dimanche 28 août 2011

Le Noeud Gordien, épisode 185 : Les disciples, 8e partie

Au prix de quelques difficultés – principalement en raison de la guerre qui ébranlait le monde – Vasyl réussit à trouver les matières premières nécessaires. Son père put donc entreprendre le premier jalon du processus qui culminerait dans la réalisation du Grand Œuvre. Vasyl avait emménagé chez lui pour gérer à sa place les nuisances de la vie courante capables de le distraire, mais surtout pour en apprendre autant que possible sur le Grand Œuvre en prévision du jour où son tour viendrait.
On disait qu’un maître au sommet de son art pouvait nécessiter douze ou quinze ans avant de compléter cette première étape. Les matières premières devaient – entre autres – être brûlées au creuset, sublimées à l’athanor, distillées à l’alambic, épurées à l’eau essentielle… Chaque étape du processus devait être reprise maintes et maintes fois, en suivant des instructions précises et complexes. Le soufre, le mercure, les sels et les cristaux pouvaient ainsi graduellement transcender leur nature matérielle pour s’imprégner du raffinement spirituel de l’alchimiste.
Les sots et les ignares croyaient depuis toujours que la mythique pierre philosophale représentait l’aboutissement de la démarche; dans les faits, sa confection n’était qu’un préalable, un catalyseur indispensable pour la réussite des étapes subséquentes.
Depuis le jour où ils avaient senti frémir le réel, Vasyl et son père avaient découvert que leurs formules secrètes pouvaient être réalisées plus facilement; comme ils l’avaient espéré, la confection du catalyseur n’avait pas fait exception. En effet, il avait suffi de quelques répétitions du processus pour produire quelques grains de la substance finale qui, normalement, n’aurait dû apparaître qu’après plusieurs années de travail assidu. En seulement quinze semaines, Grégoire en avait recueilli assez pour façonner sa pierre philosophale comme telle.
Un jour, alors qu’il aurait dû se concentrer sur cette phase cruciale, Grégoire entra en trombe dans le cabinet couvert de livres où Vasyl avait pris l’habitude de travailler. Voyant le visage animé du vieil homme, il déposa sa plume.
« Qu’y a-t-il donc?
— N’as-tu donc rien ressenti?
— Je suis désolé : j’ignore à quoi vous référez.
— J’ai ressenti un phénomène nouveau… »
— À l’instant?
— Oui; je le ressens encore.
— Vraiment! » Vasyl se leva, fébrile à son tour. « Votre maîtrise vous fait sans doute percevoir des choses qui sont encore hors de ma portée! Je vous en prie : décrivez-moi vos sensations. »
Grégoire ferma les yeux. « C’est comme si une chaleur m’habitait, une chaleur qui réchauffe non pas ma peau, mais mon âme… Je puis même pointer la direction d’où elle provient… 
— Et d’où vient-elle? » Grégoire indiqua le sud-ouest. « Venez avec moi, mon père : peut-être pourrez vous aussi voir ce que vous ressentez… »
Vasyl ne s’était guère trompé : lorsque Grégoire put voir l’horizon dans la direction qu’il avait pointée, il figea comme s’il avait croisé le regard d’une Gorgone.
 « Que voyez-vous donc pour réagir ainsi?
— Je vois une colonne de feu qui joint le ciel et la terre, plus grande que la tour Eiffel… C’est… Je… J’ai marché sur les cinq continents, j’ai voyagé du Tibet à la Terre de feu, de l’Islande à l’Indochine mais… Ceci est la plus belle chose que j’aie vue de toute ma vie. » 
Vasyl, lui, ne voyait rien d’anormal. « Est-elle loin d’ici?
— Difficile à dire…
— Je vous y conduis? » Le vieil homme se contenta de faire oui de la tête en fixant l’horizon, les yeux mouillés et la gorge serrée. Lorsque Vasyl revint pour le conduire à la voiture, il n’avait pas bougé d’un pouce.
En suivant les indications de son père, Vasyl l’amena jusqu’à un boisé touffu en bordure du bourg de Sviatoshyn, après quoi ils durent abandonner leur véhicule pour continuer à pied. Ils avancèrent lentement, le fils aidant le père à enjamber les racines et à contourner les fourrés.
« Ne sens-tu pas cette chaleur? Ne vois-tu pas cette lumière dorée? Nous approchons de sa source…
— Non; à mes yeux, il s’agit d’un bois des plus ordinaires. Je… 
— Grigory Sergueïevitch Solovyov. Approchez, je vous en prie. »
Une trouée s’ouvrait quelques pas plus loin, au centre de laquelle se tenait l’homme qui avait parlé. Quoique dans la force de l’âge, ses cheveux étaient tout blancs. Il regardait dans leur direction avec des yeux pétillants qui ne clignaient jamais; son sourire large et invariant apparaissait plus qu’un peu fou.
En s’approchant, Vasyl remarqua que l’entièreté de la clairière était tracée de symboles hermétiques; il n’en reconnaissait qu’une infime fraction, mais un coup d’œil suffit pour qu’il comprenne que même son père n’était qu’un apprenti comparé à celui qui les avait tracés.
Dès que Vasyl posa le pied dans la clairière, ses jambes cessèrent de lui obéir. Il tomba sur le côté, paralysé mais conscient.
« Je vous promets qu’il n’arrivera rien à votre fils», dit l’homme à Grégoire qui ne semblait pas même avoir remarqué la chute de Vasyl : il continuait à s’approcher lentement de l’homme, fasciné comme un phalène devant une flamme nue.
 « Je suis Romuald Harré, pour vous servir », dit l’homme à Grégoire. « Nous sommes frères, vous et moi. Approchez! Ensemble, aujourd’hui, nous ferons quelque chose de beau. Quelque chose de grand… »
Grégoire allait ouvrir la bouche, mais Harré répondit à la question avant qu’il ne la pose. « Oui, c’est moi qui suis derrière ce que vous appelez le phénomène… Et ça n’est pas fini : j’ai besoin de vous pour aller encore plus loin… »
Grégoire arriva au centre du cercle; subjugué, il prit les mains que Harré lui tendaient.
Ils se tinrent ainsi sans mouvoir pendant de longues minutes de silence; la forêt elle-même paraissait avoir tu ses bruissements. Puis Grégoire poussa un cri d’extase et de surprise mélangées avant que son corps explose en une fine bruine rouge et grise qui se maintint en suspension une seconde pour ensuite se disperser au vent.
Vasyl assista impuissant à la pulvérisation de son père, incapable de hurler l’horreur qui l’habitait tout entier. 
Harré essuya ses mains sur ses pantalons. Son sourire n’avait pas diminué d’un iota. « Son corps et son esprit persistent, quoique différemment : ils font dorénavant un avec l’essence du monde. Sens-tu l’énergie qui se met déjà en mouvement? »
Vasyl ne ressentait rien d’autre qu’une terreur profonde.
Harré haussa les épaules. « Peu importe. » Il trotta jusqu’à Vasyl. Il le retourna sur le dos avant de saisir et serrer son cou à deux mains.
Ta promesse! Tu avais promis qu’il ne m’arriverait rien!
« C’est vrai. Mais crois-moi : tu souffriras moins ainsi », murmura Harré, pendant qu’un voile noir tombait sur la vie de Vasyl Grigoryevitch Solovyov. 

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