dimanche 27 janvier 2013

Le Noeud Gordien, épisode 254 : Congé

Les gens de l’hôpital examinèrent Édouard sans rien trouver qui puisse les inquiéter. Mais comme un coma est une chose sérieuse, d’autant plus lorsque les causes demeurent inconnues, ils insistèrent pour le garder sous observation un autre vingt-quatre heures.
Quoiqu’apparemment coute dans sa durée, cette période apparut éternelle aux yeux d’Édouard. On l’avait déplacé dans une chambre semi-privée qu’il partageait avec un gros bonhomme qui ne quittait la télévision des yeux que pour roupiller en ronflant. Or, Édouard demeurait en proie à son obsession avec une intensité d’autant plus forte qu’il avait l’impression d’avoir gaspillé du temps précieux durant son inconscience. Il dut composer avec les mêmes contraintes qu’il avait découvertes lorsque Claude Sutton l’avait rejoint au chalet : d’une part, il était tout habité par les élans de sa compulsion; d’autre part, il lui était impossible d’agir de manière à révéler ses connaissances occultes. Bref, il se retrouvait encore coincé à devoir obéir à deux directives impérieuses… mais incompatibles.
Il passa donc la journée en proie à une agitation impossible à satisfaire. Au crépuscule, il eut l’espoir d’un répit : Ozzy vint battre des ailes contre la fenêtre de sa chambre pendant l’une des siestes de son voisin. Son cœur bondit en l’apercevant; il alla à sa rencontre, torturé par ses courbatures qui lui donnaient l’impression de charroyer une tonne de ciment – il allait devoir bouger un bon coup avant que ses muscles ne retrouvent leur tonus. Il fut découragé de découvrir que les fenêtres étaient scellées. Ozzy crailla en répétant le signal qu’il utilisait pour entrer au chalet. « Je vais sortir bientôt, ok? Attends-moi. Non, je ne peux pas te faire entrer… Je voudrais bien! » La corneille finit par pousser un cri frustré avant de s’envoler jusqu’à un arbre de l’autre côté du stationnement de l’hôpital.
Son voisin de chambre tomba endormi en début de soirée. Édouard alla s’assurer que la porte était bien fermée, puis il tenta de méditer sans trop de succès – il devait tout recommencer dès qu’un son se faisait entendre, des pas dans le corridor ou un message à l’intercom. Il finit par glisser dans le sommeil un peu avant le lever du soleil.
Il fut réveillé par une double étreinte accompagnée de piaillements joyeux. « Papa! Papa!
— Doucement, les filles! », dit une voix bien connue. Geneviève. Édouard ouvrit les yeux.
Les vieux couples, même les ex-couples, ont souvent une capacité à reconnaître d’un coup d’œil des assortiments complexes d’émotions dans l’expression de leur partenaire. Le visage de Geneviève affichait une certaine tendresse, mais aussi une part d’angoisse.  
« Je suis content de vous voir », dit Édouard, encore un peu sonné. Ses deux filles l’étreignaient comme si elles étaient soudées à lui. Jessica essayait de cacher ses pleurs en essuyant ses larmes et son nez avec sa manche. Alice ne pleurait pas, mais elle avait les yeux assez bouffis et cernés pour qu’Édouard s’en inquiète.
« Tu peux marcher? », demanda Geneviève.
« Oui. C’est vraiment gentil d’avoir pensé à moi! » Il se sentait coupable d’avoir si peu pensé à elles…
« Est-ce que tes docteurs ont été au moins capable de dire c’était quoi ton problème? Nous, on était mortes de trouille…
— Mon docteur ne m’a rien dit », répondit Édouard. « Mais vu qu’ils n’ont pas trouvé de cause directe, ils m’ont dit qu’il n’y avait pas vraiment de chances que ça se reproduise. » Édouard lut dans l’expression de Geneviève que le mensonge la soulageait… mais qu’il ne l’avait pas entièrement convaincue.
