dimanche 28 juin 2015

Le Nœud Gordien, épisode 376 : Escapade autour du monde

Édouard en voulait un peu à Félicia d’insister pour qu’il descende malgré son état. L’idée de se rapprocher de la boue fétide au fond du canal suffisait à empirer son état. Que voulait-elle qu’il voie dans un trou au milieu d’un égout?
Dieu merci, il réussit à descendre sans retomber dans la gadoue. Félicia semblait excitée comme un enfant à Noël. Elle le prit par la main et le tira plus loin dans le couloir.
Il fallait le reconnaître : il ne s’était pas attendu à y trouver là un véritable passage, illuminé de surcroit.
Après quelques pas, il retira son masque à gaz de fortune. L’odeur était assez ténue pour moins l’incommoder. Le sol était pavé de granite, à l’ancienne et les murs en brique rouge. La fatigue embrouillait son esprit, mais quelque chose ne tournait pas rond… Il passa un doigt sur un mur, puis sur le plancher. Les deux étaient immaculés. « Pas un grain de poussière nulle part.
— Dans un tunnel de style ancien.
— ...et qui débouche sur un égout.
— Penses-tu que Hill a pu passer par ici?
— Je ne peux pas croire que tomber dans la merde était son plan… Et la présence de ce trou, juste là, quelles sont les chances que ce ne soit qu’une coïncidence?
— Peut-être qu’il est arrivé par ce tunnel… Qu’il a glissé, une fois au bout, en essayant de remonter…
—C’est possible. » La curiosité réussit à dissiper la fatigue, et même la nausée. Il tenta un sourire et lui prit la main. « J’ai envie d’aller voir où ça débouche. Et toi? »
Elle lui retourna son sourire et ils s’engagèrent dans le mystérieux couloir. Quelle pouvait être sa fonction? S’il avait été en béton, on aurait pu supposer qu’il s’agissait d’un drainage annexe à l’égout. Et le trou qu’ils avaient emprunté semblait récent… Ce qui signifiait que, de ce côté, le tunnel menait à un cul-de-sac. C’était absurde…
Ils cheminèrent en silence jusqu'à une intersection. Leur couloir en croisait un autre, différent du premier. Ses murs plâtrés et blanchis à la chaux, combinés au dallage, rappelaient les îles grecques qu’Édouard avait visitées avec Geneviève durant leur lune de miel.  
« Qu’est-ce qu’on fait?, demanda Félicia.
— On continue tout droit », suggéra-t-il. Dans son état présent, il préférait s’en tenir à l’itinéraire le plus simple.
Une cinquantaine de mètres plus loin, le couloir se terminait sur une volée de marches. Celle-ci débouchait dans un boisé plutôt dense qui n’avait rien à voir avec La Plata. L’air y était plus frais, les branches des arbres couvertes de bourgeons sur le point d’éclore. Alors qu’ils étaient entrés dans le trou au crépuscule, quelques minutes auparavant, de ce côté-ci, la nuit était noire.
« Je connais cet endroit », dit Félicia. Elle sortit son téléphone de son sac à main avec la vitesse d’un cowboy dégainant son arme. « C’est ce que je pensais. » Sa voix trahissait une pointe d’effroi. « Édouard, nous sommes en Ukraine… Sviatoshyn. Dans le Cercle de Kiev. 
— Laisse-moi voir », répondit-il en lui arrachant l’appareil des mains, comme si poser ses propres yeux sur le GPS pouvait expliquer l’impossible. En même temps, les signes ne mentaient pas : la végétation, le décalage horaire… Ils n’étaient plus à La Plata.
« Édouard!? » Il avait fait deux pas de côté et s’était affaissé avant de réaliser qu’il était en train de défaillir. Félicia le rattrapa de justesse et l’aida à s’asseoir dans les marches. Son cœur débattait, la nausée était revenue en double, une sueur froide lui coulait dans le dos. Il lui fallut une minute – une très longue minute – pour tenir à l’écart la panique grondante qui menaçait de le submerger. Le seul ancrage qui lui permit de ne pas chavirer fut la main de Félicia, qui lui caressait le cou et le dos. Elle lui parlait par moments, mais il n’entendait rien, comme si sa tête était dans un bocal.
