de moins que le point de départ d’une nouvelle science capable d’unir les mondes visibles et invisibles. Jean-Baptiste nourrissait l’espoir secret de participer un jour à cette entreprise encore à ses balbutiements.
Narcisse s’intéressait aux mêmes questions, mais en les approchant par voie inverse. Son père, M. Robert Hill, avait fait fortune en Amérique avec la construction du chemin de fer transcontinental; Narcisse avait hérité de son pragmatisme matérialiste. À la suite de Claude Bernard, il soutenait que si une chose ne pouvait être prouvée, démontrée, observée, on ne pouvait rien en présumer; or, rien ne permettait d’affirmer positivement que les conversations spirites provenaient bien de l’au-delà, et non de l’imagination trop fertile d’individus avides d’attention populaire. Il voyait le monde comme un fin mécanisme, matériel avant tout. S’il reconnaissait la nécessité logique d’une cause première, il n’y voyait toutefois pas la preuve, ni même l’indice, de l’intervention du Grand Architecte de l’Univers, pourtant central au discours maçonnique. Narcisse était toutefois loin d’être borné dans ses convictions; comme beaucoup de sceptiques, il ne demandait qu’à ce qu’on le convainque rationnellement de penser autrement – c’est-à-dire avec des preuves et non des convictions appuyées sur la volonté de croire.
Lorsque Jean-Baptiste avait été accepté dans l’ordre maçonnique, les rituels et les symboles ésotériques de son initiation l’avaient mis en appétit quant à ce qui devait suivre; la réalité s’était avérée autrement plus décevante. Ses frères de loge semblaient plus intéressés à faire bonne chère et à contribuer aux bonnes œuvres qu’à s’élever spirituellement. Plus Narcisse et lui progressaient dans les rangs de l’ordre, plus il leur apparaissait clair que l’appareil cérémonial de la franc-maçonnerie ne touchait pas davantage au surnaturel que la messe catholique.
Jean-Baptiste en était presque venu à se rallier à la philosophie de Narcisse, à croire à un monde de chimie sans alchimie, un monde d’astronomie sans astrologie, un monde naturel sans au-delà. Un triste monde où la seule divination possible se résumait à l’analyse des causes et des effets. Mais ils avaient rencontré Grigory Solovyov durant les derniers jours de l’an 1875.
Grigory – ou Grégoire comme tout le monde l’appelait à Paris – était un véritable homme du monde. On ne pouvait converser avec lui plus de quelques minutes sans apprendre que ses pieds avaient foulé le sol des cinq continents, qu’il parlait couramment cinq langues (en plus des notions développées dans une dizaine d’autres dialectes). Il prétendait avoir fait le tour du monde à la recherche des mystères des civilisations antiques, du Tibet à la Terre de feu, de l’Islande à l’Indochine. Sans surprise, il trouva des interlocuteurs captifs auprès de Jean-Baptiste et Narcisse. Il disait s’être entretenu avec des saints hommes et des mystiques aux Indes, en Égypte – même au plus profond de l’Afrique où il aurait rencontré le sorcier Nègre qui se disait personnellement responsable de la mort de Chaka Zulu. Il semblait avoir tout vu sous le soleil et n’être surpris de rien.
Plus important que ses récits, il avait ramené de ses voyages quelques pouvoirs surnaturels en apparence. Il se distinguait des charlatans du fait qu’il refusait avec humilité de démontrer ses capacités sur demande. Au fil des semaines, Jean-Baptiste le vit néanmoins faire disparaître de menus objets qu’on retrouvait ensuite aux endroits les plus incongrus; il le vit charmer des gens qui tombaient en transe par la seule influence de sa voix; plus impressionnant encore, à quelques reprises, Grégoire prédit avec une assez grande précision des événements futurs.
Narcisse accueillait ces démonstrations avec son scepticisme coutumier; il assaillait Grégoire de questions et de défis que celui-ci esquivait systématiquement.
Jusqu’au jour où, passablement ivre, il parla aux deux amis de la fiole – ou plutôt du liquide qu’elle contenait… 

