Il venait d’apprendre comment se soustraire à la furie des
éléments; il testait le processus pour la première fois.
Ce genre de formule aurait nécessité tant de préparation il
y a deux ans que le printemps serait revenu avant qu’elle ne soit complétée; ces
connaissances impraticables devenaient de plus en plus pertinentes maintenant
que les procédés et les formules ne rencontraient plus la même résistance qu’auparavant.
Il avait fallu à peine deux jours à Gordon pour compléter celle-ci…
Eleftherios Avramopoulos s’était installé à New York durant
l’automne. Gordon savait que son Maître voulait s’éloigner autant que possible
de la Grande Guerre; il soutenait toutefois que son déménagement servait à se
rapprocher de Nikola Tesla… sa dernière lubie.
Fidèle à lui-même, son Maître s’était entiché d’un grand
penseur; ses idées révolutionnaires à propos de l’électricité et du magnétisme
faisaient de lui une sorte de magicien aux yeux d’Avramopoulos. Gordon ne s’en
plaignait pas; comme son Maître cherchait à passer autant de temps que possible
avec son nouvel ami, il s’empressait de donner ses leçons puis laissait Gordon
s’exercer seul. Être libre de son temps et de ses gestes à New York : c’était
sa version du rêve américain.
La mise à l’épreuve de sa formule lui permettait donc de
flâner un peu. Ses pas le conduisirent au sud de l’île de Manhattan, non loin
des installations portuaires. Au fil de ses déambulations, il réfléchit tantôt
à ses leçons, tantôt à rien du tout, mais souvent à cette jeune femme qu’il
avait aperçue au théâtre pour la troisième fois hier… Il savait qu’il ne
trouverait jamais le courage de l’approcher, mais elle occupait déjà une belle
place dans son cœur…
Sans vraiment l’avoir fait consciemment, il entra en état d’acuité.
C’était si facile maintenant, après tout le travail des quinze dernières années.
Des signes auspicieux se manifestèrent immédiatement dans des reflets subtils
du scintillement des glaçons qui pendaient ici et là… Il marcha dans la
direction qu’ils lui montraient, content de sa bonne fortune et curieux de
savoir.
Il arriva devant une sorte de hangar à la porte entrebâillée;
une lourde chaîne et un cadenas reposaient non loin sur la neige. Il perçut une
présence dans le bâtiment mais il entra sans hésiter, confiant dans son
interprétation des augures.
Il fut complètement pris par surprise lorsque l’homme lui
sauta dessus.
Avant qu’il n’ait réalisé ce qui se passait, il roulait
contre le sol durci; l’assaillant l’enfourcha avant qu’il ne se ressaisisse pour
lui empoigner le visage à deux mains.
Un coup de foudre traversa Gordon, son corps mais aussi son
esprit. Une sensation toute-puissante l’occupa tout entier avant de disparaître
une seconde plus tard. Il n’avait jamais ressenti un plaisir similaire, à la
fois dans son intensité et dans sa qualité, jamais rien qui ne s’en soit même rapproché.
C’était comme s’il découvrait les couleurs après avoir vécu toute une vie dans
un univers gris et pâle.
L’attaquant roula sur le côté, laissant Gordon bouche bée,
des larmes d’extase gelant déjà dans ses cils. Son attaquant – son bienfaiteur?
– s’était redressé.
« Ah ah! Tu m’as
trouvé avant que je ne t’appelle! »
Gordon tourna la tête. Il était difficile de distinguer quoi
que ce soit dans la pénombre.
« Pas mal, pas mal du tout. C’est bien toi que je
cherche!
— Qu’est-ce qui... C’était quoi?
— Variation sur le thème du laudanum », répondit l’inconnu
en chantonnant tandis qu’un pinceau de lumière venait éclairer son visage. Il
avait l’air d’un aliéné mental avec ses yeux écarquillés et son rictus trop
large.
Gordon s’entendit dire : « J’en veux encore.