« Ça va mieux, maintenant », dit-il enfin. Il essaya de se lever; il chancelait encore. « Tu disais?
— Je disais que je parierais qu’il existe aussi un passage vers La Cité… »
Édouard était si épuisé… Mais le prospect de s’écrouler dans son propre lit – ou celui de Félicia – plutôt que retourner dans cette chambre où il avait tant souffert était séduisant… Ils retournèrent sur leurs pas.
Félicia et Édouard sursautèrent en apercevant un individu immobile au détour de l’intersection, un jeune homme qui, malgré sa jeune vingtaine, avait les cheveux poivre et sel. Il les fixait sans cligner des yeux avec une intensité à faire peur.
Au premier coup d’œil, Édouard eut l’impression de l’avoir déjà vu quelque part… Mais où?
« Tu n’es plus Narcisse Hill », dit le jeune homme, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde.
« Est-ce qu’on se connaît? », répondit Édouard.
« Moi, je t’ai vu à la TV… Mais toi… » Il ferma un œil et le regarda comme à travers le trou d’une serrure. « Ah! C’est trop drôle! Un client de mon père! 
— Un client de… » Déclic. Le bureau du docteur Lacombe… La photo d’un adolescent aux cheveux longs, diplôme en main, posée sur le bureau du psychologue.
« Il ne t’a pas trop aidé, hein? Il est beaucoup moins bon qu’il l’espère. À sa décharge, c’est vrai que tu ne lui as jamais parlé de tes vrais secrets, n’est-ce pas? »
Édouard avala difficilement. Félicia lui jeta un regard interloqué avant de revenir sur le jeune Lacombe. « Tu peux lire ses pensées?!
— Pas que les siennes… Miss Lytvyn » Félicia tressaillit à la mention de son nom. « Vous deux, vous n’êtes pas des ennemis. Mais vous travaillez pour eux…
— Quels ennemis? De qui tu parles? 
— Nous avons un message pour eux. Pour ceux qui drainent notre énergie. Vous allez leur dire de cesser tout de suite, sans quoi nous serons obligés de le faire nous-mêmes. Et le résultat risque d’être déplaisant pour tout le monde. »
Félicia ouvrit la bouche pour rétorquer, mais tout devint flou autour d’eux. En un clin d’œil, ils se retrouvèrent… ailleurs.
Ils étaient à l’extérieur, seuls au milieu d’une agora urbaine entourée de bâtiments d’un style familier. Une pluie drue tombait, à travers laquelle Édouard distingua les lumières de la ville… De sa ville. Aucun doute n’était possible : le tracé des gratte-ciels à l’horizon étaient bien celui de La Cité, le moignon du Hilltown parmi eux.
« Édouard… Nous sommes dans le Centre-Sud de La Cité…
— Ouais. Place de la Vieille-Gare, apparemment », dit-il. Le récit de Maude et Nico à propos de l’étrange culte qui y avait élu domicile lui revint en tête.
« Édouard… J’ai peur…
— Grouillons-nous de rejoindre le Centre, alors…
— Ce n’est pas ce que je voulais dire… Ce type… Il vient de nous transporter par magie, sans procédé, sans préparation… Et ces passages à travers l’espace… Si ces gens nous en veulent, nous ne pourrons rien faire pour nous défendre… »
Édouard ne savait pas quoi répondre. Il était tellement au bout du rouleau que la distance jusqu’à son lit lui paraissait une préoccupation bien plus urgente.
Ils se mirent en marche vers le nord en longeant les murs, soucieux de ne pas être remarqués. Les rues du quartier étaient à peu près désertes, sans doute en raison de la pluie. Ils rejoignirent le Centre sans encombre. Félicia appela un taxi; Édouard s’endormit sur la banquette avant même qu’elle ait annoncé leur destination.

