dimanche 30 octobre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 194 : Vendredi, 1re partie

C’était vendredi; fidèles à leur habitude, Mike Tobin et ses hommes allèrent vider quelques pichets au chic Cabaret Gendron.
Possiblement le plus ancien bar de danseuses encore en activité dans La Cité, le Cabaret Gendron était un véritable trou à rat que Karl s’était approprié suite à un défaut de paiement du Gendron qui lui donnait son nom. Karl avait préservé le nom et la vocation du lieu tout en le rendant mille fois moins crade.
Mike en avait hérité, comme du reste. Devenir boss d’un harem de femme-objets n’avait pas été longtemps stimulant; la vraie vie ayant tôt fait de miner leur aura de sexualité. Chacune avait sa personnalité et ses problèmes – on ne pouvait écouter une femme raconter les dégâts causés par la gastroentérite de son plus jeune sans que son sex-appeal s’en ressorte intact. À défaut d’être aussi excitant qu’au début – il ne remarquait pratiquement plus les filles – le Cabaret demeurait accueillant et confortable pour le boss et son entourage.
Mais ce soir avait un je-ne-sais-quoi de différent. L’air était… électrique. Personne ne fut surpris lorsque Rem suggéra de continuer la soirée en boîte : il sortait en moyenne quatre soirs semaine. C’est plutôt lorsque Mike et Djo qui le surprirent en acceptant, pour une fois, son invitation. Ils finirent leurs pichets, passèrent à la salle de bain pour se poudrer le nez et mirent le cap sur la nightlife du Centre. La pleine lune se levait à l’horizon.
Rio’s était un club aux proportions dantesques. Au milieu de la nuit, on pouvait facilement s’y perdre et difficilement s’y retrouver, mais à leur arrivée, la soirée était jeune. La piste de danse demeurait essentiellement vide, à part une poignée de courageux déterminés à casser la glace. Les clients s’agglutinaient pour la plupart autour des bars et des banquettes qui longeaient les murs tandis que d’autres arrivaient en un flot continu qui ferait bientôt diminuer, puis disparaître, l’espace entre chacun.
L’ambiance du Rio’s n’était pas moins électrique que celle du Cabaret, mais la taille et la population des lieux amenait la sensation à un autre ordre de magnitude.
Les trois gars se payèrent une tournée de shooters et des bières auprès d’une barmaid ostensiblement siliconée; ils vidèrent les premiers sur-le-champ et empoignèrent les secondes avant de monter à l’étage. Accoudés à la balustrade, ils profitaient d’une vue sans pareille sur la foule qui grossissait à vue d’œil au rythme de la musique tonitruante.
Rem hurla à l’oreille de Mike « Hey, t’as vu le gars en bas? »
Mike suivit du regard la direction indiquée. Un type mal habillé et visiblement éméché faisait la tournée des grappes de femmes autour de la piste de danse; à chaque fois qu’il encaissait un rejet, il recommençait tout bonnement auprès du groupe suivant. Il ne semblait découragé ni par toutes celles qui lui tournaient le dos sans autre forme de procès, ni par celles qui se montraient ouvertement méprisantes. Il finit par en aborder une par l’arrière en la saisissant par la taille; immédiatement, elle fit volte-face pour lui asséner une gifle qu’il sembla trouver amusante.
Rem avait voulu attirer l’attention de Mike sur le comportement pitoyable ce loser; Mike, lui, y vit toute autre chose. « Katzko.
— Quoi?
— KATZKO!
— Lui?
— Oui!
— T’es pas sérieux! Y’a pas l’air si though… »
Les gars échangèrent un regard sans équivoque 
On se le fait.
Ils finirent leur bière d’un trait et descendirent vers le plancher de danse. 

dimanche 23 octobre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 193 : Portes ouvertes, 4e partie

Édouard laissa retomber précipitamment le pan de rideau en espérant avoir agi assez vite. Il avait eu le temps de reconnaître Jasmine Beausoleil, entre autres; il espérait que la réciproque ne soit pas vraie.
