Édouard en voulait un
peu à Félicia d’insister pour qu’il descende malgré son état. L’idée de se
rapprocher de la boue fétide au fond du canal suffisait à empirer son état. Que
voulait-elle qu’il voie dans un trou au milieu d’un égout?
Dieu merci, il réussit
à descendre sans retomber dans la gadoue. Félicia semblait excitée comme un
enfant à Noël. Elle le prit par la main et le tira plus loin dans le couloir.
Il fallait le
reconnaître : il ne s’était pas attendu à y trouver là un véritable passage,
illuminé de surcroit.
Après quelques pas, il
retira son masque à gaz de fortune. L’odeur était assez ténue pour moins
l’incommoder. Le sol était pavé de granite, à l’ancienne et les murs en brique
rouge. La fatigue embrouillait son esprit, mais quelque chose ne tournait pas
rond… Il passa un doigt sur un mur, puis sur le plancher. Les deux étaient
immaculés. « Pas un grain de poussière nulle part.
— Dans un tunnel de
style ancien.
— ...et qui débouche
sur un égout.
— Penses-tu que Hill a
pu passer par ici?
— Je ne peux pas
croire que tomber dans la merde était son plan… Et la présence de ce trou,
juste là, quelles sont les chances que ce ne soit qu’une coïncidence?
— Peut-être qu’il est
arrivé par ce tunnel… Qu’il a glissé, une fois au bout, en essayant de remonter…
—C’est possible. »
La curiosité réussit à dissiper la fatigue, et même la nausée. Il tenta un
sourire et lui prit la main. « J’ai envie d’aller voir où ça débouche. Et
toi? »
Elle lui retourna son
sourire et ils s’engagèrent dans le mystérieux couloir. Quelle pouvait être sa
fonction? S’il avait été en béton, on aurait pu supposer qu’il s’agissait d’un
drainage annexe à l’égout. Et le trou qu’ils avaient emprunté semblait
récent… Ce qui signifiait que, de ce côté, le tunnel menait à un cul-de-sac. C’était
absurde…
Ils cheminèrent en
silence jusqu'à une intersection. Leur couloir en croisait un autre, différent
du premier. Ses murs plâtrés et blanchis à la chaux, combinés au dallage, rappelaient
les îles grecques qu’Édouard avait visitées avec Geneviève durant leur lune de
miel.
« Qu’est-ce qu’on
fait?, demanda Félicia.
— On continue tout
droit », suggéra-t-il. Dans son état présent, il préférait s’en tenir à
l’itinéraire le plus simple.
Une cinquantaine de
mètres plus loin, le couloir se terminait sur une volée de marches. Celle-ci
débouchait dans un boisé plutôt dense qui n’avait rien à voir avec La Plata. L’air
y était plus frais, les branches des arbres couvertes de bourgeons sur le point
d’éclore. Alors qu’ils étaient entrés dans le trou au crépuscule, quelques
minutes auparavant, de ce côté-ci, la nuit était noire.
« Je connais cet
endroit », dit Félicia. Elle sortit son téléphone de son sac à main avec
la vitesse d’un cowboy dégainant son arme. « C’est ce que je
pensais. » Sa voix trahissait une pointe d’effroi. « Édouard, nous
sommes en Ukraine… Sviatoshyn. Dans le Cercle de Kiev.
— Laisse-moi
voir », répondit-il en lui arrachant l’appareil des mains, comme si poser
ses propres yeux sur le GPS pouvait expliquer l’impossible. En même temps, les
signes ne mentaient pas : la végétation, le décalage horaire… Ils
n’étaient plus à La Plata.
« Édouard!? »
Il avait fait deux pas de côté et s’était affaissé avant de réaliser qu’il
était en train de défaillir. Félicia le rattrapa de justesse et l’aida à
s’asseoir dans les marches. Son cœur débattait, la nausée était revenue en
double, une sueur froide lui coulait dans le dos. Il lui fallut une minute –
une très longue minute – pour tenir à
l’écart la panique grondante qui menaçait de le submerger. Le seul ancrage qui
lui permit de ne pas chavirer fut la main de Félicia, qui lui caressait le cou
et le dos. Elle lui parlait par moments, mais il n’entendait rien, comme si sa
tête était dans un bocal.