dimanche 21 juin 2015

Le Noeud Gordien, épisode 375 : Soirée romantique

Édouard s’était laissé savonner sans trop de tonus. C’était dommage qu’il ne lui ait pas mentionné son état… Elle aurait pu lui préparer quelque chose pour le requinquer, mais sans son matériel ils allaient devoir se rabattre sur les pharmacies locales.
Il était encore un peu chancelant lorsqu’ils s’étaient rendus au restaurant… Elle craignait le pire au moment de commander, mais les premières bouchées redonnèrent à Édouard un fond d’énergie dont il avait bien besoin. On dit que l’appétit vient en mangeant; ce n’est jamais aussi vrai qu’au moment où l’anorexie induite par la nausée s’efface pour laisser place au retour en santé. Il dévora son repas en ralentissant seulement pour raconter à Félicia les détails de son aventure qu’il avait dû omettre au téléphone… Le symbole au grenier, le marché avec Hill… Et le réveil brutal au milieu des immondices.
« Il faut que tu me montres là où tu as repris connaissance.
— Maintenant? Là, là?
— Pourquoi pas? Tu as l’air en forme… » Il avait hésité avant d’acquiescer.
Ils se rendirent au quartier Berisso en taxi. Les rues du quartier étaient numérotées, comme dans La Cité; en moins de deux, ils se trouvèrent sur la route de terre battue qu’il avait suivis jusqu’à la ville. Ils marchèrent un moment, Édouard demeurant à l’affût du lieu précis où il avait rejoint le chemin. C’était difficile : le paysage n’offrait pas vraiment de points de repères permettant de différencier un bosquet d’un autre. « C’est ici, je crois », dit-il après un moment.
Le soleil couchant baignait le paysage d’une lueur dorée qui aurait été des plus romantiques, s’ils ne s’étaient pas trouvés aux abords d’un égout à ciel ouvert.
« C’est ici?
— Oui. Enfin, je crois », répondit Édouard, tout blême, une pile de papier-mouchoirs sous le nez.
L’eau fétide, boueuse, coulait paresseusement. Ça ne m’arriverait pas plus haut que la hanche. « Tu dis que le courant t’a emporté?
— Le débit était bien plus intense… 
— Beurk…
— Ouais. Imagine se réveiller là-dedans… » Il eut un frisson de révulsion. Félicia commença à croire que l’amener ici n’était pas une si bonne idée après tout. L’air fétide était aux limites de l’insupportable pour elle, qui était en santé… même en respirant par la bouche, elle avait l’impression de goûter la merde sur sa langue.
Ils marchèrent une minute ou deux en silence avant qu’Édouard s’exclame : « C’est ici! C’est ici que je suis sorti… L’échelle… Le journal… J’en suis certain.
« Je suggère qu’on remonte un peu plus loin, au cas où il y aurait un indice de ce qui s’est passé… »
Édouard se contenta de faire oui de la tête, le cœur au bord des lèvres.
Ils ne furent pas déçus : à une centaine de mètres en amont se trouvait une irrégularité flagrante au tracé de l’égout. Un trou rectangulaire de près de deux mètres béait sur la paroi, la partie du bas juste au-dessus du niveau de l’eau.
« On dirait qu’une taupe géante est sortie par ici, dit Félicia. Regarde : le bas du tunnel s’est affaissé. Penses-tu que Hill ait pu sortir par là et tomber dans… » Édouard fut secoué d’un haut-le-cœur. « Dans l’eau, disons. Ce qui a effacé le symbole sur ton bras. Mais cela n’explique pas le pourquoi du trou… » Édouard répondit par un grognement, les yeux vagues.
En se penchant au-dessus du trou, elle découvrit qu’il était plus profond qu’elle l’aurait cru.
« Aide-moi à descendre…
— Sérieusement? 
— Tu n’es pas curieux?
— L’énergie commence à me manquer…
— Allez, je vais faire ça vite. Donne-moi la main… »
Elle ne s’était pas trompée : il s’agissait moins d’un vulgaire trou que d’un tunnel qui se métamorphosait en un véritable couloir après quelques pas. Chose étrange : il était éclairé de façon diffuse, sans qu’aucune source de lumière ne soit visible.
« Édouard? Il faut que tu viennes voir ça…
Sérieusement? »

