dimanche 27 janvier 2013

Le Noeud Gordien, épisode 254 : Congé

Les gens de l’hôpital examinèrent Édouard sans rien trouver qui puisse les inquiéter. Mais comme un coma est une chose sérieuse, d’autant plus lorsque les causes demeurent inconnues, ils insistèrent pour le garder sous observation un autre vingt-quatre heures.
Quoiqu’apparemment coute dans sa durée, cette période apparut éternelle aux yeux d’Édouard. On l’avait déplacé dans une chambre semi-privée qu’il partageait avec un gros bonhomme qui ne quittait la télévision des yeux que pour roupiller en ronflant. Or, Édouard demeurait en proie à son obsession avec une intensité d’autant plus forte qu’il avait l’impression d’avoir gaspillé du temps précieux durant son inconscience. Il dut composer avec les mêmes contraintes qu’il avait découvertes lorsque Claude Sutton l’avait rejoint au chalet : d’une part, il était tout habité par les élans de sa compulsion; d’autre part, il lui était impossible d’agir de manière à révéler ses connaissances occultes. Bref, il se retrouvait encore coincé à devoir obéir à deux directives impérieuses… mais incompatibles.
Il passa donc la journée en proie à une agitation impossible à satisfaire. Au crépuscule, il eut l’espoir d’un répit : Ozzy vint battre des ailes contre la fenêtre de sa chambre pendant l’une des siestes de son voisin. Son cœur bondit en l’apercevant; il alla à sa rencontre, torturé par ses courbatures qui lui donnaient l’impression de charroyer une tonne de ciment – il allait devoir bouger un bon coup avant que ses muscles ne retrouvent leur tonus. Il fut découragé de découvrir que les fenêtres étaient scellées. Ozzy crailla en répétant le signal qu’il utilisait pour entrer au chalet. « Je vais sortir bientôt, ok? Attends-moi. Non, je ne peux pas te faire entrer… Je voudrais bien! » La corneille finit par pousser un cri frustré avant de s’envoler jusqu’à un arbre de l’autre côté du stationnement de l’hôpital.
Son voisin de chambre tomba endormi en début de soirée. Édouard alla s’assurer que la porte était bien fermée, puis il tenta de méditer sans trop de succès – il devait tout recommencer dès qu’un son se faisait entendre, des pas dans le corridor ou un message à l’intercom. Il finit par glisser dans le sommeil un peu avant le lever du soleil.
Il fut réveillé par une double étreinte accompagnée de piaillements joyeux. « Papa! Papa!
— Doucement, les filles! », dit une voix bien connue. Geneviève. Édouard ouvrit les yeux.
Les vieux couples, même les ex-couples, ont souvent une capacité à reconnaître d’un coup d’œil des assortiments complexes d’émotions dans l’expression de leur partenaire. Le visage de Geneviève affichait une certaine tendresse, mais aussi une part d’angoisse.  
« Je suis content de vous voir », dit Édouard, encore un peu sonné. Ses deux filles l’étreignaient comme si elles étaient soudées à lui. Jessica essayait de cacher ses pleurs en essuyant ses larmes et son nez avec sa manche. Alice ne pleurait pas, mais elle avait les yeux assez bouffis et cernés pour qu’Édouard s’en inquiète.
« Tu peux marcher? », demanda Geneviève.
« Oui. C’est vraiment gentil d’avoir pensé à moi! » Il se sentait coupable d’avoir si peu pensé à elles…
« Est-ce que tes docteurs ont été au moins capable de dire c’était quoi ton problème? Nous, on était mortes de trouille…
— Mon docteur ne m’a rien dit », répondit Édouard. « Mais vu qu’ils n’ont pas trouvé de cause directe, ils m’ont dit qu’il n’y avait pas vraiment de chances que ça se reproduise. » Édouard lut dans l’expression de Geneviève que le mensonge la soulageait… mais qu’il ne l’avait pas entièrement convaincue.
