dimanche 29 juillet 2012

Le Noeud Gordien, épisode 231 : Évaluation, 4e partie

Marianne avait compris immédiatement le désarroi de Geneviève lorsqu’elle avait reçu son appel. Au téléphone, elle réussissait à peine à réduire suffisamment son débit pour être intelligible – existe-t-il signe plus clair qu’une personne a besoin de parler?
 Il n’en fallait pas plus pour qu’elle agrippe son sac et aille la rejoindre. Lorsque Geneviève lui ouvrit, Marianne réalisa que le mot désarroi était faible : son amie était carrément paniquée.
« Merci d’être venue », lui dit-elle en l’étreignant. La bise ne dura qu’un instant; Geneviève se mit à tourner en rond dans l’appartement exigu et chargé de vêtements, de jouets et de vaisselle à la traîne.
« C’est rien. La seule chose que j’ai comprise c’est que ta fille ne va pas bien. C’est rien de grave j’espère?
— Je ne le sais pas. Je ne sais juste pas. Maudite marde, où est Édouard quand j’ai besoin de lui? »
Marianne passa à la cuisine. Elle ouvrit l’armoire pour la trouver vide; elle dut se contenter des verres à vin qui s’accumulaient sur le comptoir, une tache sombre et opaque au creux de chacun. Elle en rinça deux en grattant leur fond avec son ongle, puis elle les remplit à même la boîte de trois litres de rouge qui se trouvait sur le comptoir, entre le grille-pain et le four à micro-ondes. Elle amena les verres pleins à rebord sur la table de cuisine. « Viens t’asseoir, tu m’étourdis. »
Geneviève but à moitié le verre sans s’asseoir. À défaut de guérir sa fébrilité, l’alcool parut inspirer Geneviève. « Oh, est-ce que ça te tente de fumer un joint?
— Si ça peut t’aider, pas de problème. » Geneviève disparut un instant et revint avec un coffre à bijoux d’où elle tira tout le nécessaire. Elle s’appliqua à rouler calmement. Marianne pensa que le geste lui faisait déjà du bien. « Où sont les filles?
— Chez maman. Je travaille à minuit.
— Donc, qu’est-ce qui se passe? »  
Geneviève lui raconta les troubles rencontrés par Alice depuis le début de l’été, pour en venir à l’étrange épisode où Docteure Victoria l’avait hypnotisée.
« Elle a dit qu’elle n’était pas elle-même. Jusque là, je ne m’inquiétais pas. C’était de l’hypnose, hein? Mais après elle a dit qu’elle était morte pour Félicia Lytvyn… 
— Hein? Comment est-ce que ta fille sait qui c’est? »
Félicia Lytvyn. Marianne l’avait rencontrée quelques fois, une éternité auparavant… Elle retenait d’elle l’image d’une adolescente arrogante (quoiqu’elle-même ait été à peine majeure à l’époque), la teinture noire de ses cheveux gâchée par une longue repousse blonde, des bottes d’armée, des jeans troués et un t-shirt des Sex Pistols ou quelque autre groupe du genre. Elle visitait fréquemment la maison de Szasz qui la traitait comme une nièce chérie. « C’est la fille de mon patron », lui avait-il dit. « Tu as intérêt à être polie avec elle. » Marianne avait opté pour l’ignorer, tout simplement. Par la suite, chaque fois qu’on parlait de l’un ou l’autre des frères Lytvyn aux nouvelles, Marianne repensait à cette pseudo-rebelle gâtée-pourrie.
Marianne fut un peu surprise d’entendre Geneviève demander : « Et toi, comment tu la connais?
— Félicia Lytvyn. Lytvyn.
— Oui, c’est ça », dit Geneviève sans comprendre où elle voulait en venir.
« La fille de Lev Lytvyn. » Toujours pas de réaction. « Le big boss du crime. » Pour l’ex-femme d’un journaliste, elle s’avérait parfois plutôt mal informée.
Geneviève mordit sa lèvre avant de dire : « C’est elle qui a acheté notre maison. 
— Oh.
— La docteure dit que c’est peut-être une sorte de transfert symbolique, comme si, inconsciemment, Alice pensait qu’elle l’a achetée elle en plus d’acheter sa maison…
— C’est un peu tiré par les cheveux… Avez-vous demandé à Alice ce qu’elle pensait de ça?
— Oui, mais elle ne se souvenait plus de rien. La docteure a dit que ça arrivait parfois. Que c’était l’indice d’un refluement
— Un refoulement?
— Hum. Peut-être. Mais il me semble qu’elle a dit un refluement. En tout cas.
Marianne n’insista pas. « C’est quand même fou, l’hypnose.
