« As-tu des
cordes, des chaînes, des menottes peut-être? », demanda Félicia. Gordon
haussa le sourcil. « Mon expérience avec Hill m’a confirmé qu’il valait
mieux restreindre notre invité potentiel avant
son arrivée…
— Tu peux aller
fouiller dans l’armoire au fond, là. C’est là que j’entrepose ma quincaillerie. »
Félicia en tira une
longueur de chaîne et des mousquetons. Elle l’attacha sur sa chaise au niveau
de la ceinture, des coudes et des genoux.
« Ça ne tiendra
pas en place un prisonnier décidé, mais l’évasion sera longue… Et impossible à faire
discrètement.
—On dirait que tu t’y
connais… » Elle lui fit un sourire mystérieux, mais elle ne nia pas.
La jeune femme roula
la manche de Gordon et se mit à peindre à l’encre une longue séquence de
caractères avec une calligraphie fine et précise. Gordon pouvait entrevoir
l’influence d’Espinosa dans sa façon de travailler. À quelques reprises, elle
dut s’arrêter pour respirer un peu : afin d’accroitre sa précision, elle
retenait son souffle en peignant. Durant ces courtes pauses, on pouvait deviner
les émotions souterraines qui l’habitaient, les mêmes que Gordon… Une part d’effroi,
une part d’excitation. Elle allait peut-être s’entretenir avec le praticien le
plus puissant de l’histoire.
« Il ne me reste
que le dernier caractère, celui qui va sceller le procédé », dit-elle. «
Mais avant… » Elle retourna à la quincaillerie pour en tirer une vieille
guenille sur laquelle elle versa une bouteille d’eau complète. La précaution
était aussi simple qu’élégante : en un mouvement, elle pourrait gâcher
l’écriture encore fraîche et mettre fin au procédé. Tout lui laissait croire qu’il
était entre bonnes mains.
« N’oublie pas :
l’objectif pour aujourd’hui est seulement de découvrir si Harré m’habite. Rien
de plus.
— Je sais.
— Je suis prêt. Tu
peux y aller. »
Quelques coups de
pinceau et c’était chose faite. Son cœur battait comme un tambour… Mais rien ne
se produisit.
« Gordon? Est-ce
toujours toi? »
Il allait répondre par
l’affirmative quand il se sentit choir en lui-même, une étrange sensation de
chute libre, mais sans bruit, sans vent… sans quoi que ce soit.
Déjà, il ne tombait
plus : il était debout dans un espace indéfini, sans contours ni couleurs.
Que du blanc, pas même un sol visible sous ses pieds.
« Comme on se
retrouve », dit une voix derrière lui.
Gordon se retourna. « Harré. »
L’homme était pareil à leur première rencontre, sur l’île de Manhattan. Entre
deux âges, les cheveux tout blancs, les yeux déments. Il paraissait sur le
point d’éclater de rire à tout moment.
Harré regarda autour
de lui. « Ego sum, ego existo. J’ai
échappé à la mort, mais je ne perçois rien du reste du monde. Je ne vis pas
encore, n’est-ce pas?
— Difficile à
dire », dit Gordon pour gagner du temps. Les récits de Félicia l’avait
préparé à ce que Harré s’exprime à travers son corps, et non qu’il soit
lui-même happé dans cet espace psychique. Il espérait que Félicia puisse
percevoir son absence… Et qu’elle réagisse sans hésiter. « Et comment
échappe-t-on à la mort, au juste?
— Bah, une bagatelle…
Il m’a suffi de tendre un filet capable de me rattraper… Ensuite, je n’ai eu qu’à
m’y agripper sans relâche, jusqu’à ce que je sois trouvé. »
Un siècle de
concentration constante. D’effort opiniâtre. D’une volonté assez forte pour refuser
de céder à la mort. Quel genre d’homme pouvait accomplir pareilles prouesses?
Les tripes de Gordon se
tordirent d’effroi, comme s’il était un enfant qui se serait risqué dans la
cage d’un lion pour découvrir trop tard qu’il ne s’agissait pas d’un gros chat
amical.
Harré perçut-il sa
frayeur? Il laissa enfin son rire éclater. « Tu n’as rien à craindre. Tu
as bien joué ton rôle jusqu’à présent. Tu veux ta récompense? »
L’allusion balaya le
sentiment d’épouvante d’un coup. « Oui », dit-il, avide, affamé,
impatient. Il n’avait jamais rien aussi désiré que sa récompense.
« Il me faut un
corps pour te la donner… Rends-moi ma chair… Et tu l’auras.
— Non! Je n’en peux
plus d’attendre!
— Gordon? » C’était
la voix de Félicia, retentissant dans le désert blanc. « Gordon, m’entends-tu? »
Il ouvrit les yeux, confus, désorienté, le bras dégoulinant d’eau sale. « C’était
Harré, n’est-ce pas? »
Il avait envie de
frapper, de fuir, de pleurer. « Oui.
— L’as-tu vu? Lui
as-tu parlé? Gordon? »
Encore hébété, il ne répondit
pas. Il était si près du but… Si près…
Et il savait
exactement quoi faire pour y arriver.