dimanche 13 décembre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 400 : L’inimitable

Randall James pouvait se targuer d’avoir vécu une carrière exceptionnelle.
Dès son plus jeune âge, il s’était voué corps et âme à sa passion, la prestidigitation. Adolescent, il donnait déjà des spectacles de calibre professionnel. Ses tours d’évasion et de passe-passe étaient certes appréciés du public, mais c’était sans conteste ses numéros de mentalisme à couper le souffle qui lui avaient valu son nom de scène : Randall l’inimitable.
L’idée qu’un homme puisse lire le passé, le futur ou les pensées des spectateurs frappait l’imagination plus que tout le reste de ses prouesses. Les hommes et les femmes qui venaient le voir n’auraient jamais remis en question le fait que tous ses autres tours s’appuyaient sur des trucs et des illusions; pourtant, leur esprit critique était plus enclin à se mettait en veilleuse lorsqu’il jouait au devin ou au télépathe.
Il aurait pu demeurer Randall l’inimitable jusqu’à la fin de sa carrière, mais celle-ci prit un virage inattendu suite à son conflit public avec Yoha Geiger.
Geiger était un magicien talentueux que Randall aurait sans doute admiré s’il n’avait pas soutenu détenir de réels pouvoirs surnaturels. Il prétendait parler avec des anges ou être capable d’imprimer sur pellicule photo des images de l’au-delà, en plus de tordre de menus objets en les effleurant à peine, ce qu’il disait être l’effet de son magnétisme personnel. Sur scène, Randall aurait applaudi comme le reste de l’assistance, mais ses prétentions faisaient que Geiger était considéré comme un gourou par un nombre grandissant de fans qui voyaient en lui une preuve définitive de l’existence du surnaturel.
Agacé par ce qu’il percevait comme une dérive dangereuse, Randall décida de le piéger. Avec la complicité de l’équipe de production d’une émission télévisée, il confronta Geiger à chaud, devant les caméras, en le forçant à utiliser des objets neufs plutôt que son propre matériel pour exercer son soi-disant magnétisme. Geiger s’était défilé, prétextant de mauvaises vibrations dans l’atmosphère. Randall avait produit les mêmes effets qui avaient fait la notoriété de Geiger, en utilisant ses propres trucs, démontrant du coup qu’ils pouvaient être expliqués sans intervention paranormale. Malgré sa perte de face publique, le charlatan ne s’était pas récusé. Au contraire, il avait attaqué Randall en cour pour atteinte à la réputation.
Leur conflit par médias interposé contribua à donner à Randall la réputation d’être la voix du scepticisme et de la raison face à l’inexpliqué et au surnaturel… Et aux prétentions des charlatans.
Sa démarche tournait autour de principes tout simples : dans un premier temps, il tentait, avec son œil de prestidigitateur chevronné, de trouver le truc; dans un deuxième temps, il mettait sur pied un protocole expérimental capable de mesurer objectivement la performance du candidat, en empêchant toute manipulation ou ingérence de sa part. L’idée était que, si le candidat obtenait les résultats attendus, ceux-ci offriraient une preuve mesurable de l’existence du surnaturel.
Des dizaines de candidats s’étaient avancés au fil des années, des psychiques, des télévangélistes, des astrologues, des voyants, des guérisseurs. Aucun n’avait obtenu de résultat significatif.
La plupart se dérobaient au moment de négocier le protocole qui devait être appliqué tout au long de la démarche. Certains s’indignaient qu’on les contraigne de telle ou telle manière, mais Randall savait flairer les pistes de tricheries que les candidats étaient susceptibles d’utiliser. D’autres s’engageaient dans le processus de bonne foi; ceux-là semblaient toujours surpris d’échouer les mises à l’épreuve, même lorsqu’on leur donnait une seconde chance.
À sa retraite, Randall avait créé une fondation à son nom, dont l’objectif premier était de promouvoir la rationalité scientifique et le scepticisme. Il lui avait remis un million de dollars, un magot qui pouvait être empoché par quiconque passait son test et démontrait de façon non équivoque l’existence du surnaturel. Les sceptiques de l’époque avaient salué son geste audacieux. Si tu dis la vérité, pouvait-on dire à quiconque s’affichait comme possesseurs de facultés surnaturelles, démontre-le au monde entier une fois pour toute. Et deviens riche en même temps! Dans la même logique, l’idée qu’un tel défi ait existé pendant toutes ces années sans que personne ne l’ait relevé, malgré la récompense alléchante, portait à croire que le paranormal relevait de l’imposture ou de la superstition.
Maintenant dirigée par une équipe de sceptiques chevronnés, la Fondation Randall James fonctionnait à peu près sans lui. Il continuait à s’informer des affaires courantes, il assistait aux réunions les plus importantes, on le consultait parfois, mais c’était à peu près tout. C’était bien ainsi : il avait confiance dans le fait que l’organisme continuerait son œuvre longtemps après sa mort.
Fier de l’héritage qu’il avait préparé toute sa vie durant, il pouvait maintenant se permettre de couler des jours heureux dans sa grande maison de campagne. À quatre-vingt-sept ans, l’âge lui avait enlevé une part de sa mobilité, mais il lui avait laissé ce qu’il avait de plus cher : son regard affûté, son esprit vif, son sens de l’humour.
Il aimait commencer sa journée sur la véranda, en regardant les oiseaux piailler autour des mangeoires qu’il leur avait fait installer dans sa cour arrière.
Un matin, Matthew vint le rejoindre, une tasse de café dans chaque main, le courrier du jour sous le bras. Il déposa le tout sur ta table, embrassa le front de Randall, et s’assit à ses côté.
 « Je viens de parler à Judy », dit-il.
« Tout va bien du côté de la Fondation?
— Bien entendu. En fait, elle a reçu une candidature qui se démarque.
— Ah! La première depuis quoi, un an?
— Un peu plus. Quinze mois : le guérisseur aux cristaux.
— Oui, je me souviens. Et celui-là? Fraud or fool? » L’expérience lui avait appris que ces deux options couvraient la quasi-totalité des applications : soit la personne était de nature frauduleuse – fraud –, prête à tout pour empocher le million; soit elle se trouvait quelque part entre le délire et l’idiotie – fool –, convaincue de la réalité de ses capacités, souvent justifiées jusque-là par la crédulité de son entourage et une bonne dose d’effet placebo.
« Dur à dire, dans ce cas-là », dit Matthew en portant la tasse à ses lèvres.
— Qu’est-ce qu’il prévoit démontrer?
— Perception extra-sensorielle. Il se dit capable de détecter précisément la position d’un animal dans l’espace.
— N’importe quel animal?
— Non, un seul. Sa corneille apprivoisée. »
Randall haussa les épaules. « Je ne vois pas ce que dossier-là a de spécial…
— C’est au niveau du protocole suggéré…
— Ah oui?
— Tiens-toi bien : il a dit qu’il se soumettrait à toutes nos contraintes.
— Toutes?
— Oui. Et il vise un taux de réussite de 100%. Il nous demande d’être aussi stricts que possible, et qu’il n’a pas besoin de connaître le protocole à l’avance »
Fool, donc. « Ça, c’est une première! Ce garçon a de l’ambition! » Matthew ricana. « Comment explique-t-il ses capacités?
— En fait, c’est cet aspect qui est le plus intéressant. C’est un ancien journaliste d’enquête de La Cité. Il dit avoir infiltré une sorte de société hermétique. Si j’ai bien compris, il est en train de préparer un documentaire là-dessus.
— Ce serait de la bonne pub pour nous. Mais est-ce que l’émission va être diffusée quand même s’il échoue?
— Je ne sais pas. Je peux demander à Judy de s’informer. Oh, j’oubliais : il n’a qu’une seule condition : s’il réussit à relever le défi, il veut pouvoir décider quand et comment nous allons annoncer son succès. Je devine qu’il veut en faire un élément de son documentaire.
— Tu as sans doute raison.
— Alors, est-ce qu’on le prend? »
Sa condition n’en était pas vraiment une, vu qu’il allait nécessairement échouer. « Qu’est-ce que Judy en pense?
—Pour elle, c’est feu vert.
— Je pense comme elle. Au fait, comment il s’appelle, ton journaliste? »