— C’est fou, hein? J’y croyais plus ou moins mais maintenant j’ai un peu peur… Ma fille qui dit qu’elle est morte!
— Qu’est-ce que tu vas faire?
— La docteure m’a dit que si je consultais un autre spécialiste, il pourrait prescrire à Alice des médicaments pour l’aider.
— Quel genre de médicaments? »
Geneviève haussa les épaules sans cacher son dégoût. C’était évident que l’idée ne lui plaisait guère. « Elle a aussi dit que si on ne traitait pas la cause profonde du problème, le traumatisme symbolique, comme elle a dit, les médicaments ne seraient qu’une solution temporaire. » Elle poussa un long soupir, puis lécha la colle du papier à rouler pour boucler le joint. « Je ne sais vraiment pas quoi faire. » Elle l’alluma et inhala profondément. Marianne fit non de la tête lorsqu’elle lui tendit.
« Moi, je pensais qu’une évaluation allait pouvoir nous dire c’était quoi le problème de ma fille, qu’on allait pouvoir l’aider. Mais là? Je suis encore plus mêlée qu’avant. Tu es sûre que tu n’en veux pas un peu?
— Non, il va falloir que je te laisse bientôt. Et même à cette heure, le trafic vers l’Ouest est terrible… Il paraît que ça va être comme ça toute la semaine… »
Geneviève la fixa avec la même expression interloquée que lorsqu’elles discutaient de Félicia Lytvyn. Le cannabis n’aidait peut-être pas non plus. Marianne précisa : « La catastrophe du Hilltown? 
— Quelle catastrophe? »
Ce fut au tour de Marianne d’être interloquée. Geneviève devait être la dernière personne à ne pas être au courant de l’effondrement du gratte-ciel… Marianne avait l’impression qu’on ne parlait que de cela autour d’elle, sans compter les journaux, la radio et la télé qui couvraient d’heure en heure chaque nouveau détail touchant de près ou de loin à cette histoire...
Marianne saisit néanmoins l’occasion : elle se lança dans un topo exhaustif de ce qu’elle savait sur le sujet. Parfois, une amie devait être là pour écouter, parfois son rôle était de parler, parler, parler. Toutes ces informations n’aideraient pas Geneviève à décider ce qu’elle ferait à propos de sa fille, mais elles eurent au moins l’avantage de la distraire pendant quelque temps.

dimanche 22 juillet 2012

Le Noeud Gordien, épisode 230 : Évaluation, 3e partie

La première sensation qui parvint à son esprit fut l’odeur caractéristique d’une clinique. La seconde fut la présence d’un laïus monotone et continu, dont les mots demeuraient imperceptibles. Son corps entier était engourdi et picotait d’une sensation inédite, pas complètement désagréable.
Au bout d’un moment, il réussit à élaborer une pensée cohérente. Je suis à l’hôpital et quelqu’un prie pour moi.
Il pensa naturellement que le cancer l’avait enfin abattu. Il savait déjà comment son temps était compté, il présumait que son sablier était maintenant vidé. Il partirait bientôt.
La voix monotone se fit claire un instant : « Ouvre tes yeux », et Frank Batakovic les ouvrit.
Deux belles femmes étaient penchées sur lui, l’une d’elle particulièrement de son goût avec son chignon et ses lunettes. Son sarrau ne lui enlevait rien, bien au contraire. Il sourit faiblement en essayant de formuler un mot d’esprit à propos du paradis... L’engourdissement de ses membres n’épargnait pas son esprit : rien ne sortit de ses lèvres.
Sa préférée lui tendit une balle de caoutchouc verte et orange; au prix d’un effort, il réussit à prendre le contrôle de son bras pour aller la saisir. Il fut terrorisé de voir qu’il était tout amaigri, au-delà de ce qu’il aurait cru possible. Il saisit néanmoins la balle dans sa petite main.
Petite main?
Même si la maladie avait drainé toute la graisse de sa chair, à sa connaissance, le cancer n’avait pas pour effet de rétrécir les mains. Un peu paniqué, il échappa la balle. Il s’assit, non sans peine : l’engourdissement n’avait pas diminué de beaucoup. Une fois redressé, il tâta son corps sans reconnaître ce que ses doigts touchaient. Sa peau était trop douce, ses cheveux trop longs, ses membres trop frêles… Frank remarqua avec horreur que son sous-vêtement collait directement à son bassin; le haut de chaque cuisse touchait l’autre sans que rien ne s’interpose entre elles. Il n’osa pas toucher , par peur que sa déduction ne soit confirmée.
