« Qu’est-ce qu’ils viennent faire ici, eux autres?
— Ils sont là pour Derek. Qu’est-ce que ça change pour
toi? », répondit Avramopoulos sans lever les yeux du livre qu’il lisait en
se berçant sur sa chaise. Il ne manquait pas une occasion de se montrer
cinglant ou moqueur envers Édouard – comme un maître envers un apprenti pas
très futé.
Si Édouard serra les poings, il sut toutefois ravaler sa
colère. Elle alla alimenter le reste du ressentiment qui fermentait quelque
part en lui. D’un ton posé, il dit : « Ça change que je connais quelqu’un
dans leur groupe… C’est une amie de ma femme – de mon ex. Si elle me voit ici,
elle va poser des questions…
— Si tu fais tes exercices plutôt que mettre ton nez à la
fenêtre, elle ne pourra pas te voir ». Il lécha son pouce et tourna la
page. « Allez! »
Édouard ne détestait jamais autant les reproches d’Avramopoulos
que lorsqu’ils s’avéraient justifiés.
Il retourna à sa place. Jasmine, à la barre d’une entrevue?
Édouard avait si radicalement rompu avec son ancien milieu qu’il n’avait jamais
regardé en arrière. Entendre l’équipe s’installer au rez-de-chaussée le rendit
presque nostalgique.
Il inspira profondément pour chasser par son souffle
l’amertume, la nostalgie, le doute et les questions. Il avait dû réapprendre
tous les exercices qu’on lui avait montrés durant sa séquestration – il ne
conservait de ces jours-là qu’une série d’impressions floues et d’images
hachurées. Ironiquement, les plus claires demeuraient celles qu’il aurait voulu
oublier.
Ses premières dizaines d’heures de pratique avaient eu pour
but de l’amener à surmonter l’inconfort de la méditation, d’abord physique,
puis émotionnel. C’était plus facile à dire qu’à faire : tous les chemins semblaient
mener au monde extérieur lorsqu’il devait s’intérioriser. Édouard avait vite remarqué
qu’une fébrilité l’habitait, toujours là sans qu’il ne l’ait remarquée… Il
reconnaissait cet élan qui l’avait si souvent servi dans sa vie professionnelle,
mais qui contribuait aussi à rendre l’inaction insoutenable. Apprivoiser le
silence en lui ressemblait au long travail de défrichage d’une jungle
d’émotions et de crispations insoupçonnées, la plupart beaucoup plus anciennes,
profondes et insidieuses que celles qu’Avramopoulos suscitait.
L’exploration de son univers intérieur demeurait stimulante
malgré les difficultés. Il n’avait réussi qu’à franchir les premières
résistances; déjà, il s’ouvrait sur des dimensions de lui qui étaient demeurées
inconnues à ce jour, que même le docteur Lacombe n’avait pu lui faire voir. Que
découvrirait-il ensuite?
Malgré toute sa bonne volonté, méditer seul demeurait
difficile. Il tendait à écourter ses exercices ou à se convaincre qu’il en
avait assez fait. Quoique désagréable, la supervision d’Avramopoulos
représentait un puissant motivateur. Édouard était déterminé à lui démontrer sa
volonté et sa persévérance.
Il inspira à nouveau. Il allait faire abstraction de son
irritation. Il allait museler sa fébrilité. Il allait ignorer la belle Jasmine
à l’étage en-dessous. Il allait…
Son téléphone se mit à sonner.
Comme d’habitude, il l’avait laissé dans sa veste, elle-même
accrochée à la patère en haut des marches – l’enregistrement était meilleur
lorsqu’il ne captait pas le froissement de ses vêtements. Cette fois, il avait
manifestement oublié de le rendre silencieux.
Avant qu’il n’ait pu réagir, Avramopoulos bondit hors de sa
chaise pour s’emparer de l’appareil. « Qu’est-ce que c’est que ces
manières? Tu me déçois beaucoup… »
Avramopoulos tira l’appareil de sa cachette et se mit à le
scruter intensément. Édouard savait que tous ses efforts venaient d’être gâchés
par un seul moment d’inattention : Avramopoulos avait dû remarquer la
bande rouge marquée enregistrement
qui demeurait visible en haut de son écran.
Édouard retint son souffle en se préparant au pire.
« Mais quel est cet engin! Où sont les boutons? » Avramopoulos
le lança maladroitement à Édouard. « Coupe la sonnerie. Et ne répond pas.
Je ne veux plus jamais entendre une telle distraction durant tes leçons.
Compris? »
Édouard obtempéra prestement. « Je jure que ça
n’arrivera plus. »
Il l’avait échappé belle. Le temps était peut-être venu de
réviser ses méthodes…
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