dimanche 25 septembre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 189 : Les disciples, épilogue

Le Soleil d’hiver baignait le port de New York sans vraiment le réchauffer. C’était définitivement une belle journée, quoiqu’un promeneur ordinaire eût rapidement souffert de la morsure du froid. Abran Gordon n’avait toutefois rien d’ordinaire; il marchait la tête nue, les mains dans les poches, sans même avoir boutonné son manteau.
Il venait d’apprendre comment se soustraire à la furie des éléments; il testait le processus pour la première fois.
Ce genre de formule aurait nécessité tant de préparation il y a deux ans que le printemps serait revenu avant qu’elle ne soit complétée; ces connaissances impraticables devenaient de plus en plus pertinentes maintenant que les procédés et les formules ne rencontraient plus la même résistance qu’auparavant. Il avait fallu à peine deux jours à Gordon pour compléter celle-ci…
Eleftherios Avramopoulos s’était installé à New York durant l’automne. Gordon savait que son Maître voulait s’éloigner autant que possible de la Grande Guerre; il soutenait toutefois que son déménagement servait à se rapprocher de Nikola Tesla… sa dernière lubie.
Fidèle à lui-même, son Maître s’était entiché d’un grand penseur; ses idées révolutionnaires à propos de l’électricité et du magnétisme faisaient de lui une sorte de magicien aux yeux d’Avramopoulos. Gordon ne s’en plaignait pas; comme son Maître cherchait à passer autant de temps que possible avec son nouvel ami, il s’empressait de donner ses leçons puis laissait Gordon s’exercer seul. Être libre de son temps et de ses gestes à New York : c’était sa version du rêve américain.
La mise à l’épreuve de sa formule lui permettait donc de flâner un peu. Ses pas le conduisirent au sud de l’île de Manhattan, non loin des installations portuaires. Au fil de ses déambulations, il réfléchit tantôt à ses leçons, tantôt à rien du tout, mais souvent à cette jeune femme qu’il avait aperçue au théâtre pour la troisième fois hier… Il savait qu’il ne trouverait jamais le courage de l’approcher, mais elle occupait déjà une belle place dans son cœur…
Sans vraiment l’avoir fait consciemment, il entra en état d’acuité. C’était si facile maintenant, après tout le travail des quinze dernières années. Des signes auspicieux se manifestèrent immédiatement dans des reflets subtils du scintillement des glaçons qui pendaient ici et là… Il marcha dans la direction qu’ils lui montraient, content de sa bonne fortune et curieux de savoir.
Il arriva devant une sorte de hangar à la porte entrebâillée; une lourde chaîne et un cadenas reposaient non loin sur la neige. Il perçut une présence dans le bâtiment mais il entra sans hésiter, confiant dans son interprétation des augures.
Il fut complètement pris par surprise lorsque l’homme lui sauta dessus.
Avant qu’il n’ait réalisé ce qui se passait, il roulait contre le sol durci; l’assaillant l’enfourcha avant qu’il ne se ressaisisse pour lui empoigner le visage à deux mains.
Un coup de foudre traversa Gordon, son corps mais aussi son esprit. Une sensation toute-puissante l’occupa tout entier avant de disparaître une seconde plus tard. Il n’avait jamais ressenti un plaisir similaire, à la fois dans son intensité et dans sa qualité, jamais rien qui ne s’en soit même rapproché. C’était comme s’il découvrait les couleurs après avoir vécu toute une vie dans un univers gris et pâle.  
L’attaquant roula sur le côté, laissant Gordon bouche bée, des larmes d’extase gelant déjà dans ses cils. Son attaquant – son bienfaiteur? – s’était redressé.
 « Ah ah! Tu m’as trouvé avant que je ne t’appelle! »
Gordon tourna la tête. Il était difficile de distinguer quoi que ce soit dans la pénombre.
« Pas mal, pas mal du tout. C’est bien toi que je cherche! 
— Qu’est-ce qui... C’était quoi?
— Variation sur le thème du laudanum », répondit l’inconnu en chantonnant tandis qu’un pinceau de lumière venait éclairer son visage. Il avait l’air d’un aliéné mental avec ses yeux écarquillés et son rictus trop large.
Gordon s’entendit dire : « J’en veux encore. 
— Je m’en doute bien! Mais ça devra attendre… D’ici-là, j’ai un autre cadeau pour toi. »
Il tira un objet de sa poche pour la déposer dans sa paume de Gordon. Il s’agissait d’une pépite d’or; Gordon sentit dès le premier contact qu’elle contenait un enchantement puissant.
