Félicia portait dans
sa chair la fatigue du voyage international, l’usure de l’air en boîte, de la
cabine pressurisée, des longues attentes dans cette poupée russe de zones sécurisées
où on ne passait pas sans se faire contrôler… Elle avait besoin d’une sieste,
elle avait besoin d’une douche, elle avait besoin d’un vrai repas.
Plus encore, elle
avait besoin d’Édouard. Et une méchante envie de lui sauter dessus.
Une partie d’elle
continuait à roucouler en pensant à cette pseudo-révélation qu’elle avait eue :
elle était en amour, et elle allait rejoindre son homme.
La ville défilait à
travers les fenêtres du taxi… Pour Félicia, La Plata était l’une de ces villes
où il faisait bon de revenir – à tout le moins, plus que Kiev ou Tanger.
L’automne argentin qui l’avait accueillie à la sortie de l’aéroport contrastait
on ne peut plus avec les précipitations continuelles de La Cité; elle avait
pratiquement oublié la chaleur du soleil.
Dans sa tête, la ville
était associée de près à Gianfranco Espinosa; il y avait vécu et jouté quelques
années avant de s’installer à La Cité. Elle savait qu’il avait laissé derrière
au moins un initié, dont il n’avait jamais révélé le nom. C’était étrange de
penser que celui-ci continuait peut-être sa progression, quelque part à La
Plata, en espérant le retour de son maître, sans savoir qu’il n’était plus de
ce monde…
Elle descendit face à
l’hôtel Teatro Argentino. Dans ses voyages, il lui arrivait parfois de
fréquenter les mêmes résidences; c’était une façon pour elle de s’ancrer dans
une bulle familière au milieu d’un monde inconnu. Elle eut une pensée pour la
jeune Félicia qui s’était pris une chambre là pour la première fois… Jeune
initiée par l’impressionnant Espinosa, qui lui apprenait non seulement les arts
occultes, mais aussi comment tenir Frank Batakovic en laisse… Maintenant que
Gordon s’attendait d’elle qu’elle accroisse son influence, elle en voulait un
peu à son ancien maître de ne pas l’avoir mieux outillée à placer ses pions, à s’immiscer
dans les hauts lieux du pouvoir, à contrôler les décideurs…
Elle chassa ces
pensées et entra dans le lobby inondé de lumière. Le doux clapotis de la
fontaine centrale avait l’effet d’une berceuse sur ses nerfs usés par le
voyage.
Juan Varela était à son
poste, élégant comme toujours. Pantalons sobres, chemise blanche pressée, elle
était certaine qu’il passait en moyenne plus de temps à se coiffer qu’elle.
« Mademoiselle
Lytvyn! », dit-il avec son accent charmant. « Vous avez fait bon
voyage?
— Oui, sans pépin…
Comment va notre ami?
— Ah! Je suis
soulagé », dit-il en posant une main sur son cœur. « Ce n’est que
votre ami? Je n’ai plus à être
jaloux? » Il lui fit un clin d’œil.
« Juan…
— Chambre 1102 »,
dit-il en glissant la clé sur le comptoir. « Laissez-moi porter votre
bagage…
— C’est gentil, mais
je m’en occupe. » Avant de prendre la clé, elle déposa à côté l’enveloppe
qu’elle avait préparée pour le remercier, avec un petit mot gentil et un
généreux pourboire. Juan l’empocha en lui faisant un sourire charmant qui
disait : À votre service!
Son cœur battait de
plus en plus fort à chaque marche qu’elle montait… Elle se sentait aussi gaga
qu’une adolescente qui allait à la rencontre de Pinck ChaCha. Elle avait
l’impression de flotter…
Elle prit une profonde
inspiration avant de mettre la clé dans la serrure. Pourquoi était-elle si
tendue?
Elle poussa la porte
et entra à pas de loup. La chambre était obscure; tous les rideaux étaient
tirés. Il fallut un instant pour que ses yeux s’accommodent à la pénombre après
l’éclat du lobby. Il régnait sur l’endroit une atmosphère étouffante, humide,
déplaisante.
Une chaise tirée, des
vêtements éparpillés, des déchets dans la poubelle… Un lit tout défait et un
matelas à moitié dénudé laissaient croire à des nuits tumultueuses. Édouard
dormait, à moitié entortillé dans un drap, la tête entre deux oreillers.
L’adolescente gaga fut
un peu déçue; l’amoureuse adulte un peu attendrie.
Elle s’assit au coin
du lit; Édouard se réveilla en sursaut. Il avait mauvaise mine : les
traits tirés, les joues creuses, le front en sueur. Après un instant de
confusion, il lui fit un sourire fatigué et essaya de se redresser. « Félicia,
je suis désolé, je…
— Tu as été malade?
— Un petit peu,
ouais… » Félicia devinait l’euphémisme. « Ça n’a pas arrêté depuis
que je t’ai appelée… »
Elle devinait ce que ça impliquait. « Tu aurais dû me le
dire dans ton courriel…
— Et toi, tu aurais dû
m’avertir que tu t’en venais… Je ne dois pas être beau à voir… »
Un peu piquée d’être
reçue par des réserves, elle alla tirer les rideaux et ouvrir les fenêtres.
Édouard réagit comme l’aurait fait un vampire. « On étouffe, ici…
— C’est mon enfer… La
fenêtre fermée, je baigne dans ma sueur… La fenêtre ouverte, la lumière et les
bruits de circulation à l’extérieur m’empêchent de dormir…
— Je meurs de faim.
As-tu mangé aujourd’hui?
— Presque pas.
Quelques fruits…
— Je connais un super
resto juste au coin de la rue… C’est moi qui t’invite. Tu pourras tout me
raconter…
— Je ne sais pas… J’ai
l’appétit bousillé… Je… Qu’est-ce que tu fais? »
Qu’est-ce que tu penses? Je
me déshabille! « J’ai besoin d’une douche. Et toi aussi. Tu préfères y
aller en premier? À moins que nous la prenions ensemble?
— Je… Oui. Ensemble.
Ça va faire du bien. »
Félicia ne s’attendait
plus à des retrouvailles torrides… Mais c’était déjà un pas dans la bonne
direction.
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