« Qu’est-ce qu’ils viennent faire ici, eux autres?
— Ils sont là pour Derek. Qu’est-ce que ça change pour toi? », répondit Avramopoulos sans lever les yeux du livre qu’il lisait en se berçant sur sa chaise. Il ne manquait pas une occasion de se montrer cinglant ou moqueur envers Édouard – comme un maître envers un apprenti pas très futé.
Si Édouard serra les poings, il sut toutefois ravaler sa colère. Elle alla alimenter le reste du ressentiment qui fermentait quelque part en lui. D’un ton posé, il dit : « Ça change que je connais quelqu’un dans leur groupe… C’est une amie de ma femme – de mon ex. Si elle me voit ici, elle va poser des questions…
— Si tu fais tes exercices plutôt que mettre ton nez à la fenêtre, elle ne pourra pas te voir ». Il lécha son pouce et tourna la page. « Allez! »
Édouard ne détestait jamais autant les reproches d’Avramopoulos que lorsqu’ils s’avéraient justifiés.
Il retourna à sa place. Jasmine, à la barre d’une entrevue? Édouard avait si radicalement rompu avec son ancien milieu qu’il n’avait jamais regardé en arrière. Entendre l’équipe s’installer au rez-de-chaussée le rendit presque nostalgique.
Il inspira profondément pour chasser par son souffle l’amertume, la nostalgie, le doute et les questions. Il avait dû réapprendre tous les exercices qu’on lui avait montrés durant sa séquestration – il ne conservait de ces jours-là qu’une série d’impressions floues et d’images hachurées. Ironiquement, les plus claires demeuraient celles qu’il aurait voulu oublier.
Ses premières dizaines d’heures de pratique avaient eu pour but de l’amener à surmonter l’inconfort de la méditation, d’abord physique, puis émotionnel. C’était plus facile à dire qu’à faire : tous les chemins semblaient mener au monde extérieur lorsqu’il devait s’intérioriser. Édouard avait vite remarqué qu’une fébrilité l’habitait, toujours là sans qu’il ne l’ait remarquée… Il reconnaissait cet élan qui l’avait si souvent servi dans sa vie professionnelle, mais qui contribuait aussi à rendre l’inaction insoutenable. Apprivoiser le silence en lui ressemblait au long travail de défrichage d’une jungle d’émotions et de crispations insoupçonnées, la plupart beaucoup plus anciennes, profondes et insidieuses que celles qu’Avramopoulos suscitait.
L’exploration de son univers intérieur demeurait stimulante malgré les difficultés. Il n’avait réussi qu’à franchir les premières résistances; déjà, il s’ouvrait sur des dimensions de lui qui étaient demeurées inconnues à ce jour, que même le docteur Lacombe n’avait pu lui faire voir. Que découvrirait-il ensuite?
Malgré toute sa bonne volonté, méditer seul demeurait difficile. Il tendait à écourter ses exercices ou à se convaincre qu’il en avait assez fait. Quoique désagréable, la supervision d’Avramopoulos représentait un puissant motivateur. Édouard était déterminé à lui démontrer sa volonté et sa persévérance.
Il inspira à nouveau. Il allait faire abstraction de son irritation. Il allait museler sa fébrilité. Il allait ignorer la belle Jasmine à l’étage en-dessous. Il allait…
Son téléphone se mit à sonner.
Comme d’habitude, il l’avait laissé dans sa veste, elle-même accrochée à la patère en haut des marches – l’enregistrement était meilleur lorsqu’il ne captait pas le froissement de ses vêtements. Cette fois, il avait manifestement oublié de le rendre silencieux.
Avant qu’il n’ait pu réagir, Avramopoulos bondit hors de sa chaise pour s’emparer de l’appareil. « Qu’est-ce que c’est que ces manières? Tu me déçois beaucoup… »
Avramopoulos tira l’appareil de sa cachette et se mit à le scruter intensément. Édouard savait que tous ses efforts venaient d’être gâchés par un seul moment d’inattention : Avramopoulos avait dû remarquer la bande rouge marquée enregistrement qui demeurait visible en haut de son écran.