L’une des femmes demanda : « Docteure, est-ce que quelque chose ne va pas? »
Plutôt que répondre, la femme au sarrau dit : « Je vais compter jusqu’à dix. À chaque chiffre que je compte, tu tombes de plus en plus profondément dans le sommeil. DE PLUS EN PLUS PROFONDÉMENT. Un… Deux… Trois… »
Le décompte de la femme jeta une couverture de plomb sur Frank qui retrouva l’état d’engourdissement duquel il avait émergé. Il ne l’entendit pas arriver jusqu’à dix; sa voix était à nouveau une litanie distante et indifférenciée, comme le son d’une radio qui ne capte rien. Il aimait cette voix par laquelle le calme et la détente arrivaient; il ne voulait rien de plus que lui obéir.
La voix lui demanda : « Qu’est-ce qui s’est passé dans ta tête lorsque tu as pris la balle? 
— J’ai eu peur, parce que je me suis rendu compte que je ne suis pas moi. » Il entendit l’autre femme dire quelque chose sans y prêter la moindre attention. Il reconnaissait sa diction, avec les relents d’inflexions ukrainiennes dont il n’avait jamais réussi à se débarrasser, mais pas sa voix. Elle était aigue, comme s’il avait inspiré de l’hélium… Une voix qui correspondait au corps étranger qu’il portait néanmoins.
La bonne voix demanda ensuite : « Pourquoi est-ce que tu n’es pas toi?
— Parce que je suis mort pour ma maîtresse », dit Frank sans réfléchir. Une partie de lui pensa : comment ai-je pu l’oublier? Oublier sa promesse qu’elle lui ferait mal jusqu’à ce qu’il la supplie de mettre un point final à son tourment… Oublier cette longue journée passée à vivre son fantasme le plus fou… Ce lent crescendo de douleur jusqu’à ce qu’il ne croie plus pouvoir la supporter, mais qui continua néanmoins longtemps, jusqu’à cet étrange point d’orgue de lâcher-prise, de décrochage absolu, de communion universelle avec un monde auréolé d’endorphines… et elle, toute puissante, le sourire triste et la larme à l’œil, les mains autour du cou de Frank, serrant, serrant encore… Et lui, mourant parfaitement heureux, par elle, pour elle.  
« Pourquoi elle sourit? », demanda la voix sans importance. Puis, presque paniquée : « C’est assez! Je veux que ça arrête! »
Non, pensa Frank. Il faut que ça continue. S’il vous plaît. Je ne veux pas partir.
« Une dernière question. Qui est ta maîtresse?
— Félicia Lytvyn » dit-il, toujours sans réfléchir, sans hésiter.
— Maintenant je vais compter à rebours, de dix jusqu’à un. Lorsque je vais arriver à un, tu seras parfaitement réveillée… Dix… Neuf… Huit… »
Non! Je ne veux pas partir!
Mais la voix était plus forte que lui; Frank l’entendit compter jusqu’à quatre avant de retourner au néant. 

dimanche 15 juillet 2012

Le Noeud Gordien, épisode 229 : Évaluation, 2e partie

Lorsque la docteure entra dans la salle d’observation, Alice fixait une feuille de papier encore vierge. L’objet de son premier dessin était impossible à discerner : elle l’avait recouvert de ratures du même noir qu’elle avait d’abord utilisé. Le second ne présentait qu’un tracé noir en forme de demi-lune, celui-là raturé de rouge. La seule chose que Victoria pouvait analyser de ces dessins tenait du lieu commun : les traits chaotiques sur le papier n’étaient que le miroir de la confusion intérieure de la fillette. Il fallait dépasser les généralités et comprendre pourquoi il en était ainsi.
Durant ses années en milieu hospitalier, Victoria avait vu son lot d’enfants souffrants. Depuis son passage au privé, elle côtoyait une clientèle différente, provenant des couches plus favorisées de la société. Contrairement à certaines idées reçues, les troubles psychologiques, la violence et la négligence n’étaient pas l’apanage du bas de l’échelle socioéconomique. La différence avec le milieu hospitalier était ce créneau de jeunes qui, sans présenter de troubles cliniquement significatifs, souffraient néanmoins. On aurait pu être tenté de minimiser le mal-être d’un enfant de neuf ou onze ans en l’assimilant aux caprices d’une génération sur-stimulée et habituée à la gratification instantanée. Au-delà de ces cas, cependant, une tendance se dessinait : depuis quinze années consécutives, on voyait augmenter la fréquence et la précocité des suicides, des troubles alimentaires, des dépressions et des troubles anxieux chez les préadolescents. Sans surprise, le nombre de prescriptions d’antidépresseurs et d’anxiolytiques avaient crû en suivant une courbe similaire.
