Il réalisa qu’on l’avait solidement attaché longtemps avant
qu’il n’ait pu ouvrir ses yeux qui, d’ordinaire, ne clignaient pas. Il
accueillit la découverte avec un détachement qui ne lui ressemblait guère. Il
continua à glisser vers l’éveil en remuant sous ses entraves pour raviver son
corps engourdi.
« Je crois qu’il se réveille », dit une voix à son
chevet. Harré voulut élargir sa conscience pour toucher l’esprit de celui qui
avait parlé, mais rien ne se produisit. Normalement, il lui était si facile de
lire les gens autour de lui qu’il entendait leurs pensées comme s’ils les
avaient dites; il lui suffisait d’insister légèrement pour pénétrer les
retranchements de leur esprit, leurs désirs cachés ou leur honte secrète. Si
facile en fait que souvent, l’effort n’était pas d’y accéder mais plutôt de se
fermer au brouhaha qui accompagnait les lieux achalandés.
Il ouvrit les yeux et fut assailli par l’intensité d’une
lampe électrique carrément braquée sur lui. Des pas résonnèrent autour de son
lit sans qu’il puisse discerner qui s’y trouvait. Il était aussi démuni qu’un
agnelet à la patte cassée au milieu des loups.
Il lui fallut quelques essais avant que sa bouche accepte de
prononcer quelques mots… « Que s’est-il pass… » À bout de souffle, il
inspira pour finir sa phrase, mais on lui répondit avant qu’il n’ait fini sa
question.
« Votre vie n’est pas en danger…
— Pour l’instant », compléta une autre voix.
Sa vie. Le coup de feu. Comment avait-il pu oublier? Il se
souvint des élancements ressentis durant son inconscience, mais il n’en restait
plus rien.
Il tourna péniblement la tête vers l’auteur de la menace. Il
le reconnut immédiatement, non pas par ces habituels déjà-vus, mais par la
statue de bronze à son effigie qui trônait fièrement à l’entrée de la gare. Il
y était représenté dans la force de l’âge plutôt que dans la vieillesse, mais aucun
doute n’était possible : il s’agissait de Narcisse Hill. Harré tenta
d’articuler quelque répartie, mais sa langue lourde s’empâta vainement. Il vit
apparaître un verre d’eau devant lui et but goulument lorsqu’on en versa dans
sa bouche.
« Qu’est-ce qui m’arrive? »
Le bon samaritain répondit d’une voix douce : « Un
mélange de teinture d’opium et d’une formule de notre cru. » Harré se
retourna pour l’observer; l’homme n’était pas moins vieux que Hill, mais le
poids des années semblait peser davantage sur lui. Son teint jaunâtre et son
visage émacié laissaient deviner quelque ennui de santé. Il remarqua ensuite
qu’il portait soutane et rabat. Un prêtre? Puis ses mots revinrent comme un
écho. Une formule de notre cru. Un
prêtre-initié? Collaborant avec le dernier Disciple?
Hill dit : « Jean-Baptiste que voilà est arrivé à
La Plata pour apprendre la disparition de l’un de nos amis communs; quiconque
connaît Dario sait qu’une telle disparition sans prévenir ne pouvait être de
son propre chef. Ces événements seuls auraient suffi à l’alarmer… Mais il n’est
pas le premier de nos confrères à s’évanouir soudainement, n’est-ce pas? »
Harré ne répondit pas.
« En m’informant, j’ai appris qu’un étrange bonhomme
avait été vu en ville juste avant sa disparition », continua
Jean-Baptiste. « Il avait les cheveux tout blancs et il souriait comme un
demeuré, m’a-t-on dit. »
Il continua à décrire les détails de son investigation, mais
Harré l’écoutait à peine. S’était-il trompé en croyant que Hill était le
dernier des Disciples? Ce prêtre-magicien n’était apparu nulle part dans son
futur… La question jaillit, aussi irrésistible qu’une toux. « Es-tu un
Disciple de Khuzaymah? »
Le prêtre sourit. « Plus depuis une dizaine d’année.
Quoique je continue mes méditations, elles sont davantage tournées vers Dieu
que vers les affaires temporelles qui passionnent toujours mes pairs. Par
ailleurs, j’ai découvert en méditant des changements profonds qui semblent
toucher la nature même du monde… C’est ce qui m’a conduit à consulter mon
ancien maître à La Plata.
— Mon petit doigt me dit que toi, tu sais ce qui se passe.
Je me trompe?
Harré ne répondit pas plus.
« Allons, fini de jouer. Mes confrères ne répondent
plus à mes lettres et à mes télégraphes. Je présume que tu es passé chez eux
comme chez Dario, et que ta présence chez moi avait pour but de me faire
disparaître à mon tour. Tu es coupable de ce qui leur arrive. S’ils sont
morts… »
Un soupçon du sourire de Harré revint à ses lèvres. Ils
avaient certes donné leur vie, mais pour la meilleure cause qui soit… Hill
hocha la tête, comme s’il voyait dans la réaction de son prisonnier un aveu de
sa culpabilité.
« …il ne serait que justice que tu meures toi
aussi. »
Harré ressentit une crainte véritable malgré les brumes de
l’opium, non pas pour sa vie mais pour son œuvre… Il savait qu’il pourrait
réussir en mourant dans certaines circonstances précises, mais si on le tuait
ici et maintenant, rien n’était sûr.
Hill sourit à son tour en voyant son prisonnier s’agiter.
« Tu es l’initié le plus puissant que je connaisse, par
une large mesure… Déjouer mes frères qui, pourtant, tiennent tête au Collège
depuis toujours n’est pas une mince affaire, mais tu l’as fait… J’ai vu ton
pilier incandescent… Je n’aurais pas pu résister au chant de la sirène si
Jean-Baptiste ne m’avait pas retenu…
— Ou si je l’avais vu moi-même, sans doute.
— Voici ma proposition, étranger; je ne l’offrirai qu’une
fois. Préfères-tu mourir maintenant ou vivre et nous apprendre tes secrets?
— Je vous montrerai », répondit Harré sans hésitation.
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