Ils quittèrent l’hôpital à pas lents, Édouard s’appuyant parfois sur l’épaule de Geneviève ou d’Alice. Il avait espéré que sa corneille le rejoigne dès sa sortie, mais Ozzy n’était nulle part en vue. Il avait bien hâte de la présenter à sa famille.
Une fois dans la voiture, Jessica demanda : « Est-ce que tu vas garder ta barbe? »
— Trouvez-vous que ça me fait bien? » Les deux filles firent la grimace; Geneviève demeura fixée sur la route comme si elle n’avait rien entendu. Édouard devinait à son attitude qu’une discussion sérieuse se préparait. Il aurait voulu l’éviter à tout prix; tout ce qu’il voulait, c’était méditer, travailler, prendre soin de sa corneille… et rien d’autre.
Il ne s’était pas trompé. « Restez ici une minute », dit Geneviève une fois arrivé chez lui. Elle l’accompagna jusqu’à sa porte. Il faut qu’on se parle était affiché sur son visage avec la clarté d’un panneau publicitaire. Elle le regarda longuement sans rien dire, les bras croisés, comme si elle cherchait ses mots. « Écoute, Édouard, ta vie c’est ta vie, c’est pas à moi de juger… Mais qu’est-ce qui se passe avec toi? Tu dis que tu t’en vas New York, tu coupes toutes les communications, puis tu refais surface dans le coma, dans La Cité? Les filles ont besoin de leur père. Alice… Alice m’inquiète. Pendant que tu n’étais pas là, elle s’est sauvée dans le milieu de la nuit… Une chance que je l’ai rattrapée avant qu’il ne lui arrive quelque chose… Ta fille ne va pas bien. Elle est suivie par une psychiatre… Elle a besoin de toi. Nous avons besoin de toi. Tu comprends?
 — Oui », répondit-il sans hésiter, plus honteux que jamais. Sa petite fille, fugueuse? À son âge? Son inquiétude prit presque le pas sur sa compulsion. Presque. « Je m’excuse de ne pas avoir été là alors que vous aviez besoin de moi. Je suis en train de travailler sur une affaire… »
Geneviève leva les yeux au ciel avec une expression qui disait : encore cette excuse? « Tu n’es pas au chômage? »
De son ton le plus sérieux, il dit : « Geneviève. Cette affaire, c’est la plus importante de ma carrière. De très, très loin. » 
— Je t’ai souvent vu être passionné par tes dossiers, mais tu n’as jamais exagéré lorsque tu disais que tu tenais quelque chose de gros.
— Oui. Je te remercie de me prendre au sérieux. Je travaille sur quelque chose qui va avoir une portée historique…
— Qu’est-ce que c’est?
— Je ne peux pas t’en parler pour l’instant. Littéralement. Mais je te promets que dès que je peux, tu vas le savoir. Ok? »
Geneviève acquiesça après une brève hésitation. « Y’a autre chose », dit-elle. « J’ai recommencé l’école…
— Félicitations! C’est une bonne nouvelle! Dans quel domaine?
— Technique de travail social. En fait, avec l’école en plus de mon travail, je vais avoir besoin que tu fasses ta part avec les filles… Je sens que mes parents arrivent à leur limite… Mais surtout, ça va leur faire du bien de te voir… »
Édouard sentit sa gorge se nouer. Il avala difficilement. Les filles dans le décor signifiaient qu’il se retrouverait dans la même impasse qu’à l’hôpital. « Est-ce que tu peux me donner quelques jours, question que je finisse de me remettre? »
Geneviève lui fit un sourire tendre. « Prends la semaine pour refaire tes forces. Je t’amène les filles dimanche prochain. »
Édouard força un sourire en priant pour que Gordon trouve un remède d’ici là. Parce qu’il ne pourrait pas s’occuper des filles dans son état actuel… Et qu’il n’était absolument pas question qu’il se tourne vers Avramopoulos pour avoir son antidote

dimanche 20 janvier 2013

Le Noeud Gordien, épisode 253 : Anonymes

Lorsque Raul Cerra entra dans la pièce, il se mit à penser : Cliché! Cliché! Cliché!