dimanche 14 juin 2015

Le Nœud Gordien, épisode 374 : Retrouvailles torrides

Félicia portait dans sa chair la fatigue du voyage international, l’usure de l’air en boîte, de la cabine pressurisée, des longues attentes dans cette poupée russe de zones sécurisées où on ne passait pas sans se faire contrôler… Elle avait besoin d’une sieste, elle avait besoin d’une douche, elle avait besoin d’un vrai repas.
Plus encore, elle avait besoin d’Édouard. Et une méchante envie de lui sauter dessus.
Une partie d’elle continuait à roucouler en pensant à cette pseudo-révélation qu’elle avait eue : elle était en amour, et elle allait rejoindre son homme.
La ville défilait à travers les fenêtres du taxi… Pour Félicia, La Plata était l’une de ces villes où il faisait bon de revenir – à tout le moins, plus que Kiev ou Tanger. L’automne argentin qui l’avait accueillie à la sortie de l’aéroport contrastait on ne peut plus avec les précipitations continuelles de La Cité; elle avait pratiquement oublié la chaleur du soleil.
Dans sa tête, la ville était associée de près à Gianfranco Espinosa; il y avait vécu et jouté quelques années avant de s’installer à La Cité. Elle savait qu’il avait laissé derrière au moins un initié, dont il n’avait jamais révélé le nom. C’était étrange de penser que celui-ci continuait peut-être sa progression, quelque part à La Plata, en espérant le retour de son maître, sans savoir qu’il n’était plus de ce monde…
Elle descendit face à l’hôtel Teatro Argentino. Dans ses voyages, il lui arrivait parfois de fréquenter les mêmes résidences; c’était une façon pour elle de s’ancrer dans une bulle familière au milieu d’un monde inconnu. Elle eut une pensée pour la jeune Félicia qui s’était pris une chambre là pour la première fois… Jeune initiée par l’impressionnant Espinosa, qui lui apprenait non seulement les arts occultes, mais aussi comment tenir Frank Batakovic en laisse… Maintenant que Gordon s’attendait d’elle qu’elle accroisse son influence, elle en voulait un peu à son ancien maître de ne pas l’avoir mieux outillée à placer ses pions, à s’immiscer dans les hauts lieux du pouvoir, à contrôler les décideurs…
Elle chassa ces pensées et entra dans le lobby inondé de lumière. Le doux clapotis de la fontaine centrale avait l’effet d’une berceuse sur ses nerfs usés par le voyage.
Juan Varela était à son poste, élégant comme toujours. Pantalons sobres, chemise blanche pressée, elle était certaine qu’il passait en moyenne plus de temps à se coiffer qu’elle.
« Mademoiselle Lytvyn! », dit-il avec son accent charmant. « Vous avez fait bon voyage? 
— Oui, sans pépin… Comment va notre ami?
— Ah! Je suis soulagé », dit-il en posant une main sur son cœur. « Ce n’est que votre ami? Je n’ai plus à être jaloux? » Il lui fit un clin d’œil.