dimanche 6 décembre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 399 : Faire le pont, 2e partie

De l’autre côté de la rivière, Timothée pouvait entrevoir deux silhouettes. Des rideaux de pluie balayaient l’atmosphère dans toutes les directions, ce qui jouait à son avantage : même si les Seize avaient planqué un tireur d’élite, il ne pourrait rien faire dans ces conditions.
À cette distance du Cercle, sa connexion avec Aizalyasni avait perdu sa limpidité. En temps normal, leur lien ne se bornait pas à une communication télépathique : ils étaient ni plus ni moins qu’une seule et même personne. C’était la première fois depuis une éternité que Timothée retrouvait son individualité; l’expérience était presque déroutante. Il recevait les pensées d’Aizalyasni avec la clarté d’une station de radio mal syntonisée, jouant dans la pièce d’à-côté… Percevoir autre chose que ses idées les plus dominantes ou ses émotions les plus vives lui demandait un effort d’attention.
Ils avaient convenu qu’elle resterait au Terminus durant la rencontre. Elle aurait été tout aussi capable que Tim de parler au nom des leurs, mais vu qu’elle qui portait leur bébé, cette toute petite présence à peine perceptible dans son ventre, choisir Tim avait été une évidence.
« Tout le monde est prêt. Vous pouvez y aller », dit la voix de Tobin dans par le walkie-talkie à la ceinture de Tim. Il s’engagea sur le pont ferroviaire. Même si la voie était plutôt large, les bourrasques qui venaient le fouetter de temps en temps lui donnaient l’impression qu’il suffirait de peu pour l’envoyer virevolter dans la rivière.
Il s’approcha des silhouettes en passant en revue les instructions griffonnées par la poupée. Ce n’est qu’à une dizaine de mètres qu’il réussit à distinguer les traits des envoyés des Seize. À sa droite, un homme aux longs cheveux foncés, attachés en queue de cheval lissée par la pluie. À sa gauche, une femme aussi grande que Tim tirait son capuchon vers l’avant en un vain effort pour se soustraire aux intempéries.
« Vous êtes… beaux », laissa échapper Timothée, époustouflé. Son entrée en matière les fit sourire. Devinaient-ils que son commentaire ne portait pas sur leur apparence extérieure? Il commentait sur ce que sa proximité avait révélé de leurs esprits.
L’homme radiait une incroyable confiance en lui, une confiance non pas faite de mépris ou d’arrogance, mais d’une compréhension lucide de ses capacités, maintes et maintes fois démontrées. Il était impressionnant, il en était conscient… Et il avait raison.
La femme, quant à elle, était bien plus sereine que Tricane ne l’avait jamais été. Pleine d’amour et de compassion, de volonté et d’intelligence… Elle était parfaite.
Timothée n’avait jamais vu d’esprits comparables à ces deux-là, ou même imaginé que de tels individus puissent exister. Même s’il ne pouvait pas lire leurs pensées précises, rien n’indiquait qu’ils aient trempé dans l’enlèvement de Martin. Il fut d’entrée de jeu convaincu qu’ils étaient dignes de confiance. « Je suis Daniel Olson, l’un des Seize. Mon auxiliaire, Pénélope Vasquez, est une adepte confirmée.
— Je suis Timothée Lacombe. » Devait-il décliner un titre? À défaut d’en inventer un, il s’abstint. « Enchanté de faire votre connaissance.
— Je vous remercie d’avoir accepté cette rencontre. Tu es venu seul?
— Je ne suis jamais seul », répondit-il.
« Je résume la situation telle que nous la comprenons », dit Olson. « Tricane a été l’objet d’une censure pour avoir pratiqué notre art publiquement. Elle a agressé un Maître et ses adeptes alors qu’ils veillaient à faire respecter les cinq principes de la grande trêve. Reconnaissez-vous ces faits? »
Timothée pinça les lèvres en espérant que son effroi ne transparaisse pas. Personne ne l’avait mis au courant de ces événements. Faute de mieux, il se rabattit sur les mots écrits par Maya, espérant qu’ils satisfassent Olson. « Tricane s’est bornée à donner des conseils à tous ceux qui en demandaient. C’est sa sagesse qui lui a donné sa réputation de faiseuse de miracles.
— À ce qu’il paraît, elle guérissait des non-initiés… »
Sans le réaliser, Timothée toucha son flanc, là où les balles avaient percé Aizalyasni. « Qu’importe ce que Tricane a fait! Elle est morte. Nous ne devrions pas être considérés comme des criminels en raison d’actes que quelqu’un d’autre a commis, à l’encontre de règlements que nous ne connaissons pas.
— Très bien », dit Olson. « Parlons de vous, alors. Que voulez-vous, au juste? »
C’est Aizalyasni qui lui souffla la réponse. « La santé, la sécurité et la prospérité pour les nôtres.
— Pourquoi avez-vous ouvert une nouvelle zone radiesthésique? »
Les écrits de Maya l’avaient préparé à cette question. « Nous avons senti qu’un procédé gigantesque était en cours d’exécution. Nous avons agi sur le coup, sans comprendre ce que vous tentiez de votre côté. Nous nous sommes préparés au pire…
— Une nouvelle crise des missiles, en quelque sorte », suggéra la femme. « Pourriez-vous refermer ce Cercle?
— La vraie question serait plutôt : voulons-nous le refermer? Je ne vois pas de raison de le faire.
— Selon nos traditions, vous pourriez nous offrir deux faveurs en échange d’une trêve. Celle-là serait…
— Et pourquoi pas le contraire? », objecta Timothée. « Pourquoi pas nous offrir deux faveurs contre une trêve?  
Olson haussa un sourcil. « Not gonna happen », dit-il d’un ton sec.
Avait-il commis un faux pas, simplement en osant revendiquer? Une nouvelle pensée d’Aizalyasni flotta jusqu'à son cerveau. Il la relaya telle quelle. « Si nous visons une relation basée sur une confiance mutuelle, peut-être que la solution serait d’échanger deux faveur contre deux faveurs, une trêve contre une trêve… »
Olson consulta Vasquez du regard. « Une relation basée sur la confiance », répéta Pénélope. « Quelles faveurs avez-vous en tête? »
Ne dis rien tout de suite!, intima Aizalyasni, mais Timothée s’était déjà lancé. « Premièrement, nous voulons que vous reconnaissiez notre statut d’adeptes, avec tous les privilèges que cela implique.
— Mmm », grogna Olson. « Ce serait envisageable, à condition que vous respectiez les cinq principes de la grande trêve, comme le ferait n’importe quel initié. »
Maya avait spécifié que la paix ne serait pas possible sans l’adoption de ces principes. S’ils demandaient une faveur en échange de quelque chose qu’il leur concédait d’office, c’était un bon point pour Timothée. Il hocha la tête. « Quelle faveur demandez-vous en retour?
— Je répète la question de Pénélope… Seriez-vous capables de ramener l’énergie des Cercles à un niveau qui ne serait pas menaçant pour nos procédés?
— Oui », dit Timothée.
« Tant mieux. Alors ce sera notre première faveur. Quelle est votre seconde?
— L’un des nôtres a été enlevé. Nous avons besoin d’aide pour le retrouver… »
Olson réfléchit un instant. « Accepterais-tu de me devoir une faveur, à titre personnel, si pour ma part je prends personnellement la responsabilité de cette demande? »
Timothée dit « Oui » sans hésiter pendant qu’Aizalyasni émettait Non, non, non! Tu viens de lui donner un chèque en blanc! C’était étrange de tomber si vite dans ces divergences d’opinion et ces chicanes qui avaient été impossibles depuis la fusion de leurs esprits… Comment les couples normaux faisaient-ils pour s’entendre? Il ignora ses récriminations, convaincu qu’Olson était digne de confiance. Pouvait-il en dire autant des autres Maîtres?
Timothée tendit la main à Olson, qui la prit dans sa poigne solide. « Nous sommes donc maintenant en trêve. Que dirais-tu de trouver un endroit au sec pour poursuivre la discussion? » Timothée acquiesça. « Je ne serai pas fâché de voir l’énergie des Cercles diminuer au point où ce damné rituel n’aura plus raison d’être… J’ai assez vu de pluie pour une vie entière.
— Je ne serai pas fâché non plus », avoua Timothée. « On n’a pas vu le printemps passer, avec ce temps de merde…

