La vague d’inquiétude s’était brisée lorsqu’il avait refait
surface peu après, en offrant des paroles rassurantes à ses parents et ses amis
tout en demeurant obstinément coi quant aux motifs de sa disparition. En lui
parlant au téléphone, Alexandre avait cru détecter une part de détresse enfouie
sous ses paroles calmes. Alexandre s’était donc invité à son appartement de la
10e avenue.
Lorsqu’Alexandre l’avait questionné sur les suites de sa
manœuvre auprès d’Aleksi au Den, ou de l’avancement de ses tentatives d’infiltration,
Édouard n’avait répondu que par des haussements d’épaules ou des mouvements de
sourcils. Après de longues minutes frustrantes à tenter de tirer les vers du
nez d’Édouard, Alexandre s’était exclamé : « Tu as réussi! Tu as
réussi mais, tu ne peux pas en parler! »
Ils avaient souvent parlé d’hypnose après avoir été
confrontés tous les deux à l’altération de leurs souvenirs; Alexandre avait
compris que quelqu’un empêchait Édouard de s’exprimer librement.
Édouard lui avait lancé une œillade soulagée malgré son
visage autrement inexpressif. Une autre hypothèse avait jailli à la suite de la
première. Alexandre avait alors emprunté le crayon d’Édouard pour
griffonner : PENSES-TU ÊTRE SOUS ÉCOUTE?
Il avait fait non
de la tête. « Mais tu ne peux pas me parler? » Il était immédiatement
retourné en mode impassible. Comme il avait pu répondre non à une supposition erronée d’Alexandre, son mutisme était
soudainement devenu éloquent.
Alexandre avait alors noté que depuis le début de leur
échange, Édouard tâtait et manipulait sans cesse son téléphone, tantôt en lui
donnant des chiquenaudes, tantôt en l’alignant soigneusement avec la bordure de
la table. Il lui avait fallu un moment pour le remarquer, mais Alexandre avait
finalement compris le message derrière son manège.
« Tu as encore tout enregistré sur ton
téléphone? »
Retour au silence impassible : il avait visé juste. Lorsqu’Alexandre
avait pris le téléphone pour écouter les enregistrements, Édouard s’était
affaissé sur le dossier de sa chaise en inspirant profondément : il avait
réussi à passer son message.
C’est à ce moment qu’Alexandre découvrit avec stupéfaction tout
ce que son oncle avait traversé. Ils avaient moins affaire à des hypnotiseurs
qu’à des… magiciens? Il avait aussi entendu Aleksi dicter à Édouard son
interdiction de révéler quoi que ce soit à des non-initiés. Mais Édouard était
rusé : vers la fin de l’enregistrement, il avait pris l’habitude de
détailler au maximum ce qu’il voyait ou faisait pour aider tout auditeur à bien
saisir ce dont il était question.
Après quelques heures à écouter l’enregistrement, Alexandre
lui avait dit : « Est-ce que je vais pouvoir emprunter ton téléphone
de temps en temps? »
Édouard avait répondu avec un grand sourire: « Tu
lis mes pensées, Alex. »
Ils avaient convenu d’organiser une rencontre hebdomadaire
pour permettre à Alexandre de copier discrètement les enregistrements. Les deux
premiers échanges s’étaient déroulés à merveille; aujourd’hui, Alexandre
attendait le troisième.
Il était attablé à un café jouxtant une rue piétonnière fort
achalandée du Centre, son ordinateur ouvert devant lui. Il affectait le calme
du citadin en congé – c’était le cas, il ne travaillait pas cette nuit – mais derrière
sa façade, il n’en pouvait plus d’attendre le nouvel arrivage.
Son pouls s’accéléra lorsqu’il vit apparaître son oncle au
coin de la rue, vêtu de jeans et d’une chemise fripée. Dès qu’Édouard remarqua
la présence de son neveu, il s’appliqua à ne plus le regarder. Alexandre fit
pareillement.
Édouard alla se planter à un arrêt d’autobus à quelques pas
de la table d’Alexandre. Il prit un journal d’une boîte distributrice avant de
s’appuyer sur la clôture de fer forgé qui séparait la terrasse de la rue.
Alexandre n’eut qu’à étirer la main pour prendre le téléphone dans sa poche
arrière. En moins de deux minutes, les fichiers étaient transférés sans laisser
de trace – avantage notable par rapport à un transfert par Internet. Il ferma le
portable et s’engagea dans la rue à son tour. Lorsqu’il passa devant Édouard,
il glissa discrètement le téléphone dans le journal d’Édouard, maintenant roulé
sous son bras.
Était-ce nécessaire de procéder ainsi? Probablement pas – mais
c’était assurément plus prudent. Philippe Gauss aurait pu être fier de son fils
et de son frère.
Alexandre courut ensuite chez lui pour écouter les fichiers,
stimulé à l’idée d’en apprendre davantage sur les mystérieux nouveaux amis de
son oncle – mais surtout, de continuer à s’entraîner aux exercices
purificatoires et méditatifs qu’ils lui apprenaient…
Sans qu’un initié ne lui ait soufflé le moindre mot sur le
sujet, Alexandre avait commencé sa formation.
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