« Juan…
— Chambre 1102 », dit-il en glissant la clé sur le comptoir. « Laissez-moi porter votre bagage…
— C’est gentil, mais je m’en occupe. » Avant de prendre la clé, elle déposa à côté l’enveloppe qu’elle avait préparée pour le remercier, avec un petit mot gentil et un généreux pourboire. Juan l’empocha en lui faisant un sourire charmant qui disait : À votre service!
Son cœur battait de plus en plus fort à chaque marche qu’elle montait… Elle se sentait aussi gaga qu’une adolescente qui allait à la rencontre de Pinck ChaCha. Elle avait l’impression de flotter…
Elle prit une profonde inspiration avant de mettre la clé dans la serrure. Pourquoi était-elle si tendue?
Elle poussa la porte et entra à pas de loup. La chambre était obscure; tous les rideaux étaient tirés. Il fallut un instant pour que ses yeux s’accommodent à la pénombre après l’éclat du lobby. Il régnait sur l’endroit une atmosphère étouffante, humide, déplaisante.
Une chaise tirée, des vêtements éparpillés, des déchets dans la poubelle… Un lit tout défait et un matelas à moitié dénudé laissaient croire à des nuits tumultueuses. Édouard dormait, à moitié entortillé dans un drap, la tête entre deux oreillers.
L’adolescente gaga fut un peu déçue; l’amoureuse adulte un peu attendrie.
Elle s’assit au coin du lit; Édouard se réveilla en sursaut. Il avait mauvaise mine : les traits tirés, les joues creuses, le front en sueur. Après un instant de confusion, il lui fit un sourire fatigué et essaya de se redresser. « Félicia, je suis désolé, je…
— Tu as été malade?
— Un petit peu, ouais… » Félicia devinait l’euphémisme. « Ça n’a pas arrêté depuis que je t’ai appelée… »
Elle devinait ce que ça impliquait. « Tu aurais dû me le dire dans ton courriel…
— Et toi, tu aurais dû m’avertir que tu t’en venais… Je ne dois pas être beau à voir… »
Un peu piquée d’être reçue par des réserves, elle alla tirer les rideaux et ouvrir les fenêtres. Édouard réagit comme l’aurait fait un vampire. « On étouffe, ici…
— C’est mon enfer… La fenêtre fermée, je baigne dans ma sueur… La fenêtre ouverte, la lumière et les bruits de circulation à l’extérieur m’empêchent de dormir… 
— Je meurs de faim. As-tu mangé aujourd’hui?
— Presque pas. Quelques fruits…
— Je connais un super resto juste au coin de la rue… C’est moi qui t’invite. Tu pourras tout me raconter…
— Je ne sais pas… J’ai l’appétit bousillé… Je… Qu’est-ce que tu fais? »
Qu’est-ce que tu penses? Je me déshabille! « J’ai besoin d’une douche. Et toi aussi. Tu préfères y aller en premier? À moins que nous la prenions ensemble?
— Je… Oui. Ensemble. Ça va faire du bien. »
Félicia ne s’attendait plus à des retrouvailles torrides… Mais c’était déjà un pas dans la bonne direction.