— Avec un peu de chance, l’été sera meilleur », conclut Pénélope.

 

dimanche 29 novembre 2015

Le Noeud Gordien, épisode 398 : Faire le pont, 1re partie

 Une certaine méfiance avait régné tout au long des pourparlers, sans cesse nourrie par les commentaires d’un Avramopoulos qui n’arrivait pas à digérer qu’on fasse la paix avec les héritiers de l’anathème. Olson – comme la plupart des autres – préférait croire Tobin, selon qui l’autre partie était sincère dans sa volonté de discuter… Donc d’en arriver à un accord qui serait bénéfique à tous.
La confiance n’excluait pas une certaine mesure de prudence. À en croire les récits à leur sujet, les Trois qui avaient pris en charge le Terminus étaient capables de tout sur leur territoire, là où la menace d’un contrecoup privait les Seize de leur arsenal. Loin des Cercles de Harré, la situation était inversée. Trouver un terrain neutre s’était avéré problématique, jusqu’à ce que la prospection d’Olson et Pénélope trouve une piste intéressante.
Après des heures de mesures sous la pluie battante, ils avaient trouvé un secteur susceptible de désavantager également les deux partis. Il s’agissait d’un pont ferroviaire, à l’est du Centre-Sud, où Olson avait calculé que l’énergie radiesthésique serait insuffisante pour nourrir les prouesses des Trois. L’énergie demeurait toutefois trop turbulente pour tenter les procédés classiques impunément.
Il avait été convenu que le face-à-face aurait lieu au milieu du pont. Au signal donné par Karl Tobin, l’un des Trois, accompagné d’un auxiliaire s’il le désirait, s’engagerait par le nord jusqu’au milieu de la rivière; pendant ce temps, les deux représentant des Seize iraient à leur rencontre.
Les initiés, réunis en concile, n’avaient plus qu’une chose à décider : qui, parmi les Seize, allait être choisi comme émissaire. Au fil des rencontres répétées, le décorum des premiers conciles avait été remplacé par une atmosphère de palabres où chaque Maître y allait de son opinion.
Avramopoulos parla le premier : « C’est à Gordon que la tâche devrait revenir. Lui qui s’est toujours empressé à défendre les actions de sa précieuse Tricane, il aurait été logique qu’il répare ses pots cassés. 
— Il nous a dit de ne pas attendre son retour d’Europe pour aller de l’avant avec la rencontre », rappela Mandeville.
« Quel heureux hasard », dit Avramopoulos, moqueur.
« Tu es de mauvaise foi », dit Latour. « Ce n’est pas parce que tu es terrorisé que Gordon…
— Terrorisé, moi? Et pas toi, j’imagine? Eh bien! Pourquoi tu ne vas pas les rencontrer? »
Latour ne répondit pas.
Olson jeta un coup d’œil à Pénélope. Ils se connaissaient si bien qu’il n’eut pas besoin de verbaliser sa question pour qu’elle la comprenne. Personne ne semble intéressé à se porter volontaire. Et nous?
Un mouvement d’épaule, un sourcil haussé… Sa réponse muette était on ne peut plus claire. T’attendais-tu à autre chose de leur part? Alors, qu’est-ce que tu attends?
« Je me porte volontaire comme émissaire », déclara Olson.
« Et moi comme auxiliaire », dit Asjen Van Haecht, à la surprise générale.
Good man. « J’apprécie ton offre, mais je préférerais que ce soit Vasquez. Nous sommes habitués à travailler ensemble…
— …cela peut nous avantager durant une négociation.
— …et chaque avantage peut s’avérer crucial. »
Asjen haussa les épaules et se cala sur sa chaise.
« La question est donc réglée », conclut Latour.
« Vous verrez », dit Avramopoulos. « Ça ne sera pas long que vous verrez que tout ça, c’est une erreur. Une grave erreur. Nous n’avons pas fini de regretter ce qui commence maintenant. Oh, je vais rire en vous rappelant que je vous l’avais dit, sans que personne ne m’écoute… »

dimanche 22 novembre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 397 : Fraternité, 3e partie

