dimanche 4 septembre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 186 : Les disciples, 9e partie

Malgré tous ces jours dans le train, Romuald Harré était plein d’énergie : il ne connaissait littéralement plus la fatigue. Alors que les autres passagers pouvaient trouver le trajet monotone, un simple contretemps entre le départ et l’arrivée, Harré était sans cesse diverti par l’intersection entre son esprit et l’essence du monde – cet état qu’il avait baptisé metascharfsinn, la sur-acuité. Il ignorait si son choix de terme représentait quelque barbarisme; si c’était le cas, il se plaisait à y voir un pied-de-nez à l’intention de ses maîtres germaniques… Ses anciens maîtres, qu’il dépassait désormais par une large mesure.
La metascharfsinn était source de fascination infinie, d’autant plus depuis qu’il pouvait la maintenir de façon quasi permanente. Le présent vu à travers cette lunette recelait une infinité de germes qui pouvaient fleurir en futurs possibles; lorsqu’il devinait la façon correcte d’agir ou de réagir, Harré pouvait décider lesquels prendraient racine et lesquels seraient écartés.
Il lui arrivait de voir plus loin encore, jusqu’à entr’apercevoir les fibres des futurs potentiels avant que certains d’entre eux ne soient filés par le fuseau du présent… Il reconnaissait toute la sagesse des anciens qui comprenaient que les ficelles du monde étaient tirées par les Parques, les Moires ou les Nornes…
C’est en observant ces potentialités que Harré avait découvert le fil rattaché à sa pièce maîtresse, à côté de laquelle le Grand Œuvre apparaissait comme un bricolage naïf. Il était prêt à tout pour voir émerger ce futur et nul autre.
C’est en vue de cet objectif qu’il s’était attaqué aux Disciples Khuzaymah. Il avait bien choisi : ces initiés de bas étage ne détenaient au total qu’une poignée de secrets, probablement tous déjà connus des Seize. Malgré leur ignorance, ils avaient réussi à s’ingérer dans les affaires du monde jusqu’à l’engouffrer tout entier dans la guerre. Ils avaient agi comme des enfants jouant avec des allumettes; ils ne méritaient pas moins que le sort qu’il leur promettait.
Un à un, ils étaient tombés; la mort de chacun contribuait à remettre en marche ce que d’aucuns, en empruntant le lexique scientiste de la modernité, appelaient les forces telluriques ou radiesthésiques.
Les énergies que Harré préférait appeler magiques.
Un peu comme un ouvrier déjà outillé peut plus facilement façonner d’autres outils, à mesure que les maîtres mourraient et que leur mort ouvraient des Cercles, il devenait de plus en plus facile de tuer d’autres maîtres et d’ouvrir de nouveaux Cercles.  
Il ne restait qu’un dernier Disciple de Khuzaymah. Un dernier maître, un dernier Cercle, après quoi Harré se sentirait prêt à s’attaquer au Collège, d’autant plus dangereux que ses membres s’avéraient beaucoup plus instruits dans l’art occulte.
Durant ses jeunes années, Harré s’était rendu là où le train le conduirait dans quelques heures… À l’époque, on n’y trouvait qu’une gare et une poignée de fermiers. La bourgade avait crû à une vitesse phénoménale au cours des quinze dernières années, jusqu'à devenir une métropole; Grandeville, située non loin, était pour toujours condamnée à porter un nom rendu ironique par La Cité qui l’éclipsait désormais.
Harré allait à la rencontre du fondateur et premier maire de la ville, l’honorable Narcisse Hill. 

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