Édouard retint son souffle en se préparant au pire.
« Mais quel est cet engin! Où sont les boutons? » Avramopoulos le lança maladroitement à Édouard. « Coupe la sonnerie. Et ne répond pas. Je ne veux plus jamais entendre une telle distraction durant tes leçons. Compris? »
Édouard obtempéra prestement. « Je jure que ça n’arrivera plus. »
Il l’avait échappé belle. Le temps était peut-être venu de réviser ses méthodes… 

dimanche 16 octobre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 192 : Portes ouvertes, 3e partie

C’est Antonella Gavanti elle-même qui avait annoncé à Jasmine qu’elle interviewerait Derek Virkkunen. Elle avait profité de l’occasion pour lui donner quelques bon trucs pour réussir ses entrevues – la plupart non pas sur les questions à poser, mais plutôt à propos de la gestion du stress.
Jasmine savait qu’Antonella avait récemment rencontré Mo Ryn – la chanteuse de Pinck ChaCha – lors de leur passage remarqué dans La Cité. Jasmine avait l’impression qu’elle n’aurait pas su comment aborder une star d’envergure internationale, adulée par des millions de fans.
« Il faut toujours que tu te rappelles que c’est des gens comme toi et moi », avait-elle répondu.
Jasmine s’était exclamée : « Mais ils ne sont pas des gens normaux! », ce qui avait bien fait rire Antonella.
« C’est des gens comme les autres qui vivent des vies pas comme les autres. Ils veulent être heureux, ils veulent être aimés, ils ne veulent pas perdre leur temps. Imagine-les sur la toilette, tu vas voir : ça humanise n’importe qui. »
Jasmine s’était dit que Mo Ryn trouverait certainement le moyen de rendre le petit coin glamour si elle le voulait.
C’était somme toute un peu paradoxal. D’une part, elle s’étonnait des réactions de ses admirateurs qui semblaient tomber en pâmoison en croisant le chemin d’une « vedette » – alors qu’elle ne se considérait pas comme telle. D’autre part, elle peinait à imaginer qu’une vraie vedette puisse entretenir le même raisonnement à une autre échelle.
Lorsque que Derek Virkkunen s’approcha d’elle, tous ses efforts furent vains. Elle ne vit pas l’homme mais l’Artiste, le Génie. Il lui tendit la main simplement avec un sourire chaleureux.
« Bon matin, madame », dit-il avec une voix basse et un accent européen des plus chics.
Jasmine demeura un instant figée comme une biche aveuglée par des phares. Elle reprit soudainement conscience de son environnement pour serrer la main tendue. Elle était toute calleuse.
« Jasmine Beausoleil, pour Avant-garde », dit elle en rougissant. « Je vous remercie pour votre invitation…
— Oh, ce n’est rien, je vous assure.
— Je me trouve privilégiée : vous n’avez accordé au total qu’une seule entrevue lorsque vous avez présenté l’exposition Tempo dans La Cité…
— C’est différent. Lorsque je suis dans les périodes où, comment dire, je me compromets publiquement, je préfère laisser mon travail parler de lui-même. 
— Que voulez-vous dire, vous compromettre? » Avant qu’elle n’ait terminé de formuler la question, Jasmine avait eu le temps de comprendre. Zut de flûte. J’ai déjà l’air d’une conne.
« Je veux dire, vous savez, m’exposer au public. Une fois l’exposition lancée, elle m’échappe un peu. Je préfère prendre quelque distance face à elle. 
— Oui, oui, je comprends », ajouta Jasmine en se débattant avec une vague de honte dont elle se serait bien passé.