« Qu’est-ce que c’est? » Tout l’or du monde ne valait pas la moitié d’un orgasme de l’âme.
« Ferme tes yeux. Respire. » Gordon fit ce que l’homme demandait. Il retrouva facilement la concentration qui l’avait conduit ici, mais que l’altercation et la sensation avaient pour le moins brouillée. Il dirigea son attention vers la pépite pour découvrir qu’elle lui montrait quelque chose… Une sorte de fil émergeant de sa poitrine; il  flottait sans qu’il ne paraisse maintenu par quoi que ce soit, sans que Gordon ne perçoive où il me menait.  
 « Qu’est-ce que je suis supposé voir?
— Des fils. Tu les vois, non?
— Oui, mais…  
— Ces fils montrent les liens qui t’unissent à ton Maître, à tes parents, à tes amis, à tes rivaux aussi… »
Il allait demander pourquoi lui, pourquoi ça, mais il réalisa qu’une question plus fondamentale demeurait sans réponse : « Qui êtes-vous? »
L’homme fit un mouvement de la main pour écarter la question comme on chasse une mouche. « Tu ne me connais pas, enfin pas encore. Je ne te connais pas non plus, mais ça n’est pas grave. Mais j’ai vu que tu peux faire la différence dans la suite de mon plan…  J’ai rencontré quelques obstacles qui m’ont fait réfléchir. J’ai besoin d’une assurance…
— Quel plan? Quelle assurance? »
Nouveau mouvement de la main. «Voici ce qu’il faut que tu saches : pour me revoir, tu devras faire l’impensable, et qu’on fasse pour toi deux fois l’impossible. Mes deux cadeaux te montreront le chemin …
— Quoi? Mais qu’est-ce que ça veut dire?
— Je n’en ai pas la moindre idée! » Il éclata de rire. « Je n’avais jamais vu si loin avant! Mais maintenant que j’ai mon filet, je peux passer aux choses sérieuses! »
Gordon allait poser une autre question lorsqu’il réalisa qu’il était maintenant seul, comme si l’étranger s’était dissipé dans l’obscurité. Une vague d’anxiété le traversa pour l’emporter jusqu’à la détresse : il voulait absolument ressentir à nouveau la sensation orgasmique qui avait redéfini d’un coup son idée même du plaisir. Une partie de lui savait qu’on le manipulait, mais même cette manipulation ne paraissait qu’un désagrément mineur pour obtenir ce qu’il était dorénavant condamné à désirer plus que tout.
On l’avait poussé par-delà les portes du paradis, mais il aurait à payer le prix s’il voulait y retourner.
Il retourna à la maison obsédé par cette idée, la pépite serrée dans son poing. Il découvrit que presque tout le monde se trouvait au carrefour de dizaines de liens, certains rattachés à ceux qui les accompagnaient, la plupart s’étirant plus loin que portait son regard. En fait, la densité de la population new-yorkaise remplissait son champ de vision d’un enchevêtrement de filaments éthérés. C’était plutôt déroutant… Devait-il raconter cette étrange rencontre à son Maître? Pourrait-il l’aider à la comprendre?
Dès qu’il pensa à Avramopoulos, il remarqua que l’un des fils gagna en substance. Était-ce sa concentration qui lui permettait d’isoler celui-ci des autres? Il pensa tour à tour à son vieux père, à son barbier, à la fille du théâtre… À chaque fois, un autre filament se distinguait.
Il décida qu’il ne dirait rien à son Maître. Il devait percer par lui-même le mystère de cet étrange personnage s’il voulait goûter à nouveau la sensation toute-puissante.
Pour défaire ce nœud gordien, il devrait d’abord se l’approprier.

dimanche 18 septembre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 188 : Les disciples, 11e partie

Le retour à la conscience fut graduel et pénible. Des sons ou des élancements diffus d’abord; des odeurs et des images fuyantes ensuite, plus hallucinées que réellement vues... Pour lui qui ne dormait plus depuis un moment, les longs pans de néant inconscient ajoutaient à l’étrangeté de son état.
Il réalisa qu’on l’avait solidement attaché longtemps avant qu’il n’ait pu ouvrir ses yeux qui, d’ordinaire, ne clignaient pas. Il accueillit la découverte avec un détachement qui ne lui ressemblait guère. Il continua à glisser vers l’éveil en remuant sous ses entraves pour raviver son corps engourdi.
