— Hum? Oui, oui. Assurément », répondit-il, plus
préoccupé par la vacuité de sa coupe que par cette discussion déjà entendue.
Grégoire soupira en montrant quelque hésitation avant de
sortir une petite fiole du gousset de son gilet. « La preuve? La voici! »
Il parlait sans accent; une certaine lenteur dans sa diction constituait le
seul indice qu’il n’était pas Français de naissance.
Narcisse lui arracha la bouteille des mains, craignant
peut-être qu’il la fasse disparaître s’il n’agissait pas prestement. La fiole
n’était pas plus grosse que son petit doigt; elle était faite d’un verre épais.
Elle ne contenait que quelques gouttes d’un liquide vert qui laissait des
traces grasses lorsque Narcisse l’agitait. Lorsque Jean-Baptiste l’examina à
son tour, il découvrit que le liquide dégageait un arôme d’herbe et d’épices
trop complexe pour en identifier les constituants.
« Et bien bravo », dit Narcisse d’un ton moqueur.
« Tu te promènes avec un liquide vert dans tes poches. Mais encore? »
Grégoire s’avança sur sa chaise pour répondre sur le ton de
la confidence : « Je ne vous ai jamais dit comment j’ai acquis les
moyens qui alimentent ma rente, n’est-ce pas?
— Je présumais que tes parents sont assez fortunés pour se
soucier du bien-être de leur fils », répondit Jean-Baptiste.
« Tous n’ont pas votre chance, quoique je ne vous en
veuille pas de le présumer; sachez toutefois que j’ai acquis ma fortune par mes
propres moyens, ou plutôt cette fiole m’a fourni les moyens de
l’acquérir. »
Une fois de plus, le sens dramatique de Grégoire réussissait
à piquer l’intérêt de ses compagnons. « Lorsque j’ai acheté cette fiole,
elle était pleine au trois quarts; il suffit de trois gouttes de cette
décoction pour que quiconque l’ingère ne puisse se soustraire aux ordres que je
lui donne… »
Déjà, Jean-Baptiste entrevoyait les réponses qu’il donnerait
à la question : que ferais-je si je
pouvais commander les autres? Narcisse sembla entretenir la même réflexion
pendant quelques secondes avant de poursuivre sur un ton railleur :
« Ton boniment ne prouve rien, une fois de plus! Donne-moi à boire de ton
liquide, je saurai sans l’ombre d’un doute qu’il fonctionne si je peux
ressentir par moi-même son effet! Jean-Baptiste pourra toujours veiller à ce
que tu n’abuses pas de ton pouvoir!
— J’ai une meilleure idée », répondit Grégoire alors
que le tenancier les ravitaillait finalement. Il versa soigneusement trois
gouttes dans son verre avant de prendre celui de Narcisse pour se rendre en titubant jusqu’à la sortie.
La nuit était moins avancée que leur état d’ivresse; les
gens allaient et venaient encore en bon nombre. Il arrêta une jolie femme de
vingt-deux à vingt-quatre ans qui passait par là, un panier vide à la main.
Jean-Baptiste et Narcisse se trouvaient assez prêt de la
sortie pour entendre Grégoire lui dire : « Madame, je suis
sincèrement désolé de vous importuner, mais je le dois néanmoins. »
La femme s’arrêta. « Mais que faites-vous là, piqué
dans la rue, un verre dans chaque main?
— C’est bien la raison pour laquelle je dois me montrer
importun; si vous avez quelques minutes à m’accorder, je vous expliquerai
pourquoi je me trouve ici ainsi que pourquoi je vous ai arrêtée.
— Expliquez : je vous écoute.
— Depuis toujours, je souffre d’une telle timidité envers
les femmes que mes amis, que vous voyez là-bas par l’entrebâillement, se
moquent sans cesse de moi. L’un d’eux m’a parié que je ne réussirais pas à
adresser la parole à une femme dans la rue avant la fin de l’heure; il a même
ajouté qu’il me remettrait deux fois la mise si je réussissais à partager une
coupe de vin avec elle, et quatre fois si elle m’embrassait avant la fin de ce
délai.
— Je devrai vous décevoir, Monsieur, car je suis une femme
mariée; consolez-vous toutefois du fait d’avoir déjà vaincu votre timidité et
gagné votre pari!
— Je vous remercie d’avoir pris part dans ma victoire,
Madame; si vous le permettez, je vous remercierai en vous offrant la coupe que
je vous destinais de toute manière. Vous pourrez ainsi retourner chez vous avec
la double satisfaction de m’avoir permis de gagner le pari, ainsi que celle
d’avoir coûté quelques sous à ces mauvais amis qui m’ont conduit à vous
importuner. »
La femme réfléchit un instant puis elle haussa les épaules
et accepta la coupe. Elle la but d’un trait avec un sourire espiègle en
regardant Jean-Baptiste et Narcisse droit dans les yeux.
Lorsqu’elle eut fini de boire, son regard devint vacant et
ses épaules tombèrent, comme si elle avait bu une bouteille et non un verre.
Grégoire lui murmura à l’oreille et elle le suivit à l’intérieur.
Il se planta devant la table avant de dire :
« Alors?
— Je ne vois rien d’impressionnant dans le fait que cette
femme t’aie suivi jusqu’ici…
— Oh, je ne prétendais pas démontrer quoi que ce soit;
suivez-moi plutôt jusqu’à ma chambre, je vous ferai la preuve de sa docilité
absolue… »
Narcisse et Jean-Baptiste échangèrent une œillade où chacun
semblait demander à l’autre Osera-t-il?
Oserons-nous? Narcisse, le visage rougi, frappa la table du poing avant de
dire d’une voix traînante: « Je voudrais bien voir ça! » Il se leva.
En d’autres temps, Jean-Baptiste aurait décliné pour plutôt
suggérer une démonstration moins scandaleuse. Ce soir, l’ivresse décida à sa
place; il se leva donc à son tour – en prenant soin de tenir son chapeau de
manière à cacher stratégiquement le signe sans équivoque de son émoi présent.
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