La pratique en pédopsychiatrie privée permettait à Victoria d’aider ses jeunes dans le cadre d’une intervention biopsychosociale plutôt que quasi exclusivement médicale, comme le préféraient ses collègues du système public. Écouter, comprendre, intervenir en fonction des causes sous-jacentes plutôt que chercher à faire disparaître les symptômes : ces facettes cruciales de son travail passaient pour des détours coûteux et inefficaces dans un hôpital.
Victoria tira une chaise pour s’attabler à côté d’Alice qui regardait le papier vierge sans se soucier de son arrivée. Elle regardait la feuille vierge comme si elle attendait que l’inspiration se manifeste. La prochaine étape était de jauger si le malaise de la petite pouvait être relié à l’une des trois étiologies principales pour expliquer un changement drastique dans le comportement de l’enfant. Un : la présence de violence dans son environnement, physique, psychologique ou émotionnel, à son endroit ou envers une tierce personne. Deux : un contact indu et traumatisant avec la sexualité ou le sexuel. Trois : la question du stress, séparément ou en lien avec les deux autres facteurs. La séparation des parents ou le déménagement pouvait sans doute jouer sur ce plan, mais il ne s’agissait peut-être que de la pointe du proverbial iceberg. La petite pouvait avoir vécu quelque chose à l’insu de sa mère; il ne fallait pas non plus écarter trop vite la possibilité que ses parents soient partie prenante de ce qui perturbait la petite.  
Après un moment, Victoria demanda: « Ta mère m'a dit que tu faisais des cauchemars. Est-ce que c'est vrai? » Alice laissa tomber son crayon et regarda, pour la première fois, Victoria dans les yeux. Elle fit oui de la tête; quoique la fillette n’ait encore rien dit, Victoria sentit qu'elle avait piqué son intérêt. 
« C’est quel genre de rêve?
— C’est des rêves de peur. Je suis tout le temps pognée…
— Pognée comment?
— Des fois je suis dans une prison. Des fois je suis attachée. Des fois je suis dans une boîte. Des fois, je suis ailleurs, mais je sais que quelqu’un va venir me chercher et me mettre en prison. »
Pas besoin d’être Freud – ou même freudienne – pour reconnaître un rêve d’anxiété. « Pourquoi es-tu emprisonnée?
—Je ne sais pas. Je sais juste que c’est ma place. Des fois, quand je sais qu’ils vont venir me chercher, j’ai hâte. J’ai super peur, mais j’ai hâte aussi. » Le menton d’Alice s’était mis à trembler; elle se retenait pour ne pas pleurer. « Est-ce que ça va arrêter un jour?
— Je vais faire tout ce que je peux pour t'aider, je te le promets. Mais il va falloir que tu m'aides aussi, d'accord? » Elle fit oui de la tête.
« Parfois, les gens font des rêves épeurants parce qu’ils ont peur lorsqu’ils sont réveillés. Je connais quelqu’un qui a fait des mauvais rêves longtemps parce que quelqu’un lui faisait du mal… » En observant les réactions de la petite, ou plutôt l’absence de réaction, Victoria jugea que ça n’était probablement pas son cas. Elle continua : « Je connais quelqu’un d’autre qui en faisait parce qu’elle était obligée de garder un trop gros secret…
— Je n'ai pas de secret », répondit Alice avec assez d’empressement. Elle en a au moins un. Mais qui n’en a pas? Victoria consigna cette hypothèse en mémoire en décidant de ne pas s’y attarder davantage pour l’instant. 
« Je disais juste que elle, ça la faisait souffrir, et que ça lui a fait du bien de m’en parler. Je veux que tu saches que tu peux me dire n’importe quoi… Plus j’en sais sur ce qui se passe dans ta tête, plus je vais pouvoir t’aider, ok? » Alice acquiesça.
Le reste de l’entrevue fut assez peu fécond, une simple confirmation de ce que la mère avait déjà mis de l’avant. Quelque chose semblait s’être produit au début de l’été, un point tournant à partir duquel les symptômes étaient apparus. Quelque chose de bénin mais hors d’atteinte de sa conscience pouvait être en cause, par exemple la réalisation profonde que son père et sa mère ne reviendraient pas ensemble; il pouvait tout aussi bien s’agir d’un événement-clé (Violence? Sexe? Stress?) qu’il faudrait éventuellement identifier comme tel. Bref, il fallait creuser davantage.
Victoria conclut l'entrevue avec un sourire et un compliment avant d’aller rejoindre la mère. « Il est trop tôt pour me prononcer sur la nature du trouble ou de la solution. Est-ce qu'il serait possible de la rencontrer pour des entrevues plus poussées?