dimanche 7 juin 2015

Le Nœud Gordien, épisode 373 : Le revenant

Un homme – qui? Il n’en était pas certain lui-même – était assis sur les marches d’un édifice, sous la pluie torrentielle. Son regard restait fixé dans le vide. Regardait-il la chaussée ou l’école de l’autre côté de la rue? Voyait-il les voitures ou les passants qui trottaient devant lui, impatients de se mettre au sec? Il avait les sourcils froncés, le visage tendu, la tête enfoncé entre les épaules. Son corps trahissait le genre de tension qu’on aurait pu trouver chez quelqu’un s’apprêtant à monter au front, ou à sauter d’un avion sans parachute. De temps à autre, il sursautait, comme pris par un spasme. Rien ne semblait l’avoir déclenché; il devait donc venir de quelque part dans sa tête…
Après chaque convulsion, il se crispait encore plus un instant, avant de retourner à sa contemplation…
Karl Tobin – mais était-il encore Karl Tobin, dans ce corps d’emprunt? –, de retour parmi les vivants, n’était pas certain de ce qu’il était venu chercher en s’asseyant à cet endroit. C’était pourtant la seule chose qui ait eu un semblant de sens au milieu de son sentiment d’être déconnecté du monde entier…
Il s’était réveillé en sursaut au milieu de la nuit, une fois de plus en proie à cette détestable impression de décalage, d’être simplement passé d’un rêve à un autre, plus réaliste. Incapable de retrouver le sommeil, même aidé par le scotch qu’il avait trouvé dans les armoires de Gordon, il était sorti de l’appartement luxueux où celui-ci l’avait planqué alors qu’une lueur grise, timide, commençait à apparaître malgré l’opacité des nuages. Il s’était mis en marche vers le Nord.
Il avait traversé la zone industrielle du Centre-Nord, reconnaissant au passage l’usine désaffectée où il avait pris possession d’une première cargaison d’Orgasmik digne de ce nom. C’était si lointain… Comme dans une autre vie. Ce qui était le cas, à bien y penser.
Il avait été trempé de la tête aux pieds après quelque pas; il avait marché des heures au rythme du bruit de succion de ses semelles détrempées.
Une fois arrivé à destination, il avait réalisé qu’il était encore trop tôt. Il s’était assis… et il attendait encore.
De sa vie d’avant, il n’avait en tête que des images morcelées, des impressions floues; le seul instant qui était demeuré parfaitement clair dans l’esprit de Karl était le moment où, rendu invisible par Tricane, il avait dégoupillé la grenade et entrepris de massacrer les Sons of a Gun. Des instants terribles, remplis de sang jaillissant, d’os éclatés, du tonnerre assourdissant des détonations…
Puis une balle avait traversé sa chair. Fait couler son sang. Et ce n’était encore que la première. Combien en avait-il reçu avant de s’écrouler? Ce moment, l’avait-il vécu une seule fois? Il avait plutôt l’impression que c’était dix millions de fois. Comme ces rêves pénibles où une menace, une poursuite, un massacre se reproduit en boucle, sans qu’on puisse s’en échapper… Ces rêves qui deviennent le monde entier, jusqu’au moment béni du réveil. Ce n’était qu’un rêve
Karl avait ouvert les yeux, mais le cauchemar ne l’avait pas quitté? Le quitterait-il un jour?
Les premiers parents arrivèrent enfin pour déposer leurs enfants à l’école. Tobin se mit à l’affût, en espérant que son ex n’ait pas changé de voiture en son absence…
Il finit par apercevoir son gars. Il fut surpris de voir à quel point il avait grandi. La puberté avait frappé… Il était en voie de devenir un solide gaillard comme son père. Enfin, comme son père avait été.
Plein de fierté, Tobin chercha du regard la voiture qui avait amené son fils.
Tabarnak.
Ce n’était pas son ex qui l’avait conduit, même si elle occupait le siège du passager. C’était Jean-Paul. Le gérant de sa quincaillerie.
Le traître! Il a sauté sur mon ex dès que j’ai tourné le coin. Et là, quoi? Il élève mon gars comme si c’était le sien!?
La rage et l’adrénaline balayèrent d’un coup le flou dans lequel il avait surnagé jusqu’à présent, alors que ses pensées focalisèrent sur une seule chose : casser la gueule de ce minable.
La voiture était immobilisée derrière un autobus scolaire qui ne finissait pas de vomir une file d’adolescents qui s’empressaient de traverser la cour jusqu’à la porte de l’école. Il sauta sur ses pieds; ses chaussures saturées émirent un slotch sonore. D’un pas décidé, il se rendit jusqu’à la voiture du faux-frère.
Il s’arrêta net.
Casser la gueule de Jean-Paul. Pourquoi?
Il n’avait pas fait que tourner le coin. Il était mort.
Jean-Paul n’était pas avec sa femme. Il était avec son ex.
Il n’était pas un salaud. C’était un bon gars. Et pas un criminel… Donc un meilleur modèle pour son gars que son vrai père ne l’avait jamais été.
Tout compte fait…
Le bus vidé se remit en marche et le cortège des parents avec lui. Karl eut tout juste le temps d’apercevoir son fils une dernière fois avant que la porte se referme derrière lui.
Il ne savait pas trop ce qu’il avait espéré, mais, à tout le moins, pendant ces quelques instants, il s’était senti autrement que perdu, errant.
Il s’était senti… vivant.