« Ça va mieux,
maintenant », dit-il enfin. Il essaya de se lever; il chancelait encore. « Tu
disais?
— Je disais que je
parierais qu’il existe aussi un passage vers La Cité… »
Édouard était si
épuisé… Mais le prospect de s’écrouler dans son propre lit – ou celui de
Félicia – plutôt que retourner dans cette chambre où il avait tant souffert
était séduisant… Ils retournèrent sur leurs pas.
Félicia et Édouard
sursautèrent en apercevant un individu immobile au détour de l’intersection, un
jeune homme qui, malgré sa jeune vingtaine, avait les cheveux poivre et sel. Il
les fixait sans cligner des yeux avec une intensité à faire peur.
Au premier coup d’œil,
Édouard eut l’impression de l’avoir déjà vu quelque part… Mais où?
« Tu n’es plus
Narcisse Hill », dit le jeune homme, comme si c’était la chose la plus
naturelle au monde.
« Est-ce qu’on se
connaît? », répondit Édouard.
« Moi, je t’ai vu
à la TV… Mais toi… » Il ferma un œil et le regarda comme à travers le trou
d’une serrure. « Ah! C’est trop drôle! Un client de mon père!
— Un client de… »
Déclic. Le bureau du docteur Lacombe… La photo d’un adolescent aux cheveux
longs, diplôme en main, posée sur le bureau du psychologue.
« Il ne t’a pas
trop aidé, hein? Il est beaucoup moins bon qu’il l’espère. À sa décharge, c’est
vrai que tu ne lui as jamais parlé de tes vrais secrets, n’est-ce pas? »
Édouard avala
difficilement. Félicia lui jeta un regard interloqué avant de revenir sur le
jeune Lacombe. « Tu peux lire ses pensées?!
— Pas que les siennes…
Miss Lytvyn » Félicia tressaillit à la mention de son nom. « Vous deux,
vous n’êtes pas des ennemis. Mais vous travaillez pour eux…
— Quels
ennemis? De qui tu parles?
— Nous avons un
message pour eux. Pour ceux qui drainent notre énergie. Vous allez leur dire de
cesser tout de suite, sans quoi nous serons obligés de le faire nous-mêmes. Et
le résultat risque d’être déplaisant pour tout le monde. »
Félicia ouvrit la
bouche pour rétorquer, mais tout devint flou autour d’eux. En un clin d’œil,
ils se retrouvèrent… ailleurs.
Ils étaient à
l’extérieur, seuls au milieu d’une agora urbaine entourée de bâtiments d’un
style familier. Une pluie drue tombait, à travers laquelle Édouard distingua
les lumières de la ville… De sa ville.
Aucun doute n’était possible : le tracé des gratte-ciels à l’horizon
étaient bien celui de La Cité, le moignon du Hilltown parmi eux.
« Édouard… Nous
sommes dans le Centre-Sud de La Cité…
— Ouais. Place de la
Vieille-Gare, apparemment », dit-il. Le récit de Maude et Nico à
propos de l’étrange culte qui y avait élu domicile lui revint en tête.
« Édouard… J’ai
peur…
— Grouillons-nous de
rejoindre le Centre, alors…
— Ce n’est pas ce que
je voulais dire… Ce type… Il vient de nous transporter par magie, sans procédé,
sans préparation… Et ces passages à travers l’espace… Si ces gens nous en
veulent, nous ne pourrons rien faire pour nous défendre… »
Édouard ne savait pas
quoi répondre. Il était tellement au bout du rouleau que la distance jusqu’à
son lit lui paraissait une préoccupation bien plus urgente.
Ils se mirent en
marche vers le nord en longeant les murs, soucieux de ne pas être remarqués. Les
rues du quartier étaient à peu près désertes, sans doute en raison de la pluie.
Ils rejoignirent le Centre sans encombre. Félicia appela un taxi; Édouard s’endormit
sur la banquette avant même qu’elle ait annoncé leur destination.