dimanche 18 septembre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 188 : Les disciples, 11e partie

Le retour à la conscience fut graduel et pénible. Des sons ou des élancements diffus d’abord; des odeurs et des images fuyantes ensuite, plus hallucinées que réellement vues... Pour lui qui ne dormait plus depuis un moment, les longs pans de néant inconscient ajoutaient à l’étrangeté de son état.
Il réalisa qu’on l’avait solidement attaché longtemps avant qu’il n’ait pu ouvrir ses yeux qui, d’ordinaire, ne clignaient pas. Il accueillit la découverte avec un détachement qui ne lui ressemblait guère. Il continua à glisser vers l’éveil en remuant sous ses entraves pour raviver son corps engourdi.
« Je crois qu’il se réveille », dit une voix à son chevet. Harré voulut élargir sa conscience pour toucher l’esprit de celui qui avait parlé, mais rien ne se produisit. Normalement, il lui était si facile de lire les gens autour de lui qu’il entendait leurs pensées comme s’ils les avaient dites; il lui suffisait d’insister légèrement pour pénétrer les retranchements de leur esprit, leurs désirs cachés ou leur honte secrète. Si facile en fait que souvent, l’effort n’était pas d’y accéder mais plutôt de se fermer au brouhaha qui accompagnait les lieux achalandés.
Il ouvrit les yeux et fut assailli par l’intensité d’une lampe électrique carrément braquée sur lui. Des pas résonnèrent autour de son lit sans qu’il puisse discerner qui s’y trouvait. Il était aussi démuni qu’un agnelet à la patte cassée au milieu des loups.
Il lui fallut quelques essais avant que sa bouche accepte de prononcer quelques mots… « Que s’est-il pass… » À bout de souffle, il inspira pour finir sa phrase, mais on lui répondit avant qu’il n’ait fini sa question.
« Votre vie n’est pas en danger…
— Pour l’instant », compléta une autre voix.
Sa vie. Le coup de feu. Comment avait-il pu oublier? Il se souvint des élancements ressentis durant son inconscience, mais il n’en restait plus rien.
Il tourna péniblement la tête vers l’auteur de la menace. Il le reconnut immédiatement, non pas par ces habituels déjà-vus, mais par la statue de bronze à son effigie qui trônait fièrement à l’entrée de la gare. Il y était représenté dans la force de l’âge plutôt que dans la vieillesse, mais aucun doute n’était possible : il s’agissait de Narcisse Hill. Harré tenta d’articuler quelque répartie, mais sa langue lourde s’empâta vainement. Il vit apparaître un verre d’eau devant lui et but goulument lorsqu’on en versa dans sa bouche.
« Qu’est-ce qui m’arrive? »
Le bon samaritain répondit d’une voix douce : « Un mélange de teinture d’opium et d’une formule de notre cru. » Harré se retourna pour l’observer; l’homme n’était pas moins vieux que Hill, mais le poids des années semblait peser davantage sur lui. Son teint jaunâtre et son visage émacié laissaient deviner quelque ennui de santé. Il remarqua ensuite qu’il portait soutane et rabat. Un prêtre? Puis ses mots revinrent comme un écho. Une formule de notre cru. Un prêtre-initié? Collaborant avec le dernier Disciple?
Hill dit : « Jean-Baptiste que voilà est arrivé à La Plata pour apprendre la disparition de l’un de nos amis communs; quiconque connaît Dario sait qu’une telle disparition sans prévenir ne pouvait être de son propre chef. Ces événements seuls auraient suffi à l’alarmer… Mais il n’est pas le premier de nos confrères à s’évanouir soudainement, n’est-ce pas? »
Harré ne répondit pas.
« En m’informant, j’ai appris qu’un étrange bonhomme avait été vu en ville juste avant sa disparition », continua Jean-Baptiste. « Il avait les cheveux tout blancs et il souriait comme un demeuré, m’a-t-on dit. »
Il continua à décrire les détails de son investigation, mais Harré l’écoutait à peine. S’était-il trompé en croyant que Hill était le dernier des Disciples? Ce prêtre-magicien n’était apparu nulle part dans son futur… La question jaillit, aussi irrésistible qu’une toux. « Es-tu un Disciple de Khuzaymah? »
Le prêtre sourit. « Plus depuis une dizaine d’année. Quoique je continue mes méditations, elles sont davantage tournées vers Dieu que vers les affaires temporelles qui passionnent toujours mes pairs. Par ailleurs, j’ai découvert en méditant des changements profonds qui semblent toucher la nature même du monde… C’est ce qui m’a conduit à consulter mon ancien maître à La Plata.
— Mon petit doigt me dit que toi, tu sais ce qui se passe. Je me trompe?
Harré ne répondit pas plus.
« Allons, fini de jouer. Mes confrères ne répondent plus à mes lettres et à mes télégraphes. Je présume que tu es passé chez eux comme chez Dario, et que ta présence chez moi avait pour but de me faire disparaître à mon tour. Tu es coupable de ce qui leur arrive. S’ils sont morts… »
Un soupçon du sourire de Harré revint à ses lèvres. Ils avaient certes donné leur vie, mais pour la meilleure cause qui soit… Hill hocha la tête, comme s’il voyait dans la réaction de son prisonnier un aveu de sa culpabilité.
« …il ne serait que justice que tu meures toi aussi. »
Harré ressentit une crainte véritable malgré les brumes de l’opium, non pas pour sa vie mais pour son œuvre… Il savait qu’il pourrait réussir en mourant dans certaines circonstances précises, mais si on le tuait ici et maintenant, rien n’était sûr.
Hill sourit à son tour en voyant son prisonnier s’agiter.
« Tu es l’initié le plus puissant que je connaisse, par une large mesure… Déjouer mes frères qui, pourtant, tiennent tête au Collège depuis toujours n’est pas une mince affaire, mais tu l’as fait… J’ai vu ton pilier incandescent… Je n’aurais pas pu résister au chant de la sirène si Jean-Baptiste ne m’avait pas retenu…
— Ou si je l’avais vu moi-même, sans doute.
— Voici ma proposition, étranger; je ne l’offrirai qu’une fois. Préfères-tu mourir maintenant ou vivre et nous apprendre tes secrets?
— Je vous montrerai », répondit Harré sans hésitation.

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