Philippe s’assit sur la chaise devant Édouard.
Alexandre savait bien que les deux frères étaient en froid depuis toujours, mais il ne s’était pas attendu à une réaction aussi intense de la part d’Édouard… Sa déconfiture semblait totale. Affaissé sur son siège, les bras tombants, il ne restait rien du modèle de volonté et de persévérance que son oncle avait toujours incarné à ses yeux.
Les deux frères étaient aussi immobiles que s’ils avaient été peints en tableau. À sa gauche, Édouard, transformé en guenille; à sa droite, Philippe, scrutant l’autre d’un regard inexpressif.
Alexandre avait voulu jouer le rôle du réconciliateur en orchestrant cette rencontre… Il avait conscience qu’il jouait la confiance d’Édouard contre le gain de quelques bons points auprès de son père. À voir sa mine abattue, Alexandre craignait qu’il ait perdu la mise, que sa bonne intention ait plutôt été reçue comme une trahison de la pire espèce.
« Édouard », dit Alexandre pour briser le silence, « ce n’est pas ce que tu crois… » La formule, déjà convenue, sonnait particulièrement creuse. Il valait mieux venir aux faits dès que possible. « Mon père est un initié! » Édouard se redressa comme un ressort, les points d’interrogation dans les yeux. « J’ai eu comme un flash », continua Alex. « Je me suis dit qu’il y avait peut-être une raison cachée pour expliquer qu’il ne parle plus à personne. Alors j’ai fait comme avec toi. Je lui ai révélé que j’en étais un aussi. J’avais raison…
— Quoi? Non, ça ne se peut pas. Quand même, Alex, tu ne vas pas croire cela! Il a juste pris la balle au bond pour te faire avaler n’importe quoi… Et puis, initié par qui? »
Philippe remonta ses lunettes. « Gordon. Il avait besoin d’un allié pour distribuer son composite O dans La Cité…
— Comment ça, son composite O? Gordon, derrière l’Orgasmik? N’importe quoi! Je connais le gars… Je ne peux même pas l’imaginer en vendeur de drogues!
— Écoute, garde l’esprit ouvert », suggéra Alex.
— Je n’ai pas pu en parler durant le procès parce qu’il a utilisé sa… » il fit un geste de la main « …magie pour m’empêcher de le faire.
— Ah oui? Tu l’aurais dénoncé, sinon?
— Sincèrement, je ne sais pas. Peut-être. Mais je n’ai pas eu le choix… »
Édouard se redressa. Alexandre reconnaissait son expression : il avait la puce à l’oreille. Il devinait que son oncle passait en revue l’intégralité de leur enquête à la lumière de cette nouvelle information. Déclic. « Alex! Si c’est vrai… c’est pour ça qu’Avramopoulos t’a approché!
— Hein?
— Après le procès… Quand Aleksi Korhonen t’a posé plein de questions sur l’Orgasmik et l’entourage de ton père… Pour finir par te refiler une photo de Gordon…
— Oui? » Ses motivations demeuraient nébuleuses à ce jour, et Alexandre n’était pas certain de comprendre à quoi Édouard référait.
« Tu sais comment Avramopoulos et Gordon sont toujours en train de se piquer… Toujours à essayer de montrer que l’un est meilleur que l’autre… Gordon a le père? Avramopoulos va vouloir le fils. Surtout si c’est un beau jeune homme comme toi…
— Mais encore? Pourquoi me lancer sur la piste de Gordon?
— je ne sais pas… Le déconcentrer, en le forçant à mieux se cacher? Ou peut-être qu’Avramopoulos voulait te tester avant de t’initier? »
Il ne restait plus rien de l’Édouard de guenille. Il était à nouveau habité de cette énergie qui l’habitait tout entier lorsqu’il tenait un filon.
« Qui est Avramopoulos? », demanda Philippe. Édouard se renfrogna, comme si l’excitation lui avait fait oublier sa présence un instant.
« Un autre Maître », dit Alexandre.
« Ah. Et c’est lui qui t’a initié?
— C’est un peu plus compliqué que cela… C’est Édouard qui… »
Ce dernier ne laissa pas Alexandre finir sa phrase. « Qu’est-ce que tu me veux, Philippe? 
— Alexandre m’a dit que tu avais réussi à annuler le procédé qui t’empêchait de parler. Je veux que tu le fasses pour moi aussi. »
Alex retint son souffle. Il craignait qu’Édouard explose de rage, qu’il s’en aille, qu’il coupe les ponts. Stoïque, il répondit plutôt : « une faveur pour une faveur? »
Philippe hésita un instant avant d’acquiescer. Il semblait méfiant.
Édouard déchira son napperon de papier en deux. « Je vais avoir besoin d’équipement… » Il sortit un crayon de sa poche et dressa une liste sur chaque demi-napperon. Il tendit la première à Alexandre. « Toi, tu es sur le dossier de la quincaillerie. »
Il jeta un coup d’œil à la liste. Une boîte de craie, une lampe frontale… « Des pinces cutter?
— Mmm mmm », répondit Édouard en travaillant sur la deuxième liste. « Quelque chose capable de passer à travers un cadenas.
— Mais pourquoi?
— Parce que ce n’est pas possible d’acheter tout ce dont on a besoin… Il va falloir qu’on emprunte un laboratoire. »

dimanche 15 novembre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 396 : Fraternité, 2e partie