C’était un sous-sol d’église du Centre, beaucoup trop grand pour les besoins de la réunion. Le mobilier et les gens étaient agglutinés dans un seul tiers de la pièce. Des chaises pliantes avaient été disposées en trois rangées – peut-être le seul accroc au cliché : il s’était attendu à un cercle. En périphérie de cet auditorium en pièces détachées se trouvait une table, pliante elle aussi, qui portait une cafetière industrielle, une bouilloire électrique, des sachets de thé Orange Pekoe bon marché, un paquet de vingt-quatre muffins dans un emballage en plastique rigide… Mais les pires clichés étaient sans conteste les gens, des pauvres types mal vêtus, mal rasés, mal aimés… Raul aurait été surpris que l’addition de leur scolarité dépasse la sixième année du primaire.
Il allait s’en aller lorsque l’un d’eux vint à sa rencontre. C’était un type dans la cinquantaine, barbu, avec une chemise à carreaux et des jeans élimés. « Salut, moi c’est Martin. Première fois ici?
— Première fois dans… ça en général.
— Est-ce que tu sais comment on fonctionne?
— Un peu. » Ri-di-cule. Qu’est-ce que j’espérais en venant ici?
« Aujourd’hui, il va y avoir une série de prises de parole. Les gens vont parler de l’impact de leur consommation dans leur vie, ou de leur processus de changement. La personne en avant est la seule qui parle; c’est pas une discussion. T’es pas obligé d’aller en avant aujourd’hui, mais la meilleure façon de commencer ta démarche, c’est de le faire. Pas de pression. Tu le fais quand t’es prêt. »
Raul acquiesça; après un moment d’hésitation, il alla s’asseoir au bout de la rangée du fond.
Ce fut Martin qui ouvrit la réunion en souhaitant la bienvenue à tous puis en décrivant le déroulement de la rencontre. Raul n’écoutait que d’une oreille, peut-être moins encore. Il continuait à se demander ce qu’il faisait là, s’il n’était pas mieux de s’en aller... Pourquoi continuer dans cette direction pathétique? Une partie de lui connaissait la réponse. Parce que je ne réussirai pas tout seul.
Le premier qui prit la parole était un autre barbu qui se présenta sous le nom de Maurice (« Salut Maurice! », répondit l’assistance, soucieuse de ne manquer aucun cliché). Son visage portait quelques traces jaunes, des ecchymoses en voie de disparition. « J’ai fait le cave longtemps. Me semble que toute ma vie, c’est de plus en plus de marde. Encore c’t’été, je me suis mis dans la marde pour me sortir de la marde avec quelqu’un d’autre. Tout ce que je fais, c’est me mettre dans la marde. »
Oh boy, un poète en plus! ironisa Raul.
« C’est comme si j’aurais traîné toute ma marde toute ma vie, mais là ça va faire. Là, ça fait trois semaine que je suis sobre, pis je pense que je vas finir par respirer un peu. J’ai pu envie de me tirer une balle. J’ai envie de régler ma marde. » Un silence malaisé s’ensuivit. « C’est toutt’. » Il retourna s’asseoir; les gens autour de lui l’accueillirent avec une tape dans le dos, un sourire, un pouce levé. Mon Dieu! Tout cela est très gênant, pensa Raul.
« Quelqu’un d’autre veut prendre la parole? On a des nouveaux visages aujourd’hui… »
Le regard de l’animateur fit le tour complet des membres de l’assistance, mais Raul se sentit évidemment interpellé. Quelques-uns se tournèrent vers lui. Le poids de la pression des pairs se fit sentir… Moi qui pensais que la pression faisait commencer à consommer… Apparemment elle servait aussi chez ceux qui voulaient cesser. Il soupira et marcha à l’avant. Arracher un pansement, entrer dans l’eau froide… Les hésitations ne rendaient le tout que plus pénible. Il fallait y aller à fond. Au pire, je pourrai abandonner en sachant que j’ai essayé.