dimanche 3 juillet 2011

Le Noeud Gordien, épisode 177 : Communication non verbale

Tout avait commencé presque un mois auparavant, lorsque son oncle Édouard était disparu de la circulation pendant plusieurs jours, créant du coup une petite panique dans leur réseau. Tout le monde avait appelé tout le monde à la recherche du disparu, sinon d’un indice pouvant retracer ses pas. Geneviève semblait l’avoir vu la dernière. Malgré l’insistance d’Alexandre, elle était demeurée évasive, se contentant de préciser d’un ton mystérieux que si Édouard ne semblait pas exactement lui-même le matin de leur dernière rencontre, c’était de la meilleure façon possible. Qu’avait-elle voulu dire?
La vague d’inquiétude s’était brisée lorsqu’il avait refait surface peu après, en offrant des paroles rassurantes à ses parents et ses amis tout en demeurant obstinément coi quant aux motifs de sa disparition. En lui parlant au téléphone, Alexandre avait cru détecter une part de détresse enfouie sous ses paroles calmes. Alexandre s’était donc invité à son appartement de la 10e avenue.
Lorsqu’Alexandre l’avait questionné sur les suites de sa manœuvre auprès d’Aleksi au Den, ou de l’avancement de ses tentatives d’infiltration, Édouard n’avait répondu que par des haussements d’épaules ou des mouvements de sourcils. Après de longues minutes frustrantes à tenter de tirer les vers du nez d’Édouard, Alexandre s’était exclamé : « Tu as réussi! Tu as réussi mais, tu ne peux pas en parler! »
Ils avaient souvent parlé d’hypnose après avoir été confrontés tous les deux à l’altération de leurs souvenirs; Alexandre avait compris que quelqu’un empêchait Édouard de s’exprimer librement.
Édouard lui avait lancé une œillade soulagée malgré son visage autrement inexpressif. Une autre hypothèse avait jailli à la suite de la première. Alexandre avait alors emprunté le crayon d’Édouard pour griffonner : PENSES-TU ÊTRE SOUS ÉCOUTE?
Il avait fait non de la tête. « Mais tu ne peux pas me parler? » Il était immédiatement retourné en mode impassible. Comme il avait pu répondre non à une supposition erronée d’Alexandre, son mutisme était soudainement devenu éloquent.
Alexandre avait alors noté que depuis le début de leur échange, Édouard tâtait et manipulait sans cesse son téléphone, tantôt en lui donnant des chiquenaudes, tantôt en l’alignant soigneusement avec la bordure de la table. Il lui avait fallu un moment pour le remarquer, mais Alexandre avait finalement compris le message derrière son manège.
« Tu as encore tout enregistré sur ton téléphone? »
Retour au silence impassible : il avait visé juste. Lorsqu’Alexandre avait pris le téléphone pour écouter les enregistrements, Édouard s’était affaissé sur le dossier de sa chaise en inspirant profondément : il avait réussi à passer son message.
C’est à ce moment qu’Alexandre découvrit avec stupéfaction tout ce que son oncle avait traversé. Ils avaient moins affaire à des hypnotiseurs qu’à des… magiciens? Il avait aussi entendu Aleksi dicter à Édouard son interdiction de révéler quoi que ce soit à des non-initiés. Mais Édouard était rusé : vers la fin de l’enregistrement, il avait pris l’habitude de détailler au maximum ce qu’il voyait ou faisait pour aider tout auditeur à bien saisir ce dont il était question.
Après quelques heures à écouter l’enregistrement, Alexandre lui avait dit : « Est-ce que je vais pouvoir emprunter ton téléphone de temps en temps? »
Édouard avait répondu avec un grand sourire: « Tu lis mes pensées, Alex. »
Ils avaient convenu d’organiser une rencontre hebdomadaire pour permettre à Alexandre de copier discrètement les enregistrements. Les deux premiers échanges s’étaient déroulés à merveille; aujourd’hui, Alexandre attendait le troisième.
Il était attablé à un café jouxtant une rue piétonnière fort achalandée du Centre, son ordinateur ouvert devant lui. Il affectait le calme du citadin en congé – c’était le cas, il ne travaillait pas cette nuit – mais derrière sa façade, il n’en pouvait plus d’attendre le nouvel arrivage.
Son pouls s’accéléra lorsqu’il vit apparaître son oncle au coin de la rue, vêtu de jeans et d’une chemise fripée. Dès qu’Édouard remarqua la présence de son neveu, il s’appliqua à ne plus le regarder. Alexandre fit pareillement.
Édouard alla se planter à un arrêt d’autobus à quelques pas de la table d’Alexandre. Il prit un journal d’une boîte distributrice avant de s’appuyer sur la clôture de fer forgé qui séparait la terrasse de la rue. Alexandre n’eut qu’à étirer la main pour prendre le téléphone dans sa poche arrière. En moins de deux minutes, les fichiers étaient transférés sans laisser de trace – avantage notable par rapport à un transfert par Internet. Il ferma le portable et s’engagea dans la rue à son tour. Lorsqu’il passa devant Édouard, il glissa discrètement le téléphone dans le journal d’Édouard, maintenant roulé sous son bras.
Était-ce nécessaire de procéder ainsi? Probablement pas – mais c’était assurément plus prudent. Philippe Gauss aurait pu être fier de son fils et de son frère.
Alexandre courut ensuite chez lui pour écouter les fichiers, stimulé à l’idée d’en apprendre davantage sur les mystérieux nouveaux amis de son oncle – mais surtout, de continuer à s’entraîner aux exercices purificatoires et méditatifs qu’ils lui apprenaient…
Sans qu’un initié ne lui ait soufflé le moindre mot sur le sujet, Alexandre avait commencé sa formation.