— Combien de séances?
— C’est impossible de le prévoir pour l'instant... »
La mère grimaça : la clinique engageait certains des meilleurs thérapeutes en ville, mais leurs services étaient loin d’être donnés. Victoria ne s'offusquait jamais de ce genre de réactions, l’un des quelques désagréments d’œuvrer au privé : elle savait trop bien comment il était difficile pour une famille d’avoir à chiffrer la valeur du bien-être de leur enfant. Elle réfléchit un moment en mâchouillant sa lèvre, presque exactement comme le faisait sa fille. « D’accord », finit-elle par dire.
« Pour aujourd'hui, je peux quand même fournir à votre fille une aide au sommeil. 
— Des médicaments? » Victoria pouvait presque entendre ma fille? Jamais! en filigrane de sa question. Si Victoria se désolait de voir certains collègues faire de la médication l’alpha et l’oméga de la thérapie, elle se désolait autant du réflexe pavlovien de plusieurs parents à l’encontre des médicaments – pour beaucoup, prendre des pilules équivalait à confirmer la présence d’une vraie-de-vraie maladie mentale.
« Non, je suggère une méthode 100% naturelle... Une induction hypnotique légère. » 
Elle ne semblait pas plus emballée par cette option que par la piste pharmaceutique. « Hypnotiser un enfant, ça n'est pas risqué? »
Victoria lui sourit; elle était habituée à faire face à ce genre d’objections. Le grand public continuait à mieux connaître l’hypnose théâtrale et ses manifestations spectaculaires que les applications thérapeutiques du phénomène… « Ne vous en faites pas, il s'agit surtout d'une technique de relaxation par association avec un objet... L'idée est d'envoyer votre fille vers le sommeil aussi détendue que possible, dans l'espoir qu'elle se repose plus complètement. Je ne peux pas encore me prononcer sur les causes de ses problèmes, mais une chose est sûre: elle ne peut qu'aller mieux si elle dort tranquille. Si vous voulez, nous pouvons l’essayer cette semaine et décider si je continue la prochaine fois? » La mère semblait encore hésitante. « Saviez-vous que l'Université de La Cité est chef de file international dans la recherche sur l'hypnothérapie? Je travaille moi-même activement sur ses applications dans la thérapie enfantine. » 
La mère réfléchit un instant encore, mais elle finit par dire : « Ok. On va essayer. »

dimanche 8 juillet 2012

Le Noeud Gordien, épisode 228 : Évaluation, 1re partie

Une infirmière en costume rose entra dans la pièce. Tous ceux qui se trouvaient dans la salle d’attente cherchèrent son regard en espérant leur tour venu.
« Alice Gauss? »
Geneviève prit la main de sa fille et la tira presque derrière elle. Alice ne résistait pas; elle demeurait plutôt apathique, indifférente. La mère et la fille furent conduites vers une salle de jeu confortable et chaleureuse. Une table carrée occupait le centre de la pièce; une série de chaises de dimensions diverses étaient alignées en ordre croissant sous un grand miroir qui couvrait la moitié du mur. Plusieurs jouets étaient disposés ici et là : des poupées, des toutous, une petite maison avec un éventail de personnages de plastique, des petites voitures, des gros blocs à empiler et des petits blocs à assembler, du papier et des crayons de couleur… et assez d’animaux-jouets pour repeupler l’arche de Noé.
Une dame en sarrau entra quelques secondes après elles. Son chignon et ses lunettes auraient pu lui donner un air de maîtresse d’école sévère si son visage n’avait pas été tout illuminé d’un sourire chaleureux.
Elle salua Geneviève d’un petit mouvement de la tête avant de concentrer toute son attention sur Alice. « Bonjour Alice, je suis contente de faire ta connaissance. Moi, c’est docteure Victoria. »
La petite rougit et mordit sa lèvre inférieure en s’efforçant d’éviter le regard de Victoria.
« Dis bonjour », dit Geneviève plus brusquement qu'elle l'aurait souhaité.
« Il faut que je parle avec ta maman, ensuite je vais revenir te voir. Tu peux jouer en attendant, tu peux faire tout ce que tu veux. Ok? »
Alice fit oui de la tête après un moment d’hésitation.
Docteure Victoria guida Geneviève jusqu’à la pièce adjacente. Sans surprise, le grand miroir permettait en fait de voir dans la salle de jeu. Alice se tenait là où elles l’avaient laissée, toujours hébétée. Qu’est-ce qui pouvait bien se produire pour que sa fille, vive et loquace, devienne si différente?