« Je m’appelle Raul…
— Salut, Raul!
— Je me demande un peu ce que je suis venu faire ici. » Il s’attendait à moitié à ce qu’on lui donne des raisons d’être là, qu’on le force à poursuivre, à la rigueur qu’on le chasse… Mais personne ne dit rien, pas même un chuchotement. Il avait l’attention complète de l’assistance, même s’il n’avait rien à offrir. Il passa sa main sur son front. Parler en public, surtout de choses comme ça, n’était jamais facile.
« Je n’ai jamais pris de drogue, et je n’aime pas l’ivresse non plus. L’an passé, on m’a forcé à consommer. Ça a été une révélation pour moi. Au début, j’ai fait attention, mais l’idée ne me quittait pas. J’ai fini par réessayer, mais ça n’était pas comme la première fois. Ma première dose était massive; même en en reprenant autant… »
Martin leva le doigt. « Ici, on essaie de ne pas parler de la consommation comme telle, mais des impacts de la consommation sur notre vie. Ou de la sobriété, bien entendu.
— Oh. Ok. Je comprends. Excusez-moi. Tout cela est nouveau pour moi. » Raul inspira profondément. Allait-il vraiment aller là? Avec des inconnus? La première fois?
« C’était de l’Orgasmik. 
— Hrmph », laissa échapper une femme au premier rang en croisant les bras, renfrognée.
« Gigi… », dit l’hôte sur le ton d’un parent qui avertit son enfant qu’il a intérêt d’oublier ce qu’il s’apprête à faire. À voir son visage émacié et sa dentition pourrie, Raul devina qu’elle devait se débattre avec des drogues autrement plus ravageuses. Elle garda son air renfrogné mais ne dit rien d’autre.
Raul continua. « Je suis devenu obsédé par cette sensation. Après, le sexe ne faisait plus rien pour moi. J’ai toujours eu une bonne chimie avec ma femme… » C’est normal pour un chimiste, pensa-t-il en ajoutant un cliché de son cru. « …mais après, ça n’était plus pareil. Je n’ai même pas remarqué lorsqu’elle a commencé à s’éloigner de moi. Elle me dit que j’ai changé, qu’elle ne me reconnaît plus. Elle a raison. Il faut que je fasse quelque chose. » Un long silence s’ensuivit. « Ça fait huit jours qu’elle est partie. » C’était peut-être ce qui faisait le plus mal.
Le silence s’étira jusqu’à ce que l’hôte dise : « Merci Raul. » Ce fut à son tour de recevoir les petites marques de support et d’appréciation des autres. Prendre la parole ne l’avait peut-être pas soulagé de son mal, mais il se sentait déjà un peu moins seul devant son problème. Wow. Les clichés continuent
Le reste de la réunion passa plus rapidement que le début aux yeux de Raul. À la fin, pendant que les autres se dispersaient ou allaient griller une cigarette dans la rue, Martin approcha Raul.
« Est-ce qu’on va te revoir?
— Je pense que oui.
— C’est bon. On n’est pas la police. C’est toi qui prends ta démarche en main. Mais plus tu es sérieux dans ce que tu fais, plus tu as des chances que ça marche. » Il lui tendit un dépliant. « Tu connais les douze étapes?
— Un peu. Comme tout le monde, j’imagine. » Il lut le feuillet. « À ce sujet… La partie sur l’être supérieur… Je ne suis pas vraiment… Moi, la religion… »
Avec un sourire, l’hôte dit : « C’est la question que j’ai le plus souvent venant des nouveaux. Ça n’est pas quelque chose de religieux. C’est plutôt spirituel. 
