Gordon tourna le coin
alors que Félicia arrivait en direction inverse. Ils se rejoignirent devant
l’entrée grillagée qui scellait le terrain vague sous lequel son laboratoire
était caché.
Elle le surprit en laissant
tomber les sacs qu’elle portait pour lui sauter au cou. Elle l’étreignit de
toutes ses forces. Elle n’avait jamais été aussi effusive; le contact physique
le fit tressaillir. Combien de temps depuis que quelqu’un, quiconque, l’avait
tenu ainsi?
Félicia continua à le
serrer longtemps après qu’il ait relâché son étreinte. On aurait cru qu’ils n’avaient
pas été séparés un jour seulement.
« Tu t’en es
sorti… Je n’arrive pas à le croire… Je craignais le pire… Et je ne parle pas
que de l’arrestation…
— Je sais. »
Félicia le relâcha enfin. « Je n’aurais jamais imaginé que la police en
savait assez pour m’identifier, encore moins me boucler. Je n’ai qu’un seul regret
d’avoir fui avant l’audience : ne pas connaître la preuve contre moi. Je
vais devoir mettre la main sur le dossier d’enquête dès que possible.
— Aimerais-tu que je
m’en occupe?
— Tu étais avec moi à
l’aéroport, je te suggère plutôt de te faire petite. Et de créer le moins de
remous possible. »
Elle se mordit la
lèvre. « Gordon… À propos de remous… Je crois que j’ai fait une gaffe.
— En accusant
publiquement Avramopoulos? Oui, c’était décidément une gaffe.
— Il ne m’aimait déjà
pas… Maintenant, il doit me détester.
— Qu’est-ce qui t’as
pris?
— Il semblait presque
content lorsque j’ai raconté tes problèmes…
— Je sais exactement
ce qu’il avait en tête : il devait s’amuser de ma maladresse, convaincu qu’il
ne se serait jamais trouvé dans ce genre de pétrin. Félicia, souviens-toi
toujours : le premier devoir d’un Maître est de préserver les secrets de
notre art. Même si Avramopoulos aime parfois jouer avec le feu, il ne m’aurait
jamais, jamais livré aux médias. Ç’aurait été… impensable.
— J’ai peur qu’il
parte en guerre contre moi…
— Ne t’inquiète pas.
Tu es sous ma protection. N’en parlons plus : nous avons beaucoup de
travail devant nous. » Félicia acquiesça et ramassa ses sacs.
Des crêtes et des vaux
de boue séchée témoignaient des semaines de pluie qui avaient transformé le
terrain vague en fondrière. Ils naviguèrent sur les trottoirs de fortune qui
demeuraient les voies les plus stables pour se rendre à l’entrée.
Quelque chose
clochait. Félicia remarqua la réaction de Gordon. « Qu’est-ce qu’il y a?
Il s’accroupit et tira
sur le cadenas; il céda sans résister. Il avait été coupé. « Quelqu’un est
entré.
— Quoi?! Qui?
— Bonne
question. » Si des policiers avaient perquisitionné, il aurait sans doute
trouvé un mandat scotché à la porte, ou peut-être des scellés bloquant la voie…
Des cambrioleurs? Ils auraient été déçus : le laboratoire contenait peu de
butin d’intérêt pour un non-initié… Quelques meubles, du matériel de chimie et
d’alchimie, des ingrédients non étiquetés… De toute manière, quel brigand se
serait soucié de remettre le cadenas en place? Son instinct lui soufflait que
l’intrus était plutôt un initié.
Il souleva le panneau
métallique, son esprit déjà en état d’acuité. « Reste derrière moi. »
Ils descendirent l’escalier, à l’affût de tout.
Ils ne trouvèrent que
du silence et du vide. Un premier balayage des lieux lui confirma que rien
n’avait disparu. Cependant, Gordon avait ses habitudes, une certaine façon de
disposer et de ranger ses affaires qui trahissait que certaines avaient été
déplacées.
Le matériel qui avait
été manipulé peignait un portrait clair de l’intrus : c’était le même qui
avait servi pour accomplir le premier procédé émergeant d’Édouard Gauss.
« Alors? »,
demanda Félicia. « Est-ce qu’ils ont pris quelque chose? »
Expliquer sa déduction
à Félicia ne ferait que compliquer la situation. « Tout est là. C’est à
n’y rien comprendre.
— Un cadenas à
remplacer, ce n’est pas trop dramatique…
— Je ne suis pas à
l’aise à l’idée qu’un indésirable sache où je travaille et entre à mon insu… Je
vais devoir déménager, une fois de plus.
— Est-ce qu’on
continue ici, ou…
— Il me tarde de tirer
ma situation au clair. Allons de l’avant. » Son pouls s’accéléra. Il
devina que c’était pareil pour Félicia. « C’est toi l’experte en
impressions. As-tu des suggestions sur la meilleure façon de procéder?
— Toutes les autres
étapes dépendent de la première : déterminer si, oui ou non, Harré est
avec toi.
— Et comment
comptes-tu y parvenir?
— Nous allons essayer
de le faire parler… »
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