« Dans l’entrevue d’admission, vous avez mentionné que les comportements de votre fille ont beaucoup changé. Pouvez-vous m’en dire plus? »
Geneviève continua de regarder sa fille à travers le miroir. « Au début, je pensais que c’était une mauvaise passe, de la fatigue, je ne sais pas… »
De l’autre côté du miroir, Alice bougea finalement. Elle tira une chaise jusqu’à la table avant de choisir un gros feutre noir et une feuille de papier. Elle dessina apparemment sans plan précis, en alignant des traits parallèles.
« Concrètement, qu’est-ce qui a changé?
— Des fois je me dis qu’elle est en train de faire une dépression… Est-ce que ça se peut, à son âge?
— Oui », répondit Victoria sans hésitation. « Les symptômes sont différents de chez l’adulte. Mais oui, les chercheurs ont trouvé que c’était beaucoup, beaucoup plus fréquent qu’on le soupçonnait avant. »
Le cœur de Geneviève se serra. Mon bébé, dépressive? Docteure Victoria lui adressa un sourire rassurant. « C’est une possibilité, mais il y a peut-être une autre explication. Parlez-moi des différences concrètes sur le plan des comportements, s’il-vous-plaît.
— Tenez, par exemple, elle a-do-re le soccer… Elle joue dans une ligue, toutes ses amies sont dans son équipe. Depuis le début de l’été, il faut que je la traîne jusqu’aux pratiques ou aux parties. Même une fois sur le terrain, c’est comme si elle était déconnectée. Comme si elle avait la tête ailleurs. 
— Est-ce que c’est comme ça pour le jeu en général? Pour ce qui l’intéresse normalement?
— Oui.
— Est-ce que ses troubles de sommeil sont apparus au même moment? 
—Oui », dit Geneviève après avoir inspecté ses souvenirs. « Enfin, peut-être : au début de l’été, elle m’a dit plusieurs fois qu’elle faisait des cauchemars.
— Qu’est-ce que vous lui répondiez?
— Qu’est-ce qu’on peut faire contre ça? », répondit-elle, sur la défensive. « Je lui ai dit que c’était rien, que c’était juste des mauvais rêves. 
— Est-ce qu’elle vous a parlé du contenu de ses cauchemars?
— Pas vraiment. Est-ce que c’est important? »
Docteure Victoria haussa les épaules. « Il ne faut rien négliger. Est-ce que votre fille a subi du stress ou des bouleversements récemment? »
Allons-y pour les aveux d’une mère indigne. « Je me suis séparé de son père l’an passé. Elle a grandi dans une maison, mais maintenant, nous vivons dans un appartement en ville... 
— Comment est votre relation avec le père? 
— Assez bonne », dit-elle d'un ton que la docteure dut juger dubitatif… Son regard fixe incitait à l’élaboration. « J'aimerais ça qu'il soit plus présent. Des fois, il disparaît sans donner de nouvelles. Ça doit inquiéter les filles. Il les adore, mais il a toujours été plus distant envers elles. Je ne suis même pas certaine qu'il ait remarqué qu'Alice n'allait pas bien. »
On baise comme des lapins une nuit durant, ensuite il se ferme comme une huître et il part « à New York » sans laisser de numéro et sans retourner ses courriels. On a une très belle relation, merci bonsoir.
« Est-ce que votre fille a mentionné des problèmes physiques, de la douleur, de l'inconfort? Les enfants ont tendance à les exprimer de façon moins spécifique que les adultes: mal au ventre, mal à la tête...
— Pas plus que d'habitude. 
— Est-ce qu'il lui arrive de montrer des émotions inhabituelles?
— Comme quoi?
— De la tristesse, de la colère, de la peur…
— À part les cauchemars, non, je ne pense pas.
— Mmmmm.
— Alors? Qu'en pensez-vous? 
— Il est trop tôt pour me prononcer. Je vais aller m’entretenir avec Alice. Vous pouvez assister, mais s’il-vous-plaît, n’intervenez pas à moins que je vous appelle. D’accord? »
Geneviève acquiesça. Elle se mit à ronger furieusement ses ongles dès que docteure Victoria sortit. Cette consultation était pour le bien de sa fille, bien entendu, mais Geneviève ne pouvait pas s’empêcher de se sentir jugée, comme si c’était elle en tant que mère qu’on évaluait, et non pas la santé psychologique de sa fille. Une part d’elle craignait irrationnellement que la pédopsychiatre la déclare incompétente séance tenante et lui enlève ses filles.
Elle tendit l’oreille lorsque docteure Victoria s’assit à côté d’Alice.