— C’est quoi la différence?
— La religion c’est les églises, la Bible et les prêtres. La spiritualité, ça passe d’abord par toi.
— Oh. » Il n’était pas certain de voir la distinction. « Je comprends. Merci. »
Maurice l’aborda alors qu’il sortait. « Heille, j’ai entendu ce que t’as dit… » Raul se contenta de lui répondre par un sourire poli. « Moi aussi je pensais comme toi. Mais y’a du monde dans le groupe qui m’ont fait découvrir de quoi…
— Quoi? 
— C’est une guérisseuse dans le Centre-Sud. Man, je te dis, quand tu la vois, tu sais qu’elle est spéciale. Tu devrais venir avec nous autres un bon jour.
— Ah bon… Je vais y penser. » Maurice parut satisfait.
C’était évidemment déjà réfléchi. Il y avait des bonnes personnes dans le groupe – Martin le premier –, mais ce Maurice était clairement un peu fêlé. Raul n’allait certainement pas aller dans le Centre-Sud, encore moins pour écouter parler un gourou! Il était bien content du fait de rester anonyme. Cela lui permettrait de tenir ces gens à distance en-dehors des réunions.

dimanche 13 janvier 2013

Le Noeud Gordien, épisode 252: Réanimation

Une puissante amertume dissipa le néant. Son aigreur était telle que du lait caillé aurait paru doux en comparaison. Un haut-le-cœur traversa les tripes d’Édouard comme une avalanche.
Une main le maintint toutefois en place, l’empêchant de ruer dans son lit. Une voix masculine lui disait « Calme… Tout va bien… Tout va bien… »
Même ouverts, ses yeux ne distinguaient rien que du flou. Il lui fallut de longues secondes pour que sa vision s’ajuste et qu’il distingue qui lui avait parlé. « Gordon… » Édouard ne reconnut pas sa voix. Elle était rauque, graveleuse, murmurant lorsqu’il avait cru s’exclamer. Il comprit qu’il était alité dans un hôpital. « Qu’est-ce que je fais ici? Qu’est-ce qui m’est arrivé? »
Il toucha son corps ici et là sans ressentir de douleur. Il se sentait horriblement faible, mais au moins il n’était pas estropié. Gordon lui demanda : « Quelle est la dernière chose dont tu te rappelles? »
Les souvenirs fuyaient; ils étaient aussi difficiles à saisir qu’un poisson dans un ruisseau. « Je m’étais installé dans le chalet des Sutton… Puis… je suis revenu à La Cité… Je me souviens d’une camionnette… Le conducteur… OZZY! » Édouard se redressa brusquement, ce qui s’avéra une très mauvaise idée. Il se mit à tousser, puis la nausée qu’il avait cru esquiver revint à la charge. Son ventre convulsa en tentant d’expulser quelque chose même s’il n’y avait presque rien. Ces éructations répétées réussirent tout au plus à lui faire cracher un mélange de bave et de bile auquel se trouvaient mêlées des parcelles d’herbe qui s’avérèrent aussi infectes à la sortie qu’elles l’avaient été à l’ingestion.
« Qu’est-ce que c’est que cette merde? », dit Édouard en haletant, les yeux pleins d’eau.
Gordon lui en tendit une grosse motte. « Chique-en encore, sans quoi tu retomberas peut-être dans le coma.
— Ça n’existe pas, un médicament qui goûte bon? » Il tenta un sourire mais il ne réussit qu’à grimacer. Il recommençait à ressentir la présence de sa corneille au loin, quoique de façon très diffuse. Il n’avait pas à s’inquiéter : elle allait bien.
« Je suis désolé du désagrément. Il m’a fallu plusieurs essais avant d’obtenir ce résultat. Je suis bien content que celui-ci ait fonctionné.
— Un instant. Nous sommes quelle date?