Ils quittèrent l’hôpital à pas lents, Édouard s’appuyant parfois sur l’épaule de Geneviève ou d’Alice. Il avait espéré que sa corneille le rejoigne dès sa sortie, mais Ozzy n’était nulle part en vue. Il avait bien hâte de la présenter à sa famille.
Une fois dans la voiture, Jessica demanda : « Est-ce que tu vas garder ta barbe? »
— Trouvez-vous que ça me fait bien? » Les deux filles firent la grimace; Geneviève demeura fixée sur la route comme si elle n’avait rien entendu. Édouard devinait à son attitude qu’une discussion sérieuse se préparait. Il aurait voulu l’éviter à tout prix; tout ce qu’il voulait, c’était méditer, travailler, prendre soin de sa corneille… et rien d’autre.
Il ne s’était pas trompé. « Restez ici une minute », dit Geneviève une fois arrivé chez lui. Elle l’accompagna jusqu’à sa porte. Il faut qu’on se parle était affiché sur son visage avec la clarté d’un panneau publicitaire. Elle le regarda longuement sans rien dire, les bras croisés, comme si elle cherchait ses mots. « Écoute, Édouard, ta vie c’est ta vie, c’est pas à moi de juger… Mais qu’est-ce qui se passe avec toi? Tu dis que tu t’en vas New York, tu coupes toutes les communications, puis tu refais surface dans le coma, dans La Cité? Les filles ont besoin de leur père. Alice… Alice m’inquiète. Pendant que tu n’étais pas là, elle s’est sauvée dans le milieu de la nuit… Une chance que je l’ai rattrapée avant qu’il ne lui arrive quelque chose… Ta fille ne va pas bien. Elle est suivie par une psychiatre… Elle a besoin de toi. Nous avons besoin de toi. Tu comprends?
 — Oui », répondit-il sans hésiter, plus honteux que jamais. Sa petite fille, fugueuse? À son âge? Son inquiétude prit presque le pas sur sa compulsion. Presque. « Je m’excuse de ne pas avoir été là alors que vous aviez besoin de moi. Je suis en train de travailler sur une affaire… »
Geneviève leva les yeux au ciel avec une expression qui disait : encore cette excuse? « Tu n’es pas au chômage? »
De son ton le plus sérieux, il dit : « Geneviève. Cette affaire, c’est la plus importante de ma carrière. De très, très loin. » 
— Je t’ai souvent vu être passionné par tes dossiers, mais tu n’as jamais exagéré lorsque tu disais que tu tenais quelque chose de gros.
— Oui. Je te remercie de me prendre au sérieux. Je travaille sur quelque chose qui va avoir une portée historique…
— Qu’est-ce que c’est?
— Je ne peux pas t’en parler pour l’instant. Littéralement. Mais je te promets que dès que je peux, tu vas le savoir. Ok? »
Geneviève acquiesça après une brève hésitation. « Y’a autre chose », dit-elle. « J’ai recommencé l’école…
— Félicitations! C’est une bonne nouvelle! Dans quel domaine?
— Technique de travail social. En fait, avec l’école en plus de mon travail, je vais avoir besoin que tu fasses ta part avec les filles… Je sens que mes parents arrivent à leur limite… Mais surtout, ça va leur faire du bien de te voir… »
Édouard sentit sa gorge se nouer. Il avala difficilement. Les filles dans le décor signifiaient qu’il se retrouverait dans la même impasse qu’à l’hôpital. « Est-ce que tu peux me donner quelques jours, question que je finisse de me remettre? »
Geneviève lui fit un sourire tendre. « Prends la semaine pour refaire tes forces. Je t’amène les filles dimanche prochain. »
Édouard força un sourire en priant pour que Gordon trouve un remède d’ici là. Parce qu’il ne pourrait pas s’occuper des filles dans son état actuel… Et qu’il n’était absolument pas question qu’il se tourne vers Avramopoulos pour avoir son antidote

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire