Ses doigts crochus par l’arthrite avaient perdu de leur précision
des belles années, lorsqu’il épatait la galerie avec ses trucs de
prestidigitateur; pour ce genre d’entreprise cependant, une âme entraînée,
disciplinée par des décennies de pratique diligente s’avérait autrement plus
précieuse.
Il en était au tiers de sa préparation lorsqu’il perçut que quelque chose avait changé, un
changement à la fois subtil mais capital. Il interrompit son travail au premier
moment qui ne risquait pas de gâcher le processus. Il fit préparer une voiture
pour qu’on l’amène en ville.
Son cocher le conduisit d’abord au bureau du télégraphe. Il
rédigea un message encodé à l’intention de ses puissants alliés. On lui rappela
inutilement que la Grande Guerre rendait les communications difficiles et Kiev
se trouvait loin de toutes les autres capitales d’Europe. Grégoire ne
s’attendait pas à ce que tous lui répondent, mais au moins un pourrait lui dire
si le phénomène avait pu être ressenti à Paris, Londres ou Moscou.
Il se fit ensuite conduire à la maison de son fils Vasyl. Comme
toujours, ses petits-enfants l’accueillirent avec force cris et des étreintes;
comme toujours, il fit apparaître des sucreries pour les plus jeunes et des pièces
de monnaie aux plus vieux. L’absence de l’aîné – parti combattre sur le front
de l’Est – emplissait son cœur de tristesse mais de fierté aussi…
Lorsque Vasyl arriva à son tour, Grégoire comprit
immédiatement à son expression qu’il avait lui aussi ressenti le phénomène et
qu’il était impatient d’en discuter.
« Tu l’as senti aussi, n’est-ce pas? », demanda
Grégoire dès qu’ils se trouvèrent derrière des portes closes.
« Oui… La seule chose qui m’ait empêché d’accourir à
votre rencontre était la certitude que vous feriez pareil! »
Grégoire donna une tapa affectueusement l’épaule de son fils
avant de l’encourager à poursuivre. « C’était comme si l’éther dans lequel
baigne le monde avait frémi un instant…
— Comme si une eau jusque-là stagnante venait d’être
dérangée par un corps plongé subitement!
— Je n’aurais pas mieux dit, mon père. Mais quelque chose
d’autre s’est produit…
— Quoi donc? »
Vasyl réfléchit un instant. « Cela fait maintenant
quatorze ans que j’ai été introduit aux mystères des Disciples.
— C’est juste.
— Je vous disais qu’il y a cinq ou six mois, j’ai finalement
réussi à atteindre cet état particulier que nous cultivons et qui rend possible
nos réalisations…
— Oui, oui, tu me l’as dit…
— Il me faut généralement des heures et des heures de
préparation et de concentration pour y parvenir; même lorsque j’y parviens, la
moindre distraction me le fait perdre… Mais…
— Mais quoi? »
— Depuis cet… événement, je suis constamment dans cet
état! », dit Vasyl, radieux.
Il avait fallu à Grégoire trente-cinq ans pour que cet état
de grâce lui soit constamment accessible. Que Vasyl ait effectué un impossible
bond le même jour où le phénomène étrange s’était fait sentir ne pouvait être
une coïncidence.
« Tire ma chaise, veux-tu? Place-la devant la fenêtre,
face au sud.
— Avec plaisir, mon père. Que comptez-vous faire?
— Je vais voir si les choses ont changé pour moi
aussi… » Il s’assit dans le fauteuil et inspira profondément trois fois.
« Ne me dérange sous aucun prétexte. » Il ferma les yeux et plongea
en lui-même.
Ce qu’il découvrit lui coupa le souffle. La méditation ne
demandait plus aucun effort; il se sentait habité d’une énergie rayonnante,
d’une sérénité parfaite… Il portait en son sein l’univers entier; il lui
suffisait maintenant de regarder en lui pour tout comprendre, tout réaliser…
Tout.
Il ouvrit les yeux pour découvrir que son fils n’était plus
dans la pièce. Sa montre lui dit qu’il était passé neuf heures, mais c’était
impossible : la lumière du jour inondait toute la pièce… Sa montre
était-elle arrêtée? Il se leva en gémissant. Ses jambes étaient engourdies.
Vasyl ne devait pas se trouver loin, car cette seule activité
l’avertit que son père avait fini sa méditation. « Oh, j’ai craint qu’il ne
vous soit arrivé quelque chose, mais j’ai respecté votre volonté de ne pas être
dérangé…
— Combien de temps ai-je…
— Toute la soirée, toute la nuit, toute la matinée… »
Il disait vrai : la lumière provenait effectivement de
l’est. Il n’aurait jamais pensé avoir médité si longtemps. Malgré tout ce temps
passé, Grégoire n’avait ni faim ni sommeil.
Il avait cru ne jamais être en mesure d’accomplir le Grand
Œuvre. Il savait maintenant que le temps était venu de tenter sa chance.
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