— Je m’en doute bien! Mais ça devra attendre… D’ici-là, j’ai
un autre cadeau pour toi. »
Il tira un objet de sa poche pour la déposer dans sa paume
de Gordon. Il s’agissait d’une pépite d’or; Gordon sentit dès le premier
contact qu’elle contenait un enchantement puissant.
« Qu’est-ce que c’est? » Tout l’or du monde ne valait
pas la moitié d’un orgasme de l’âme.
« Ferme tes yeux. Respire. » Gordon fit ce que l’homme
demandait. Il retrouva facilement la concentration qui l’avait conduit ici,
mais que l’altercation et la sensation avaient pour le moins brouillée. Il
dirigea son attention vers la pépite pour découvrir qu’elle lui montrait
quelque chose… Une sorte de fil émergeant de sa poitrine; il flottait sans qu’il ne paraisse maintenu par
quoi que ce soit, sans que Gordon ne perçoive où il me menait.
« Qu’est-ce que
je suis supposé voir?
— Des fils. Tu les vois, non?
— Oui, mais…
— Ces fils montrent les liens qui t’unissent à ton Maître, à
tes parents, à tes amis, à tes rivaux aussi… »
Il allait demander pourquoi lui, pourquoi ça, mais il
réalisa qu’une question plus fondamentale demeurait sans réponse : « Qui
êtes-vous? »
L’homme fit un mouvement de la main pour écarter la question
comme on chasse une mouche. « Tu ne me connais pas, enfin pas encore. Je
ne te connais pas non plus, mais ça n’est pas grave. Mais j’ai vu que tu peux
faire la différence dans la suite de mon plan… J’ai rencontré quelques
obstacles qui m’ont fait réfléchir. J’ai besoin d’une assurance…
— Quel plan? Quelle assurance? »
Nouveau mouvement de la main. «Voici ce qu’il faut que tu
saches : pour me revoir, tu devras faire l’impensable, et qu’on fasse pour
toi deux fois l’impossible. Mes deux cadeaux te montreront le chemin …
— Quoi? Mais qu’est-ce que ça veut dire?
— Je n’en ai pas la moindre idée! » Il éclata de rire. « Je
n’avais jamais vu si loin avant! Mais maintenant que j’ai mon filet, je
peux passer aux choses sérieuses! »
Gordon allait poser une autre question lorsqu’il réalisa qu’il
était maintenant seul, comme si l’étranger s’était dissipé dans l’obscurité.
Une vague d’anxiété le traversa pour l’emporter jusqu’à la détresse : il voulait absolument ressentir à nouveau
la sensation orgasmique qui avait redéfini d’un coup son idée même du plaisir. Une
partie de lui savait qu’on le manipulait, mais même cette manipulation ne
paraissait qu’un désagrément mineur pour obtenir ce qu’il était dorénavant
condamné à désirer plus que tout.
On l’avait poussé par-delà les portes du paradis, mais il
aurait à payer le prix s’il voulait y retourner.
Il retourna à la maison obsédé par cette idée, la pépite
serrée dans son poing. Il découvrit que presque tout le monde se trouvait au
carrefour de dizaines de liens, certains rattachés à ceux qui les
accompagnaient, la plupart s’étirant plus loin que portait son regard. En fait,
la densité de la population new-yorkaise remplissait son champ de vision d’un
enchevêtrement de filaments éthérés. C’était plutôt déroutant… Devait-il
raconter cette étrange rencontre à son Maître? Pourrait-il l’aider à la
comprendre?
Dès qu’il pensa à Avramopoulos, il remarqua que l’un des
fils gagna en substance. Était-ce sa concentration qui lui permettait d’isoler
celui-ci des autres? Il pensa tour à tour à son vieux père, à son barbier, à la
fille du théâtre… À chaque fois, un autre filament se distinguait.
Il décida qu’il ne dirait rien à son Maître. Il devait
percer par lui-même le mystère de cet étrange personnage s’il voulait goûter à
nouveau la sensation toute-puissante.
Pour défaire ce nœud gordien, il devrait d’abord se l’approprier.