Alexandre se pointa avec une dizaine de minutes de retard. Il courait sous la pluie, tête basse, le capuchon remonté. Il fit un signe à Édouard dès qu’il l’aperçut à son entrée dans le restaurant. Il avait choisi un box en coin, avec une banquette pour deux des côtés de la table – idéal pour les conversations discrètes.
« Hey!
— Hey. »
Édouard était en alerte, à la recherche de quelque chose qui soit capable de justifier l’inquiétude qu’il avait pressentie. Un détail attira son attention, mais Alexandre prit la parole avant qu’il ne puisse le mentionner. « As-tu eu des nouvelles de la Fondation? », demanda-t-il en se glissant sur la banquette capitonnée.  
— Non… Hey, Alex, as-tu eu un lift pour venir ici?
— Un lift? » La question semblait venir de nulle part, mais elle l’embarrassa clairement.
« Un taxi, peut-être?
— Pourquoi tu demandes ça? », dit-il avec un rire nerveux.
« Ton manteau n’est pas tout mouillé… Vu que tu n’as pas de voiture, je me demandais… »
Une serveuse arriva, toute pimpante. « Allô! », dit-elle à Alexandre. « Est-ce que je vous sers quelque chose? 
— Je vais prendre un café.
— Quelque chose à manger?
— Ouais. Euh… Des gaufres? Avec du sirop.
— De la crème fouettée avec ça?
— Je ne peux pas dire non! »
Elle lui fit un sourire adorable en remplissant sa tasse, puis elle continua sa tournée. Alexandre huma son café. « Comment ça se fait que je n’étais jamais venu dans ce resto avant que tu me le fasses connaître?
— Bien essayé…
— Quoi?
— Tu esquives mes questions... Alex, qu’est-ce qui se passe? »
Son neveu soupira et frotta ses paumes contre le coin de table en un geste à moitié nerveux, à moitié distrait. Il semblait chercher ses mots. Après un long moment, il fit une grimace en haussant les épaules. Il prit son téléphone et tapa un court message, trois ou quatre caractères.
« Alex… Dis quelque chose… »
À défaut de répondre à sa demande, il tourna la tête vers la vitrine. Interloqué, Édouard suivit son regard. Une silhouette familière trottait sous la pluie, arrivant par le même chemin qu’Alex quelques minutes auparavant…
Oh non.
Il se leva comme s’il avait reçu un coup de fouet.
De vieilles blessures furent ravivées en un clin d’œil, et avec elles toutes ces douleurs enfouies dans la poussière du temps, mais jamais guéries…
Philippe, son frère, entra dans le restaurant, les lunettes embuées, le front dégoulinant.
« Alex… », dit Édouard d’un ton geignard dans lequel il reconnaissait l’adolescent qu’il n’était plus depuis longtemps. « Pourquoi? » Tristesse, colère, sentiment de trahison, de vulnérabilité… Il débordait d’émotions, toutes désagréables.
« Assis-toi », dit Philippe. « Il est temps qu’on se parle. »
Si une sortie s’était trouvée derrière lui, Édouard aurait battu en retraite. Mais le box qu’il avait lui-même choisi l’acculait au pied du mur. Le visage déformé par une moue désabusée, il se laissa tomber sur son siège.

dimanche 8 novembre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 395 : Fraternité, 1re partie

Comme à chaque fois qu’il mettait le nez dehors, Édouard se retrouva trempé en quelques secondes. La pluie n’avait toujours pas cessé de tomber depuis la nuit du grand rituel, confondant les météorologues du pays et consternant toute la population de La Cité. Ceux qui s’en plaignaient ne pouvaient pas comprendre qu’elle était un moindre mal, comparé au feu bleu, aux vomissements, au coma et à la mort qui pouvait frapper ceux qui se trouvaient dans la zone survoltée…
Il tira de sa boite aux lettres dix jours de courrier accumulé avant d’entrer dans son appartement.
Il s’était retiré de tout pendant presque deux semaines pour simplement jouir de la vie avec Félicia. Passer autant de temps dans son ancienne maison l’avait vite conduit à se sentir chez lui. Il fallait l’admettre : il ne se souvenait pas d’avoir déjà eu autant de plaisir. Ils passaient le cœur de leurs journées au lit, à discuter, à rire, à baiser; ils devaient avoir goûté à tout ce que La Cité avait à offrir en terme de livraison. Ils étaient un peu ivres de l’apéro – qui avait lieu longtemps avant le repas du soir – jusqu’au coucher. Félicia travaillait quelques heures par jour sur un nouveau projet commandé par Gordon, un projet à propos duquel elle n’avait rien dit. Pendant ce temps, Édouard méditait, ou, chose rare dans son existence, il ne faisait rien du tout.
Aucune vacance ne l’avait fait autant décrocher que ces jours en-dehors du temps. Toute bonne chose a une fin, toutefois : Félicia devait accompagner Gordon en Suisse. La veille, alors qu’elle faisait ses bagages, elle lui avait offert de squatter chez elle pendant son absence. Il avait décliné : se retrouver seul en ces murs avec la présence probable du fantôme de Hill le rendait méfiant. Il l’avait reconduite à l’aéroport avant de retourner chez lui.
Il fut accueilli par cette odeur de poussière signalant un lieu inoccupé. Il fit la tournée pour ouvrir quelques fenêtres en se disant que son logement ne lui avait jamais paru aussi petit.
Après le tumulte de ses aventures – infiltration, compulsions, possession –, ce petit appartement vide et silencieux rendait tout le reste surréaliste. Et pourtant… Ce symbole de normalité lui rappelait tout ce qu’il avait négligé pendant qu’il se consacrait à cette affaire… Son milieu de vie, son alimentation, ses filles… Ah, ses filles! Depuis qu’il avait été confronté au fait qu’il n’était pas un très bon père, chaque pensée tournée vers elles était marquée par la culpabilité. Paradoxalement, le sentiment ne le poussait pas à les voir; sa honte le gardait à distance, par crainte de voir et d’entendre venant d’elles le même genre de réprimandes qu’il se servait déjà.
Il enleva ses chaussures et entreprit de se faire du café. Pendant que l’eau chauffait, il passa en revue son courrier… Il fut déçu de ne trouver rien d’autre que les habituelles factures et circulaires. La réponse qu’il avait espérée se faisait attendre… N’ayant pas reçu de confirmation par courriel durant son absence – il l’aurait reçu sur son téléphone –, il s’était dit que peut-être une bonne vieille lettre avait été envoyée chez lui. Il se permit d’espérer que ce délai était en fait un indice du sérieux avec lequel on considérait sa candidature.
Une fois le café prêt, il s’installa à son bureau. Il vit dès le premier coup d’œil que rien n’avait été déplacé. Il avait disposé des marqueurs discrets sur son poste de travail, des indices qui trahiraient une ingérence dans ses affaires. Édouard ne doutait pas un instant être surveillé par les maîtres; toutefois, Avramopoulos snobait les technologies récentes, se targuant de rejeter ce qu’il voyait comme de simples modes pendant qu’il restait attaché à la notion romantique que rien d’important n’avait été développé depuis sa jeunesse.
Il démarra son ordinateur et connecta son téléphone pour transférer ses nouveaux enregistrements. Il n’était pas assez naïf pour croire que l’analphabétisme technologique d’un maître suffirait à protéger ses secrets. Il avait bien entendu veillé à garder des copies de sûreté en lieux sûrs, mais surtout, tous ses disques durs étaient encryptés avec les meilleurs outils sur le marché… Et, à sa connaissance, aucun procédé ou truc ne permettait encore de les déjouer.
Le transfert était assez volumineux – son absence prolongée avait presque conduit à la saturation de la mémoire de son appareil. Il profita du délai pour envoyer un texto à Alexandre, à qui il n’avait pas donné de nouvelles depuis un moment.
Édouard ne s’attendait pas à une réponse immédiate; en général, Alexandre dormait à cette heure du matin. Il reçut néanmoins une alerte quelques secondes après son message. Son neveu lui proposa d’entrée de jeu une rencontre à midi. Il accepta en offrant qu’ils se rejoignent à Moka Moka.
Quelque chose clochait… Alexandre et lui avaient adopté au fil du temps un certain mode d’échanges, dont ils dérogeaient rarement… Les différences dans celui d’aujourd’hui étaient assez subtiles pour lui mettre la puce à l’oreille. Il n’aurait pas dû s’en inquiéter, mais… Pourquoi, alors, ressentait-il pareil sentiment d’appréhension?