dimanche 1 juillet 2012

Le Noeud Gordien, épisode 227: Hilltown, 4e partie

Benoît tenta bien de se raccrocher au plafond du 44e avec l’énergie du désespoir, mais c’était trop peu, trop tard. Il réussit à peine à ralentir sa chute, tout au plus infléchir sa trajectoire en la rendant moins droite. L’un de ses pieds frappa Andrew au front; le choc et la douleur lui parurent lointains, comme si ses terminaisons nerveuses se trouvaient à des kilomètres plutôt qu’à fleur de peau. La collision accentua encore la courbe de Benoît;  il tomba quand même sur l’îlot d’oreillers. Le haut de son dos encaissa le gros de l’impact, mais le mouvement ne s’arrêta pas là : Benoît rebondit puis roula jusqu’à ce que la moitié de son corps balance au-dessus de vide.
Andrew fut envahi d’un frisson presque épileptique pendant qu’une nouvelle vague d’adrénaline investissait son système. Le centre de sa vision passa en Très Haute Définition et tout le reste disparut. Il bondit en direction de Benoît qui finissait de basculer en tentant frénétiquement de s’agripper à quelque chose, n’importe quoi.
Une seule pensée flotta dans l’esprit d’Andrew : Quitte ou double. Soit ils vivaient tous les deux, soit il mourrait avec – pour – cet inconnu.
Il ressentit plus qu’il ne vit la main de Benoît trouver son bras juste avant qu’il ne tombe dans le vide. Les deux hommes crièrent en chœur, l’un de la terreur d’avoir le corps aux suspendu aux trois quarts à quarante-deux étages du sol, l’autre de sentir ses muscles et ses tendons s’étirer au point de craindre la déchirure. Les ongles de Benoît s’enfonçaient assez profondément dans la chair d’Andrew pour que la douleur le convainque presque de lâcher; si Benoît glissait juste un peu plus loin, il ne pourrait plus le soutenir.
Benoît fit un mouvement pour remonter, mais sa manœuvre fit glisser Andrew d’autant. Par réflexe plus que par calcul, un de ses pieds trouva un ancrage dans les vestiges de l’escalier.
« Laisse-moi pas tomber! », cria Benoît. Ses yeux exorbités et injectés de sang, son visage tordu par un mélange de douleur et de panique lui donnait une apparence presque inhumaine. Andrew se contenta de grogner. Il essaya de tirer Benoît, mais c’était peine perdue. Ses mollets et ses cuisses étaient trop fatigués par l’ascension pour encaisser l’effort d’une traction. Les bras de Benoît étaient en pleine extension, les aisselles collées sur le béton irrégulier du plancher cassé.
« Je ne te laisserai pas tomber », dit-il en omettant qu’il ne pourrait pas le remonter non plus. Ils étaient coincés ainsi jusqu’à ce qu’on vienne les aider – ou jusqu’à ce qu’ils aient épuisé leurs forces. Si les sirènes s’étaient rapprochées, à l’oreille d’Andrew, la plupart paraissaient encore trop loin; au moins, il pouvait apercevoir le reflet des gyrophares sur les façades avoisinantes. Il n’oubliait toutefois pas que les pompiers auraient eux aussi à gravir les quarante-deux étages…
Supplice de Tantale, son walkie-talkie était à la fois à leur portée et inaccessible : ni lui, ni Benoît ne pouvait se permettre de libérer une main pour appeler au secours.
Les secondes s’éternisèrent, chacune rendant plus aigüe leur situation inconfortable. Il sentait que ses bras pourraient tenir encore un moment tout en étant conscient qu’il ne restait plus une once d’énergie dans ses jambes. Le moindre mouvement du pied lui ferait perdre un arrimage qu’il ne pourrait pas reproduire. Une partie de lui se préparait mentalement à forcer Benoît à lâcher prise avant qu’il ne l’emporte. Une partie plus importante encore espérait ne pas avoir à le faire.
Ils essayèrent quelques manœuvres pour améliorer leur situation. Les meilleures conduisaient à une amélioration de leur position si mineure qu’elle était presque imperceptible; les pires étaient abandonnés dans les premières secondes, lorsqu’il devenait manifeste qu’elles risquaient de l’aggraver.
Combien de minutes passèrent-ils en position de pat, pourtant sans déclarer forfait? L’avis d’Andrew se trouvait quelque part entre cinq et vingt. En voyant ses expressions essoufflées, toujours en métamorphoses et accompagnées de râles, de gémissements, de pleurs tantôt étouffés, tantôt effusifs, Andrew supposait que l’estimation de Benoît se trouverait plutôt entre vingt minutes et cent-mille ans.