— Le six septembre. »
C’est en découvrant qu’il avait passé tout ce temps alité que la compulsion se fit sentir à nouveau. « Mais c’est horrible! Je dois me remettre au travail!
— C’est juste », répondit Gordon. « Nous avons encore beaucoup à accomplir. Édouard? Est-ce que tu m’écoutes?
— Oui, oui », répondit-il, pendant qu’il visualisait sa routine d’exercices et de méditations. Une réponse plus honnête aurait été pas vraiment.
« J’allais dire que tu as été victime d’un contrecoup. Pour faire une histoire courte, certains endroits sont saturés d’une énergie dangereuse pour les praticiens. C’est le cas du Centre-Sud, et maintenant du Centre-Ouest… Tu n’avais aucune façon de le savoir, alors tu as encaissé sans protection… Tu as été chanceux de t’en sortir. Si Hoshmand ne t’avait pas trouvé à temps… »
Hoshmand? Édouard avait beau essayer, il ne se souvenait de rien à ce propos.
Gordon continua : « La bonne nouvelle, c’est que s’il y a eu un contrecoup, c’est un indice clair que tu as développé un certain niveau d’expertise. Je n’ai jamais vu quiconque se développer aussi vite que tu l’as fait, rien même qui s’en rapproche…
— C’est parce que j’ai demandé à Avramopoulos de me rendre obsédé par ma progression. »
Le visage de Gordon s’éclaira. « C’est… une excellente idée, ma foi! Si bonne, en fait, que je me demande pourquoi nous ne l’avais jamais eue auparavant!
— C’est épuisant à la longue, mais ça marche… Je m’exerce jusqu’à l’épuisement, puis je recommence au réveil…
— Maintenant que ton acuité est réveillée, je ne crois pas qu’il soit aussi pertinent que tu t’infliges ce régime maniaque. Je te suggère de demander à ton maître d’y mettre fin. »
Édouard grimaça. « Je préférerais que ce soit toi. Tu pourrais le faire?
— Comme je ne suis pas celui qui a créé l’effet, j’aurais à trouver comment l’annuler d’abord, mais ce serait éventuellement possible. Il est important que nous inventions une explication plausible, sans quoi Avramopoulos saura que tu travailles avec moi ou l’un de mes alliés.
— D’accord. Je peux continuer à travailler durant ce temps… Je n’ai qu’à suivre mon impulsion…
— Tu es maintenant prêt à apprendre des procédés…
— Mes premières formules magiques?
— En quelque sorte, oui. Puis nous pourrons travailler à notre objectif final… »
L’esprit d’Édouard était encore trop embrouillé pour comprendre de quoi Gordon parlait.
« …révéler au monde l’existence de notre art… »
Ah, ça. Le scoop du millénaire, rien de moins.
Gordon se retira et Édouard activa la sonnette — ce devait être une chose inhabituelle dans une chambre de comateux. Il ne fallut que quelques secondes pour qu’un infirmier arrive et appelle en docteur. Et une autre victoire pour la médecine moderne, pensa Édouard pendant qu’on l’auscultait.

dimanche 6 janvier 2013

Le Noeud Gordien, épisode 251: Un clin d'oeil

« Qu-quoi? », répéta Mandeville en hoquetant, les yeux écarquillés. « Tu vois Harré?
— Je ne le vois pas seulement : il m’a vue aussi. »
Mandeville cacha sa bouche d’une main. « Qu’est-ce qu’il fait?
— Il est tout crispé, comme s’il essayait de supporter une souffrance, ou peut-être un poids lourd. Après son clin d’œil, c’était comme si l’effort était devenu encore plus intense.
— Comment peux-tu le voir? Comment as-tu…
— Je ne sais pas. Mais il est toujours là… » Harré était moins grand qu’elle ne l’avait imaginé. Son effort apparent donnait une image diamétralement opposée aux descriptions qu’elle avait recueillies de lui, avec son sourire fou et ses paupières qui ne cillaient jamais. Il n’avait certainement pas l’air de l’assassin responsable de la mort des plus grands Maîtres de son époque.