dimanche 1 novembre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 394 : Maya

Aizalyasni revint avec la poupée de chiffon. Timothée et elle s’assirent en tailleur face à face; elle la déposa entre eux avec autant de soin que si elle avait été un enfant de chair de sang. Les deux jeunes gens inspirèrent en même temps; un instant plus tard, leurs visages s’éclairèrent d’un sourire maniaque. Ils scrutèrent longuement la poupée sans rien dire, sans même battre des paupières une seule fois.
Karl ne pouvait pas lire le moindre indice quant à leur progrès : leur expression exaltée masquait tout. Au terme d’une éternité apparente, les deux exhalèrent, comme s’ils venaient de relâcher une lourde charge soutenue trop longtemps. « Ça ne donne rien », dit l’un.
« Comme les autres fois », dit l’autre.
Karl, pour sa part, entretenait la réflexion inverse : si la poupée avait bougé une fois pour faire connaître l’opinion de Tricane, il était convaincu qu’elle pouvait le faire à nouveau. « Est-ce que vous avez essayé en bas? », proposa Karl. « Dans la zone interdite?
— Bon bon bon », railla Mike. « Du grand Karl : pas facile de te faire dire non, hein? 
— Tu parlais de potentiel infini », dit-il en s’adressant à Aizalyasni, ignorant Mike.
« Je parlais aussi de risques infinis, si tu te souviens bien. »
Karl haussa les épaules. « Qui ne risque rien n’a rien. »
 Tim et Aizalyasni échangèrent un regard. Se consultaient-ils, avaient-ils une discussion muette d’esprit à esprit? Karl ne pouvait même pas imaginer comment tout cela se passait pour eux.
Après un moment, ils hochèrent la tête. « C’est une idée », dit Aizalyasni.
« C’est de là que la poupée vient », dit Timothée. « Allons-y. »
 Karl fit un sourire à Mike, un sourire qui voulait dire t’as raison, le kid. J’ai toujours ce que je veux.
Ils descendirent ensemble. Le couloir derrière la porte interdite n’avait, au final, rien de bien spécial. La nervosité de Tim et Aizalyasni était toutefois palpable, ce qui encouragea Karl à demeurer sur ses gardes. Timothée ouvrit la marche dans ce qui s’avéra des méandres de corridors identiques qu’il navigua d’un pas assuré.
Ils débouchèrent sur une chambre d’enfant tapissée de toutous et autre bébelles. Tim et Nini s’installèrent sur le lit et refirent le même manège qu’auparavant.
Cette fois, Karl sentit l’atmosphère s’alourdir de seconde en seconde, comme si la pièce se chargeait d’une quantité croissante d’électricité, à un point tel qu’il n’aurait pas été surpris que cette énergie se décharge en un coup de tonnerre. Il jeta un coup d’œil à Mike; il vit la sueur perler sur le front de son neveu. Celui-ci avait dégainé son arme. Un geste inutile, à la limite de la stupidité, mais Karl comprenait le réconfort que pouvait apporter un gun dans sa main… L’impression d’être en contrôle. Même si, au final, ce n’était qu’une illusion.
Il ne laissa rien transparaître, mais le cœur de Karl bondit lorsqu’il vit la poupée tressaillir et se redresser.
« Madame », dit Timothée. « Nous avons perdu Martin.
— Nous ignorons qui l’a enlevé », continua Aizalyasni.
« Il est hors de notre zone magique.
— Nous ne savons pas quoi faire.
— Nous avons besoin de conseils. »
La poupée tourna son visage inexpressif vers chacun des individus présents. Ses yeux en boutons lui donnaient un air ahuri. Timothée, Aizalyasni, Mike, tout le monde attendait quelque chose… Quelque chose qui ne venait pas.
Karl les surprit tous lorsqu’il saisit la poupée pour la déposer par terre. Il trouva un kit à dessin parmi les jouets; il déposa une feuille vierge devant elle avant de lui tendre un crayon feutre.
Celle-ci le prit avec ses bras sans mains et traça maladroitement une lettre, puis une autre. « J’vous dit que vous êtes chanceux de m’avoir », dit Karl, satisfait, pendant que la poupée s’affairait à transmettre son message.

dimanche 25 octobre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 393 : Liaison, 3e partie

Karl Tobin sortit de la chambre, mais la fille ne se trouvait ni dans le couloir aux portes, ni dans l’espèce de cafétéria. C’était physiquement impossible qu’elle ait couru si vite, et pourtant elle n’était nulle part. Les gens alentour mangeaient, riaient, flânaient comme si rien n’était; rien ne laissait croire que quiconque ait vu une jeune femme paniquée traverser la pièce en coup de vent. Interloqué, il continua jusqu’à la porte interdite, tenté d’aller voir si elle ne se trouvait pas derrière…
Une conversation animée avait lieu en haut des marches. Il reconnut la voix de Mike… Et celle de la fille. Il monta les rejoindre. Un petit attroupement s’était formé autour d’eux. Il y avait Timothée, Djo et une femme avec une face de meth head
« Nini, tu es certaine? Tu ne vois rien d’autre? »
La fille – Nini – et Tim étaient tournés dans la même direction, comme s’ils regardaient non pas les murs du Terminus, mais quelque chose au-delà, plus loin au nord-ouest.
« Ils sont trois. Il a mal », ajouta-t-elle en frottant son abdomen. « La pluie… Ils sont dehors. C’est flou… Une voiture… Noire.
— Quel modèle? », demanda Mike.
Les deux haussèrent les épaules en même temps. « Nous ne connaissons rien en voitures… »
L’idée que quelqu’un ne puisse pas répondre à une question aussi élémentaire semblait absurde aux yeux de Karl. Il allait demander qu’on la lui décrive, mais Tim et la fille ployèrent en gémissant, en proie à une douleur venue de nulle part. Nini était blanche comme un drap; Tim, sur le point de défaillir, dut s’appuyer sur l’épaule de son voisin pour rester debout. La femme au visage ravagé brisa le silence pour exprimer sa crainte du pire : « Est-ce qu’il est mort? »
Tim et Nini firent non de la tête. « Il est KO », dit l’un.
« Nous avons perdu contact », dit l’autre.
« Ça ne doit pas être un hasard », dit la droguée, comme si elle pensait à voix haute. Sa dentition trouée rendait sa voix chuintante. Elle pointa Karl. « Lui, il arrive et paf! Martin se fait attaquer juste au moment où… »
Karl allait lui dire où elle pouvait s’enfoncer ses soupçons quand Timothée dit : « Non. Gigi, tu regrettes de ne pas avoir été avec Martin, de ne pas avoir pu faire quelque chose pour empêcher son enlèvement, mais lancer des accusations infondées ne nous mènera nulle part. »
Tiens toé, pensa Karl. Mike fit un mouvement subtil à l’intention de Djo, qui prit Gigi par le bras. Elle se laissa guider sans rouspéter.
« Nous savons que tu es avec nous », dit Tim à Karl. « Mais qu’en est-il des Maîtres qui t’ont ramené à la vie? Est-ce qu’ils peuvent s’en être pris à Martin? »
La question était pertinente. Peut-être qu’ils se servaient de lui comme d’un pion, en le maintenant dans le noir. « P’t’être bien que oui, p’t’être bien que non.
— Martin a été attaqué au moment le plus stratégique possible…
— Alors qu’il était loin de nous deux, en-dehors du cercle. 
— Bon », dit Mike. « Comment on fait pour le retrouver, maintenant? »
Tim et la fille gardèrent le silence un long moment. « C’est… difficile.
— Sans Martin, nous ne pensons pas de la même manière.
— Chacun de nous apporte quelque chose…
— Martin est bon pour décider.
— Depuis que Madame nous a quittés.
— Et sans son apport…
— Nous sommes diminués. 
— Ben, demandez-lui… », dit Karl.
« Notre connexion est coupée. Nous…
— Pas à Martin. À Madame. À Tricane. La poupée… 
— Ça ne fonctionnera pas.
— Elle n’a pas bougé depuis…
— …qu’elle s’est animée devant toi.
— Nous avons déjà essayé…
— …sans succès.
— Ouais », dit Karl. « Eh ben, si elle bouge seulement pour moi, ça tombe bien : je suis ici. Autant en profiter, hein? »
Les autres ne semblaient pas convaincus.