« Je crois qu’il se réveille », dit une voix à son chevet. Harré voulut élargir sa conscience pour toucher l’esprit de celui qui avait parlé, mais rien ne se produisit. Normalement, il lui était si facile de lire les gens autour de lui qu’il entendait leurs pensées comme s’ils les avaient dites; il lui suffisait d’insister légèrement pour pénétrer les retranchements de leur esprit, leurs désirs cachés ou leur honte secrète. Si facile en fait que souvent, l’effort n’était pas d’y accéder mais plutôt de se fermer au brouhaha qui accompagnait les lieux achalandés.
Il ouvrit les yeux et fut assailli par l’intensité d’une lampe électrique carrément braquée sur lui. Des pas résonnèrent autour de son lit sans qu’il puisse discerner qui s’y trouvait. Il était aussi démuni qu’un agnelet à la patte cassée au milieu des loups.
Il lui fallut quelques essais avant que sa bouche accepte de prononcer quelques mots… « Que s’est-il pass… » À bout de souffle, il inspira pour finir sa phrase, mais on lui répondit avant qu’il n’ait fini sa question.
« Votre vie n’est pas en danger…
— Pour l’instant », compléta une autre voix.
Sa vie. Le coup de feu. Comment avait-il pu oublier? Il se souvint des élancements ressentis durant son inconscience, mais il n’en restait plus rien.
Il tourna péniblement la tête vers l’auteur de la menace. Il le reconnut immédiatement, non pas par ces habituels déjà-vus, mais par la statue de bronze à son effigie qui trônait fièrement à l’entrée de la gare. Il y était représenté dans la force de l’âge plutôt que dans la vieillesse, mais aucun doute n’était possible : il s’agissait de Narcisse Hill. Harré tenta d’articuler quelque répartie, mais sa langue lourde s’empâta vainement. Il vit apparaître un verre d’eau devant lui et but goulument lorsqu’on en versa dans sa bouche.
« Qu’est-ce qui m’arrive? »
Le bon samaritain répondit d’une voix douce : « Un mélange de teinture d’opium et d’une formule de notre cru. » Harré se retourna pour l’observer; l’homme n’était pas moins vieux que Hill, mais le poids des années semblait peser davantage sur lui. Son teint jaunâtre et son visage émacié laissaient deviner quelque ennui de santé. Il remarqua ensuite qu’il portait soutane et rabat. Un prêtre? Puis ses mots revinrent comme un écho. Une formule de notre cru. Un prêtre-initié? Collaborant avec le dernier Disciple?
Hill dit : « Jean-Baptiste que voilà est arrivé à La Plata pour apprendre la disparition de l’un de nos amis communs; quiconque connaît Dario sait qu’une telle disparition sans prévenir ne pouvait être de son propre chef. Ces événements seuls auraient suffi à l’alarmer… Mais il n’est pas le premier de nos confrères à s’évanouir soudainement, n’est-ce pas? »
Harré ne répondit pas.
« En m’informant, j’ai appris qu’un étrange bonhomme avait été vu en ville juste avant sa disparition », continua Jean-Baptiste. « Il avait les cheveux tout blancs et il souriait comme un demeuré, m’a-t-on dit. »
Il continua à décrire les détails de son investigation, mais Harré l’écoutait à peine. S’était-il trompé en croyant que Hill était le dernier des Disciples? Ce prêtre-magicien n’était apparu nulle part dans son futur… La question jaillit, aussi irrésistible qu’une toux. « Es-tu un Disciple de Khuzaymah? »
Le prêtre sourit. « Plus depuis une dizaine d’année. Quoique je continue mes méditations, elles sont davantage tournées vers Dieu que vers les affaires temporelles qui passionnent toujours mes pairs. Par ailleurs, j’ai découvert en méditant des changements profonds qui semblent toucher la nature même du monde… C’est ce qui m’a conduit à consulter mon ancien maître à La Plata.
— Mon petit doigt me dit que toi, tu sais ce qui se passe. Je me trompe?
Harré ne répondit pas plus.
« Allons, fini de jouer. Mes confrères ne répondent plus à mes lettres et à mes télégraphes. Je présume que tu es passé chez eux comme chez Dario, et que ta présence chez moi avait pour but de me faire disparaître à mon tour. Tu es coupable de ce qui leur arrive. S’ils sont morts… »
Un soupçon du sourire de Harré revint à ses lèvres. Ils avaient certes donné leur vie, mais pour la meilleure cause qui soit… Hill hocha la tête, comme s’il voyait dans la réaction de son prisonnier un aveu de sa culpabilité.