« Maintenant que l’exposition a réussi l’épreuve du feu, je me sens prêt à un nouveau cycle créatif pendant qu’elle continue sa tournée…  
— Comment se passent vos cycles, au juste? » Après quelques ratés, le cerveau de Jasmine se mettait enfin en mode interview. Avec un peu de chance, lorsque les caméras allaient se mettre en marche, elle n’aurait plus l’air d’une écolière maladroite.
« Il y a d’abord une phase de, comment dire, percolation, où je me laisse pénétrer par l’air du temps, où je réfléchis sans cesse mais sans travailler encore de mes mains.
— C’est là où vous en êtes présentement?
— Oui, et c’est pourquoi je suis venu m’installer ici. Mais laissez-moi vous montrer… » Il lui tendit le bras à la manière des gentlemans pour la guider plus loin dans le square. Le réalisateur échangea avec elle un regard paniqué qui demandait silencieusement où tu t’en vas? Elle lui fit signe d’attendre une minute. Il tapota sa montre en guise de réponse.
« Lorsque j’ai appris qu’une large section de la ville était à l’abandon, j’ai tenu à la visiter… On m’a mis en garde contre ses dangers, mais lorsque j’y suis venu, j’ai découvert ces trésors… Regardez! » Il fit un large mouvement qui semblait désigner tout le voisinage.
« Je comprends », mentit Jasmine.
« N’est-ce pas? » Virkkunen poussa un soupir presque… amoureux. « Immédiatement, j’y ai vu un filon. J’ignore où cela me mènera, mais je sais que je tiens quelque chose. » Il continua de scruter les façades un moment, l’œil pétillant et le sourire émerveillé.
Jasmine lui sourit en se demandant encore de quoi il pouvait parler. Elle s’apprêtait à lui demander des précisions mais elle remarqua les gesticulations exaspérées du réalisateur.
« Si vous voulez bien nous conduire chez vous, mon équipe m’indique que nous serions prêts à commencer… »
L’artiste regarda Jasmine un instant, interloqué, avant d’échapper un petit rire doux. « J’ai dû mal me faire comprendre, je suis désolé… Mon français n’est pas très bon…
— Votre français est exceptionnel!
— …en fait, c’est ici, chez moi!
— Hein? » Zut de zut. Pour la grâce, on repassera.
« Je jongle avec l’idée d’un projet, comment dire… architectural. Je suis maintenant propriétaire de toute cette rue, celle-là ainsi que les autres qui se trouvent derrière elles… Mais ce n’est encore que le début! Mais je comprends : allons nous installer. »
Pendant qu’ils se rendaient tous au bâtiment où Virkkunen avait élu domicile, Jasmine entr’aperçut quelqu’un les observer derrière un pan de rideau à l’étage; le temps qu’elle y dirige son regard, l’individu avait laissé retomber l’étoffe.
C’était bien entendu impossible, mais elle aurait juré qu’il s’agissait d’Édouard Gauss. 

dimanche 9 octobre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 191 : Portes ouvertes, 2e partie

Pour Jasmine, il s’agissait d’une première visite dans le Centre-Sud. L’idée de se balader en trimballant tout le matériel pour enregistrer une émission de télévision dans un secteur reconnu pour sa criminalité omniprésente n’enchantait personne dans l’équipe. Leur patron avait toutefois eu la prévoyance de leur fournir l’un des gardes de sécurité de la station. Le type avait des allures de policier raté avec sa moustache clairsemée et son ventre rond. Si son apparence seule n’avait pas trop contribué au sentiment général de sécurité de l’équipe, l’arme qu’il portait à la ceinture représentait une différence plus que symbolique.
Comme ils s’y attendaient, les rues ne portaient pas d’identification. Quelques voitures étaient stationnées ici et là, toutes en piteux état, certaines carrément réduites à l’état de carcasses barbouillées. La section jouxtant le Centre faisait encore partie du quartier centenaire de La Cité; on n’y trouvait pas les routes quadrillées à l’équerre du Nord ou de l’Est mais surtout des rues étroites à une seule voie. Le conducteur de la camionnette – le caméraman de l’équipe – naviguait prudemment de manière à ne manquer aucun détour tandis que le type de la sécurité jouait les copilotes tout en surveillant soigneusement les alentours. Jasmine eut une pensée pour les correspondants à l’étranger qui vivaient quotidiennement des situations semblables… ou pire encore.