dimanche 18 octobre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 392 : Fait

Le silence s’étira, entrecoupé de reniflements. Chanelle tenait une boule de papiers mouchoirs dans sa main qui suffisaient à peine à éponger ce qui coulait de son nez et ses yeux.
« Des fois, c’est juste… trop », reprit la femme devant l’assemblée des anonymes. « C’est comme si, t’sais, le plaisir n’existait plus? Alors j’évite la tentation, j’évite les fêtes, j’évite tout le monde qui pourrait me redonner envie de consommer… » Elle éclata en sanglots. « J’évite tout… Tout ce qui pourrait me donner envie d’avoir du plaisir! »
Certains membres de l’assistance étaient mal à l’aise face à cette effusion, mais Martin laissa les larmes couler. Il devinait que le temps d’intervenir n’était pas tout-à-fait venu…
Le local était trop à l’est pour toucher au cercle qu’il avait ouvert en suivant les instructions de Madame. La distance était assez grande pour resserrer les frontières de son esprit, assez pour que les pensées des autres cessent s’immiscent dans les siennes. Toutefois, même séparé de la trinité, il demeurait hypersensible aux émotions des gens sans aucune aide surnaturelle. Il avait développé une compréhension accrue d’autrui au fil des semaines, entouré de gens qu’il pouvait lire comme autant de livres ouverts. De plus, l’esprit de Timothée, fils de psy, lui avait fourni tout un bagage théorique qui lui permettait de nommer ce qu’il intuitionnait…
« La consommation ne donne pas vraiment du plaisir », dit-il lorsqu’une accalmie survint dans la tempête d’émotions. « La consommation ne fait que donner l’impression d’avoir du plaisir. Mais au fond, elle distrait de ce qu’elle est en train de nous coûter. »
Chanelle acquiesça. « C’est pour ça que c’est important pour moi de venir vous en parler. Je ne peux pas dire que ce soit les meilleurs partys en ville… » Elle fit un sourire triste; l’assistance ricana poliment. « Mais ça aide. Ça aide vraiment de savoir… Que je ne suis pas toute seule. »
Elle se releva; on l’applaudit selon l’usage. En suivant Chanelle du regard alors qu’elle allait se rasseoir, Martin nota qu’un nouveau venu s’était joint au groupe. Il s’était assis en arrière, les bras croisés, la mine patibulaire.
Martin donna la parole au participant suivant. Raul prit place en avant et se lança dans un témoignage empreint de fierté. L’attention de Martin fut partagée le discours de Raul et la présence inquiétante derrière lui.
Après quelques minutes, il entendit le frottement d’une chaise contre le plancher. Un coup d’œil en arrière lui apprit que le nouveau venu s’était levé; il se dirigeait maintenant vers la sortie. Martin fut soulagé : il avait craint avoir affaire à un fauteur de trouble. Mais il s’agissait sans doute d’un autre indécis, tenté de reprendre sa vie en main, mais pas encore prêt à le faire.
Raul finit son témoignage. Il reprit sa place accompagné des habituels applaudissements.
« Ça va être tout pour ce soir. », dit Martin. « On se revoit la semaine prochaine, même heure, même place! »
L’assemblée redevint un essaim d’individus. La plupart quittèrent tout de suite; certains papotèrent quelques minutes avant de s’en aller à leur tour. Certains habitués, toujours les mêmes, aidèrent Martin à empiler les chaises pliantes dans le placard à rangement. Ceux-ci se séparèrent les victuailles restantes avant de sortir, laissant boucler le local tout seul. Ce dernier entreprit d’aller vider la cafetière, déjà un peu refroidie, dans l’évier de la salle de bain.
Lorsqu’il revint dans le local, l’inconnu l’attendait. Il n’était pas seul : deux autres hommes sortis du même moule l’accompagnaient. « Martin Martel? » Il ne répondit pas. « Tu vas venir avec nous. »
Son sang glaça dans ses veines. Loin de Tim et Aizalyasni, hors des cercles magiques, il se sentait si démuni… Il ne lui restait plus qu’une chose à faire. Il prit une profonde inspiration et se concentra.
« Bouge pas! », somma l’homme. Martin ne se faisait pas d’illusion : il était peut-être déjà mort. Il n’avait donc rien à perdre à tenter quelque chose, n’importe quoi. Il se sentit connecter avec l’énergie des cercles, malgré leur distance. Il leva les paumes; les hommes se précipitèrent sur lui. Pendant un instant, sa connexion s’étendit jusqu’au Terminus… Jusqu’à Tim et Aizalyasni. Celle-ci ne dura qu’un instant à peine : l’un des hommes l’électrocuta au taser. Son corps cessa de lui obéir, en proie à une douleur atroce. Le choc se répéta deux, trois, quatre fois… À ce stade, Martin n’était plus qu’à moitié conscient, englouti par la souffrance. Les hommes le hissèrent debout et le traînèrent vers la sortie.
Il lui fallut plusieurs minutes avant d’être capable de formuler une idée à peu près cohérente.
Je suis fait, pensa-t-il alors qu’on le jetait sans ménagement dans le coffre d’une voiture.
Martin fut électrocuté de nouveau, à répétition, jusqu’à ce qu’il perde conscience.

