dimanche 23 octobre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 193 : Portes ouvertes, 4e partie

Édouard laissa retomber précipitamment le pan de rideau en espérant avoir agi assez vite. Il avait eu le temps de reconnaître Jasmine Beausoleil, entre autres; il espérait que la réciproque ne soit pas vraie.
« Qu’est-ce qu’ils viennent faire ici, eux autres?
— Ils sont là pour Derek. Qu’est-ce que ça change pour toi? », répondit Avramopoulos sans lever les yeux du livre qu’il lisait en se berçant sur sa chaise. Il ne manquait pas une occasion de se montrer cinglant ou moqueur envers Édouard – comme un maître envers un apprenti pas très futé.
Si Édouard serra les poings, il sut toutefois ravaler sa colère. Elle alla alimenter le reste du ressentiment qui fermentait quelque part en lui. D’un ton posé, il dit : « Ça change que je connais quelqu’un dans leur groupe… C’est une amie de ma femme – de mon ex. Si elle me voit ici, elle va poser des questions…
— Si tu fais tes exercices plutôt que mettre ton nez à la fenêtre, elle ne pourra pas te voir ». Il lécha son pouce et tourna la page. « Allez! »
Édouard ne détestait jamais autant les reproches d’Avramopoulos que lorsqu’ils s’avéraient justifiés.
Il retourna à sa place. Jasmine, à la barre d’une entrevue? Édouard avait si radicalement rompu avec son ancien milieu qu’il n’avait jamais regardé en arrière. Entendre l’équipe s’installer au rez-de-chaussée le rendit presque nostalgique.
Il inspira profondément pour chasser par son souffle l’amertume, la nostalgie, le doute et les questions. Il avait dû réapprendre tous les exercices qu’on lui avait montrés durant sa séquestration – il ne conservait de ces jours-là qu’une série d’impressions floues et d’images hachurées. Ironiquement, les plus claires demeuraient celles qu’il aurait voulu oublier.
Ses premières dizaines d’heures de pratique avaient eu pour but de l’amener à surmonter l’inconfort de la méditation, d’abord physique, puis émotionnel. C’était plus facile à dire qu’à faire : tous les chemins semblaient mener au monde extérieur lorsqu’il devait s’intérioriser. Édouard avait vite remarqué qu’une fébrilité l’habitait, toujours là sans qu’il ne l’ait remarquée… Il reconnaissait cet élan qui l’avait si souvent servi dans sa vie professionnelle, mais qui contribuait aussi à rendre l’inaction insoutenable. Apprivoiser le silence en lui ressemblait au long travail de défrichage d’une jungle d’émotions et de crispations insoupçonnées, la plupart beaucoup plus anciennes, profondes et insidieuses que celles qu’Avramopoulos suscitait.
L’exploration de son univers intérieur demeurait stimulante malgré les difficultés. Il n’avait réussi qu’à franchir les premières résistances; déjà, il s’ouvrait sur des dimensions de lui qui étaient demeurées inconnues à ce jour, que même le docteur Lacombe n’avait pu lui faire voir. Que découvrirait-il ensuite?
Malgré toute sa bonne volonté, méditer seul demeurait difficile. Il tendait à écourter ses exercices ou à se convaincre qu’il en avait assez fait. Quoique désagréable, la supervision d’Avramopoulos représentait un puissant motivateur. Édouard était déterminé à lui démontrer sa volonté et sa persévérance.
Il inspira à nouveau. Il allait faire abstraction de son irritation. Il allait museler sa fébrilité. Il allait ignorer la belle Jasmine à l’étage en-dessous. Il allait…
Son téléphone se mit à sonner.
Comme d’habitude, il l’avait laissé dans sa veste, elle-même accrochée à la patère en haut des marches – l’enregistrement était meilleur lorsqu’il ne captait pas le froissement de ses vêtements. Cette fois, il avait manifestement oublié de le rendre silencieux.
Avant qu’il n’ait pu réagir, Avramopoulos bondit hors de sa chaise pour s’emparer de l’appareil. « Qu’est-ce que c’est que ces manières? Tu me déçois beaucoup… »
Avramopoulos tira l’appareil de sa cachette et se mit à le scruter intensément. Édouard savait que tous ses efforts venaient d’être gâchés par un seul moment d’inattention : Avramopoulos avait dû remarquer la bande rouge marquée enregistrement qui demeurait visible en haut de son écran.
Édouard retint son souffle en se préparant au pire.
« Mais quel est cet engin! Où sont les boutons? » Avramopoulos le lança maladroitement à Édouard. « Coupe la sonnerie. Et ne répond pas. Je ne veux plus jamais entendre une telle distraction durant tes leçons. Compris? »
Édouard obtempéra prestement. « Je jure que ça n’arrivera plus. »
Il l’avait échappé belle. Le temps était peut-être venu de réviser ses méthodes… 

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