Le carrousel de ses expressions s’arrêta soudain sur un faciès terrorisé, les yeux fixés sur les étages d’où il avait chu. « Qu’est-ce qui se passe? »
Andrew essaya de voir, mais il ne pouvait se tourner sans compromettre la stabilité de sa position.
« Quoi? 
— Le feu bleu… Il coule!
— Quoi?                                                   
— Il y a des trous… Le feu dégoutte du plafond!
— C’est du béton, ça ne brûle pas!
Je te dis ce que je vois! » Andrew espérait que Benoît soit sous le choc, en proie à l’hystérie.
Soudainement, il sentit qu’on l’agrippait par la ceinture pour le tirer vers l’arrière. Il n’avait perçu aucun indice laissant croire que quelqu’un s’était approché, pas même un changement dans le regard de Benoît qui, pourtant, pouvait voir derrière lui. C’était peu, mais assez pour briser le statu quo : Andrew put renouveler la prise de son pied.
Contre toute attente, l’aide ne provenait pas d’un pompier mais d’une jeune femme en robe d’été. Il crut d’abord avoir affaire à une autre cliente ayant tardé à évacuer, mais il remarqua sa peau rougie, luisante de sueur… Elle venait de monter.
Dès qu’elle vit qu’Andrew était ancré solidement, elle s’approcha du vide, non sans avoir empoigné une autre section de la rampe. Sa main tendue arrivait à quelques centimètres de celle de Benoît; il ne se fit pas prier pour la prendre avec la sienne, pendant qu’Andrew maintenait sa position.
Andrew avait lutté pour maintenir Benoît en place, mais maintenant que son poids était partagé en deux, il semblait léger comme une plume lorsqu’ils le tirèrent du vide. Benoît tomba à genoux et se mit à pleurer. Andrew, pour sa part, réussit à dire « Merci » avant de devoir s’appuyer contre le mur, en proie à un terrible vertige. Il avait l’impression qu’il s’effondrerait sous peu, comme si la tension seule l’avait soutenu jusque-là.
Lorsqu’il releva la tête, il constata que Benoît n’avait pas menti. Aussi étrange que cela puisse paraître, de grosses gouttes de feu bleu tombaient régulièrement du plafond. Il comptait trois trous, le plus gros d’une dizaine de centimètres; un quatrième apparut sous ses yeux. Les gouttes de feu qui touchaient le sol continuaient de brûler, sans toutefois produire de chaleur ou de fumée. La femme observait le phénomène avec un air qui rappelait à Andrew celui de sa petite nièce lorsqu’elle avait vu, pour la première fois de sa vie, une coccinelle vivante.
« Il faut y aller », dit-il en massant son épaule. Son corps allait lui faire regretter ces extravagances, mais la douleur avait valu le prix. La femme ne montra aucun signe qu’elle avait entendu. Elle sortit plutôt un coupon de caisse de son sac pour le plonger dans le feu bleu. Le papier s’enflamma et se mit à racornir… Mais apparemment sans brûler ni même noircir. Elle le laissa tomber sur le sol.
« Qu’est-ce que c’est? », demanda Andrew.
« Isabelle! », hurla Benoît à travers ses sanglots, de plus en plus intenses. « C’est ce qui est arrivé à ma femme! »
La blonde se tourna enfin vers Andrew. « Il faut y aller, tu as raison. Amène-le avec toi. Il… »
Les flammes gagnèrent soudainement gagné en intensité; elles étaient devenues plus bleues, plus éblouissante, plus hautes. La blonde se tourna vers le corridor vide et se mit à crier brusquement : « NE T’APPROCHE PAS PLUS! VA-T’EN VITE! C’EST LE CERCLE! LE CERCLE SE REND JUSQU’ICI! ON EST DANS LE CERCLE! »
Elle se mit à courir vers l’escalier par lequel elle était sans doute montée, de l’autre côté du gratte-ciel. Bien qu’elle soit seule, elle agissait comme si elle poussait quelqu’un. Dès qu’elle fut éloignée, les flammes reprirent leur apparence précédente.
Andrew força Benoît à se relever et l’amena jusqu’à l’autre escalier. Il aurait voulu mieux remercier la jeune femme, mais elle était déjà loin devant eux… La réverbération de ses pas ne laissait pas croire qu’ils pourraient la rattraper.
« D’abord on sort, ensuite on la trouvera, hein, Ben? » Benoît ne répondit rien.
Une nouvelle secousse se fit sentir alors qu’ils passaient au dix-neuvième. Ils ne se soucièrent pas de sa source ou de ses effets; ils se contentèrent d’accélérer le pas et de maintenir la cadence jusqu’à ce que l’hôtel Hilltown soit derrière eux.