Mais à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le dédale, Jasmine fut surprise de découvrir que la réputation du quartier s’avérait peut-être surfaite après tout. Les environs n’avaient rien de bien séduisant, bien entendu : des nids-de-poules gros comme des citrouilles, des éclats de verre partout, des fenêtres placardées, des fils électriques pendant jusqu’à presque toucher le sol, des détritus allant de la capsule de bouteille jusqu’à une machine à laver échouée là on ne savait comment...
On lui avait si souvent répété à quel point les environs étaient dangereux depuis qu’elle était petite fille qu’elle croyait qu’il suffisait d’y mettre le pied pour qu’on l’assaille, qu’on la vole et qu’on la tue… Mais outre le sérieux manque d’entretien, tout ça n’était que bitume et  baraques, comme ailleurs en ville. Il y avait bien des SDF qui traînaient un peu partout, mais étaient-ils moins nombreux que ceux qu’on trouvait dans le Centre clinquant, à quelques centaines de mètres derrière? Peut-être les voyait-on davantage ici qu’au milieu d’un flot constant de gens d’affaire en cravate et tailleur, mallette de cuir à la main et gadget dernier cri à l’oreille…
Le conducteur poussa un soupir de soulagement avant de dire : « Je pense qu’on est arrivés! »
La scène de leur destination vint encore plus brouiller l’image que Jasmine avait jusqu’ici entretenue à propos du Centre-Sud. La camionnette s’était arrêtée aux abords d’un square fort coquet et fleuri… Étonnant, considérant que la végétation, outre les arbres maladifs et les herbes folles, était plutôt rare dans les environs. Des fleurs de toutes les couleurs montaient à travers un tapis de verdure. Les blocs qui encerclaient le square partageaient le style des autres qu’ils avaient vues en chemin, mais elles paraissaient habitables, en fait habitées. Les fenêtres étaient certes grillagées, mais elles étaient toutes intactes.
Un stress d’une autre nature que ses vieilles peurs vint papillonner dans le ventre de Jasmine lorsqu’elle reconnut Derek Virkkunen lui-même lisant paisiblement sur un banc de parc au milieu de l’oasis vert et fleuri. Elle aurait voulu réviser ses notes, mais c’était trop tard : il se levait déjà pour aller aux-devants de l’équipe. Les dés étaient jetés : Jasmine se trouvait à la croisée des chemins, sur le point de vivre l’occasion qui finirait de lancer sa carrière et confirmer sa réputation montante – ou les démolir définitivement. 

dimanche 2 octobre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 190 : Portes ouvertes, 1re partie

Jasmine Beausoleil avait originellement postulé l’emploi de miss météo de CitéMédia dans l’idée de s’en servir comme tremplin vers autre chose. Malheureusement, une fois embauchée, elle s’était butée aux préjugés de ceux qui ne voyaient en elle qu’une nunuche tout juste bonne à agrémenter l’écran le temps de relater le travail des vrais spécialistes… Fort heureusement, elle y tirait une certaine fierté malgré tout. De nombreux auditeurs s’assuraient qu’elle sache comment on appréciait sa bonne humeur et son sourire sincère; sa contribution au monde de la télévision, si minime soit-elle, réussissait néanmoins à toucher des gens.
Elle avait manifesté depuis le premier jour son intérêt pour d’autres tâches capables de solliciter ses habiletés de communicatrice; elle ne manquait pas de le répéter à chaque fois qu’un poste s’ouvrait. Malgré qu’on l’ait engagée en louant ses compétences, ses patrons s’étaient apparemment mis à souscrire aux mêmes préjugés qui l’étiquetaient d’abord et avant tout comme bonbon pour les yeux.