« …il ne serait que justice que tu meures toi aussi. »
Harré ressentit une crainte véritable malgré les brumes de l’opium, non pas pour sa vie mais pour son œuvre… Il savait qu’il pourrait réussir en mourant dans certaines circonstances précises, mais si on le tuait ici et maintenant, rien n’était sûr.
Hill sourit à son tour en voyant son prisonnier s’agiter.
« Tu es l’initié le plus puissant que je connaisse, par une large mesure… Déjouer mes frères qui, pourtant, tiennent tête au Collège depuis toujours n’est pas une mince affaire, mais tu l’as fait… J’ai vu ton pilier incandescent… Je n’aurais pas pu résister au chant de la sirène si Jean-Baptiste ne m’avait pas retenu…
— Ou si je l’avais vu moi-même, sans doute.
— Voici ma proposition, étranger; je ne l’offrirai qu’une fois. Préfères-tu mourir maintenant ou vivre et nous apprendre tes secrets?
— Je vous montrerai », répondit Harré sans hésitation.

dimanche 11 septembre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 187 : Les disciples, 10e partie

De toutes les opérations des derniers mois, celle de La Cité se distinguait. Chaque fois que Harré tentait de lire les augures à son propos, les résultats s’avéraient anémiques au mieux. En pénétrant dans la ville, il saisit immédiatement pourquoi. Le dernier Disciple avait compris que quelqu’un supprimait ses alliés; il avait dû également déduire que, s’il ne s’y préparait pas, le même sort l’attendait…
La Cité était toute plongée dans une sorte de bruine scintillante, invisible aux yeux de la plupart de ses habitants, mais dont le chatoiement venait troubler les sens surnaturels de Harré. Alors que, d’ordinaire, il pouvait littéralement trouver ses cibles où qu’elles fussent, ici, il était aussi démuni que le commun des mortels…
Harré était depuis un moment habitué de vivre avec une impression constante de déjà-vu, comme si le présent ravivait le souvenir d’événements qu’il n’avait pourtant pas encore vécus. La bruine invisible interférait jusqu’à cette impression. Le retour à une normalité étrangère depuis longtemps avait quelque chose de déconcertant… Mais pas complètement désagréable.
Il aurait sans doute pu trouver comment dissiper la bruine, mais il n’avait aucune intention de reporter l’exécution de son plan. Malgré son handicap perceptif, il disposait toujours de son immense talent; selon toute probabilité, il réussirait.
Il trouva sans peine le lieu de résidence de Narcisse Hill : tout le monde semblait savoir que leur ancien maire coulait ses vieux jours dans son domaine à l’ouest de La Cité. Harré s’y rendit à pied en sifflant, les mains dans les poches.
La maison Hill était une élégante bâtisse de style néo-Queen Anne sise au sommet d’une colline qui s’élevait en pente douce, assez haute pour offrir une vue magnifique sur le reste de la ville.
Harré continua son chemin jusqu’au bout de la route. Dès qu’il fut assez loin pour travailler à l’abri des regards, il traça sur le sol les symboles nécessaires à l’ouverture du cercle. Il ne manquait plus que le sacrifice d’un maître…
Harré fit apparaître la colonne de feu qui avait si efficacement appâté les autres Disciples.
Il attendit un moment, mais avec un accès réduit aux fruits de la  metascharfsinn pour le conforter dans son attente, il s’accommoda mal de l’inaction. Sa fébrilité coutumière eut tôt fait d’épuiser toute sa patience.
Après une cinquantaine de minutes, il décida que si Hill ne venait pas à lui, c’est lui qui irait à sa rencontre. Il dissipa son leurre et retourna à la maison Hill pour frapper simplement à la grande porte.
Un vieux domestique vint lui ouvrir. Il était chauve à l’exception d’une couronne de cheveux blancs; sa posture pleine de fierté indiquait sa position d’autorité dans la maisonnée.
« Bonjour », dit Harré avec entrain. « J’aimerais m’entretenir avec M. Hill d’affaires de la plus grande importance. »
Le majordome le toisa d’un regard sévère en haussant un sourcil broussailleux. « Et vous êtes? 
— Je… hum… Je suis un commerçant de… En fait, je suis un vieil ami. »
Le domestique semblait peu convaincu. Harré était habitué de se fier à son instinct, à suivre les pistes que son inconscient lui soufflait… Il n’avait pas prévu que les interférences mises en place par Hill lui nuiraient à ce point. Il devait déjà recourir à des manières moins subtiles; il en était à décider par quel processus il forcerait le domestique à obtempérer lorsque celui-ci fit un pas en arrière pour l’inviter à entrer.