Mandeville ferma les yeux et cultiva son état d’acuité. Elle les rouvrit, fit non de la tête, puis recommença, cette fois en employant une technique en mouvement que Félicia ne connaissait pas. Après plusieurs essais, elle soupira, exaspérée. « Je ne comprends pas ce que tu fais de plus que moi. Je suis tout au plus capable de percevoir l’énergie dont je t’ai parlé…
— Elle émane peut-être de l’impression de Harré…
— Il n’a plus bougé depuis le clin d’œil?
— Non.
— Et tu es sûre qu’il a bougé? Je veux dire… Pourrais-tu avoir mal vu? Félicia croisa les bras en faisant la moue. « Bon, bon, d’accord », enchaîna Mandeville. « Pensons à d’autres pistes. »
Mandeville cacha son visage entre ses mains et exhala bruyamment. Elle frotta ses yeux, lissa ses cheveux, massa son cou, tout ce temps perdue en réflexion. Après cinq secondes, Félicia luttait pour ne pas taper du pied; après une vingtaine de secondes, elle regarda sa montre; après une minute, Mandeville continuait à se tripoter sans rien dire.
« Je pourrais essayer de communiquer avec lui », tenta Félicia. Le visage de Mandeville prit l’expression qui accompagnait généralement ses déclarations que telle ou telle chose était impossible, mais cette fois elle ne dit rien. Félicia continua sur sa lancée. « Depuis que j’ai créé ma cloche de verre, les impressions ont modifié leur comportement… Du jamais vu. Peut-être que mon dispositif a changé quelque chose en moi… Là, avec ce clin d’œil, c’est plus qu’un comportement statique, c’est une première vraie interaction. Peut-être que je pourrais faire quelque chose…
— Comme quoi? »
Personne ne savait encore que Félicia avait pu tirer des informations des impressions de son père et d’autres criminels de La Cité, mais elle n’était pas assez stupide pour ouvrir son esprit à l’impression du praticien le plus puissant de l’histoire… Le fait que Mandeville ne puisse pas le voir, la présence d’une énergie inconnue sur place, et plus encore le clin d’œil qu’il avait décroché à Félicia lui laissait entendre qu’elles avaient affaire à autre chose qu’à la simple image d’un homme mort.
« Je pourrais, par exemple, essayer de le prendre dans une cloche de verre », répondit Félicia en souriant. « S’il est capable de m’entendre, surtout s’il souffre dans son état actuel, je suis certaine que j’aurai son consentement… »
Malgré le temps frais, une goutte de sueur roula sur la tempe de Mandeville. « Non. Je te l’interdis. Toi-même, tu comprends mal ton dispositif.
— Je… 
— Tu ne devrais pas sous-estimer la dangerosité de tout ce qui touche à Harré… Dans un premier temps, nous devons mieux comprendre ce qui te permet de le voir; ensuite, il nous faut étudier davantage la cloche que tu as déjà… Quoi?
— Ma première cloche a été brisée durant mon absence de La Cité.
— Quoi? Comment…
— Je ne sais pas. Je découvrirai bien. En attendant, je peux en fabriquer une nouvelle…
— Non. C’est mon dernier mot. Nous devons d’abord consulter les autres afin de décider que faire de ce phénomène.
— Mais…
— Pas de mais. Tu ne sembles pas réaliser à quel point cette découverte est troublante. Et si c’était un piège tendu par Harré dans ses derniers instants? Et si l’énergie radiesthésique ambiante créait un contrecoup comme au Hilltown? »
Malgré sa mine renfrognée, Félicia reconnut que Mandeville n’avait pas complètement tort. Bien entendu, cela n’allait pas l’empêcher de travailler sur la création d’une nouvelle cloche de verre en attendant… Au cas où…