Les choses se mirent à changer à la suite d’une entrevue qu’elle offrit à la revue Élégante, pourtant reconnue pour son contenu plutôt mince. Elle s’était prêtée au jeu des questions-réponses dans le but théorique de présenter aux lectrices des côtés inédits de sa personnalité – considérant le peu de choses que le public connaissait d’elle, ce ne fut pas trop difficile d’aller plus loin…
Elle parla sans effort ni prétention de son amour de la musique du monde et du théâtre local; lorsqu’interrogée sur son style que l’intervieweuse décrivit comme « s’aaa coche », elle lui offrit des opinons expertes sur les tendances estivales et leur influence sur ses choix de vêtements et d’accessoires.
Elle s’était présentée nerveuse à l’entrevue, elle en était ressortie plutôt satisfaite.
Elle avait un peu oublié l’entrevue lorsqu’elle parut finalement; sa mère la lui rappela en la félicitant au téléphone. Ses amies, pourtant habituées à la voir à la télévision cinq soirs semaine, s’extasièrent devant la qualité des quelques photos qui l’accompagnaient. Contrairement à Jasmine, elles ne semblaient pas avoir relevé les mille et une retouches dont elles avaient fait l’objet. Les améliorations étaient somme toutes flatteuses. Même le s’aaa coche de l’intervieweuse s’était muté en « …un style toujours inspiré… ».
Elle ne fut pas peu surprise de recevoir une invitation pour une entrevue à radio X-Cité la semaine même, non pas en tant qu’invitée-saveur-de-la-semaine, mais dans les bureaux de la direction… On la pressentait comme candidate pour la chronique culturelle de leur émission du matin.
Elle avait bondi sur l’occasion; elle avait habilement démontré qu’elle était bel et bien celle qui leur fallait. On lui avait donc confié la tâche et, comble de bonheur, la chimie avec les animateurs en place s’était créée sur-le-champ. Elle avait donc cumulé pendant quelques semaines un emploi le matin et un le soir. Elle se couchait maintenant beaucoup plus tôt qu’auparavant, mais le sacrifice en valait la peine : elle disposait enfin d’une voix à elle…
On dit que nul n’est prophète dans son pays; ça n’est qu’après avoir connu le succès à la radio que ses patrons de la télé réalisèrent qu’elle avait effectivement beaucoup à offrir. Avant-garde, l’émission-phare du créneau culturel de CitéMédia la repêcha d’abord pour animer les capsules de leur segment mode. On remarqua vite son talent pour l’entrevue; en quelques semaines, les offres s’étaient mises à débouler tant et si bien qu’elle était déjà en voie de devenir l’une des figures habituelles du réseau un peu consanguin des émissions people. Entre autres…
L’une des dernières offres en lice provenait de la revue Primate qui lui offrait une semaine en Jamaïque, toutes dépenses payées, pour qu’elle se dévoile devant leurs caméras. Elle s’était surprise en réalisant que l’offre l’intéressait; d’un côté, elle pourrait bénéficier du cachet, des vacances et de l’opportunité de rejoindre un autre genre de public; d’un autre côté elle craignait que jouer à nouveau le rôle de la jolie fille ne la ramène en arrière… Après avoir attendu si longtemps que des portes s’ouvrent, elle préférait choisir prudemment celles qu’elle voulait franchir.
C’est pendant qu’elle réfléchissait à ce carrefour professionnel qu’on lui offrit l’opportunité d’une première grande entrevue. Après un passage remarqué en ville dans le cadre de la tournée de son exposition Tempo, l’artiste de calibre international Derek Virkkunen venait d’annoncer qu’il s’établissait dans La Cité. Comble de chance, l’intervieweuse numéro un d’Avant-garde était à Milan pour le mois; on confia donc à Jasmine la chance unique de rencontrer ce grand parmi les grands dans son nouveau domicile…
…dans le Centre-Sud?