Il conduisit le visiteur au salon et lui fit signe de s’asseoir avant de lui offrir un cigare. Harré en prit un mais choisit de rester debout. « Je vais aller chercher M. Hill », dit le serviteur avant de sortir en fermant les portes derrière lui.
Le cigare était d’excellente qualité; il en tira une longue bouffée en admirant par les grandes fenêtres les pignons de La Cité qu’on pouvait apercevoir au loin.
Il entendit la porte grincer; il se retourna, prêt à prendre contrôle de l’esprit de M. Hill pour compléter sa mission; il fut surpris de découvrir que le majordome était revenu,  seul mais armé d’une carabine.
Harré n’eut pas le temps d’agir; il sentit son corps être secoué, il entendit la poudre détonner, mais il lui fallut encore une seconde pour comprendre qu’on venait de le fusiller.

dimanche 4 septembre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 186 : Les disciples, 9e partie

Malgré tous ces jours dans le train, Romuald Harré était plein d’énergie : il ne connaissait littéralement plus la fatigue. Alors que les autres passagers pouvaient trouver le trajet monotone, un simple contretemps entre le départ et l’arrivée, Harré était sans cesse diverti par l’intersection entre son esprit et l’essence du monde – cet état qu’il avait baptisé metascharfsinn, la sur-acuité. Il ignorait si son choix de terme représentait quelque barbarisme; si c’était le cas, il se plaisait à y voir un pied-de-nez à l’intention de ses maîtres germaniques… Ses anciens maîtres, qu’il dépassait désormais par une large mesure.
La metascharfsinn était source de fascination infinie, d’autant plus depuis qu’il pouvait la maintenir de façon quasi permanente. Le présent vu à travers cette lunette recelait une infinité de germes qui pouvaient fleurir en futurs possibles; lorsqu’il devinait la façon correcte d’agir ou de réagir, Harré pouvait décider lesquels prendraient racine et lesquels seraient écartés.
Il lui arrivait de voir plus loin encore, jusqu’à entr’apercevoir les fibres des futurs potentiels avant que certains d’entre eux ne soient filés par le fuseau du présent… Il reconnaissait toute la sagesse des anciens qui comprenaient que les ficelles du monde étaient tirées par les Parques, les Moires ou les Nornes…
C’est en observant ces potentialités que Harré avait découvert le fil rattaché à sa pièce maîtresse, à côté de laquelle le Grand Œuvre apparaissait comme un bricolage naïf. Il était prêt à tout pour voir émerger ce futur et nul autre.
C’est en vue de cet objectif qu’il s’était attaqué aux Disciples Khuzaymah. Il avait bien choisi : ces initiés de bas étage ne détenaient au total qu’une poignée de secrets, probablement tous déjà connus des Seize. Malgré leur ignorance, ils avaient réussi à s’ingérer dans les affaires du monde jusqu’à l’engouffrer tout entier dans la guerre. Ils avaient agi comme des enfants jouant avec des allumettes; ils ne méritaient pas moins que le sort qu’il leur promettait.
Un à un, ils étaient tombés; la mort de chacun contribuait à remettre en marche ce que d’aucuns, en empruntant le lexique scientiste de la modernité, appelaient les forces telluriques ou radiesthésiques.
Les énergies que Harré préférait appeler magiques.
Un peu comme un ouvrier déjà outillé peut plus facilement façonner d’autres outils, à mesure que les maîtres mourraient et que leur mort ouvraient des Cercles, il devenait de plus en plus facile de tuer d’autres maîtres et d’ouvrir de nouveaux Cercles.  
Il ne restait qu’un dernier Disciple de Khuzaymah. Un dernier maître, un dernier Cercle, après quoi Harré se sentirait prêt à s’attaquer au Collège, d’autant plus dangereux que ses membres s’avéraient beaucoup plus instruits dans l’art occulte.
Durant ses jeunes années, Harré s’était rendu là où le train le conduirait dans quelques heures… À l’époque, on n’y trouvait qu’une gare et une poignée de fermiers. La bourgade avait crû à une vitesse phénoménale au cours des quinze dernières années, jusqu'à devenir une métropole; Grandeville, située non loin, était pour toujours condamnée à porter un nom rendu ironique par La Cité qui l’éclipsait désormais.
Harré allait à la rencontre du fondateur et premier maire de la ville, l’honorable Narcisse Hill.