dimanche 11 octobre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 391 : Liaison, 2e partie

Une fois entrée, la fille désigna le fauteuil et invita Karl à s’y asseoir d’un geste amical. Elle choisit pour sa part l’une des chaises.
« Est-ce que vous écoutez ce qui se passe dans la tête de tout le monde, tout le temps?
— Non, non. Nous cessons éventuellement de porter attention aux pensées familières, par habituation.
— Donc, moi, le p’tit nouveau, j’ai eu votre attention.
— Si on veut.
— Ça doit être fucking bizarre, recevoir tout ça…
— Lorsque nous sommes tous les trois ensemble, c’est intense. Là, c’est plus… distant? En tout cas, on s’habitue. Le grand choc pour moi, ça a été de découvrir à quel point les gens sont différents. Pas seulement dans ce qu’ils ont en tête… Leur manière de penser. De voir le monde. De vivre. À commencer par Timothée et Martin. » Elle sourit. « Il n’y a rien pour ouvrir son esprit comme se rendre perméable à celui des autres! 
— Là, est-ce que tu sais à quoi je pense?
— Oui.
— Ça veut dire que tu sais déjà la question que je veux te poser.
— Oui. Et je sais que tu veux m’en poser une autre, afin de voir si tu peux nous déjouer. »
Damn. « Qu’est-ce qu’il y a derrière la porte en bas de l’escalier?
— Un potentiel infini, mais des risques proportionnels. 
— C’est pas une réponse, ça », grogna Tobin.
La fille fit un mouvement et Tobin se sentit tomber en chute libre. Il n’eut pas le temps de paniquer avant de heurter le plancher. Son fauteuil s’était volatilisé.  
« La réalité est malléable en-dessous du Terminus. Assez pour que nous puissions créer ou détruire à volonté. Assez pour distordre l’espace. Peut-être le temps. »
Tobin se redressa en maugréant. La magie pratiquée par Tricane était lente, longue à donner des résultats… Il n’avait jamais rien vu de si soudain. La fille fit un autre mouvement et le fauteuil réapparut. Tobin tira plutôt l’autre chaise. « Il n’était pas si confortable de toute manière. »
La fille sourit. « C’est moi qui ai fait les chambres. Inconsciemment, j’ai recréé celles de l’hôtel où je travaillais. Fascinant, n’est-ce pas? » Elle dut percevoir que Tobin n’était pas très impressionné, parce qu’elle ajouta en ricanant : « En tout cas, la partie de nous qui est Timothée est fascinée. 
— Donc… Potentiel infini, risques infinis…
— S’il est possible d’altérer la réalité du simple fait de le vouloir, il est facile d’imaginer des effets inattendus, peut-être même la concrétisation involontaire de pulsions inconscientes… »
Tout cela devenait un peu trop philosophique pour Tobin. « Bon. C’est ben beau tout ça, mais ça ne me dit pas ce que je veux vraiment savoir…
— Pourquoi nous avons dit que tu étais incomplet.
— Ouais.
— Tu le sais déjà, Karl. »
Il remua sur sa chaise. « Heu, non. » Elle inclina la tête et le scruta sans rien dire. Voulait-elle lui laisser le temps de comprendre? « Me semble que si je le savais… Ben… Je le saurais! 
— Combien de tes amis d’enfance peux-tu me nommer, Karl? Et les employés de ta quincaillerie? Ou les gens qui te devaient de l’argent, au moment de ta mort? »
Karl frissonna en réalisant qu’il ne pouvait nommer aucun ami d’enfance. En ce qui a trait à ses employés, il ne se rappelait que de Jean-Paul – et encore, aurait-il pu le nommer s’il ne l’avait pas croisé devant l’école de son fils? Pas moins alarmant, en tant que shylock, il avait toujours une idée claire de qui lui avait emprunté quoi, quand l’argent devait lui être retourné, avec quels intérêts… Il tenait à jour un calepin avec toutes ces informations, mais celui-ci servait davantage comme référence pour ses hommes, qui pouvaient noter les transactions faites en l’absence du boss…
« Pourquoi est-ce que je ne m’en suis pas rendu compte avant? »
La fille haussa les épaules. « C’est facile, savoir ce qu’on sait. Mais comment savoir ce qu’on ne sait pas? »
Karl ouvrit la bouche pour rétorquer, mais l’expression affable de la fille se décomposa pour être remplacée par la panique. « Oh non. Martin! » Ses yeux écarquillés voyaient quelque chose qui ne se trouvait pas dans la pièce…
Elle sorti à toute vitesse, laissant derrière Tobin et ses questions.

dimanche 4 octobre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 390 : Liaison, 1re partie

La poignée de main de Mitch était joviale, mais Karl Tobin devinait qu’il n’avait pas fini de se convaincre que cet homme était bien son oncle ressuscité. Pendant qu’ils marchaient vers le Terminus, Mitch lui lançait des regards à la dérobée, peut-être à la recherche d’un signe, une confirmation supplémentaire. Il ne lui en tint pas rigueur. À sa place, il n’aurait pas agi différemment. 
« Je vais te faire faire le tour de la place », dit Mitch en entrant dans le bâtiment. Tiens, ici, dans la grande pièce, avant, les gens dormaient par terre. Maintenant, on a des chaises…
— Wow, quand même! Le gros luxe! Et toi, tu dors par terre ou sur une chaise?
— Ris si tu veux », répondit Mitch avec un sourire mystérieux. « Tu vas peut-être être surpris… »
Ils passèrent dans la pièce adjacente, qui ne présentait rien de plus spectaculaire. Mais la salle suivante… Un large escalier descendant au sous-sol, un escalier de riche qui ne semblait pas du tout à sa place dans ce bâtiment décrépit…
« C’est quelque chose, hein? Tu ne croiras jamais comment il est arrivé là…
Arrivé là? Quoi, quelqu’un se promenait avec un escalier, puis il l’a laissé tomber ici?
— C’est presque ça… C’est tout nouveau…. Viens, tu n’as rien vu encore. »
Il le suivit jusqu’en bas. Mitch pointa une porte. « Première chose : il ne faut jamais que tu ailles par là.
— Ah ouais? Pourquoi?
— C’est dangereux », répondit-il comme si c’était là tout ce que Karl avait besoin de savoir.
« Dangereux comment?
— Dangereux tout court.
— Bref, tu ne sais pas pourquoi. » Karl le toisa pendant un moment, jusqu’à ce que Mitch se détourne. Et c’est confirmé. La curiosité de Karl était piquée…
Mitch le conduisit ensuite dans une vaste pièce, une sorte de salle commune qui baignait dans une odeur de friture. Une femme entre deux âges faisait cuire des œufs dans une grande poêle; une file de gens, assiettes à la main, attendaient leur tour d’être servis. Ceux qui l’avaient déjà été mangeaient assis à des grandes tables. La bonne humeur régnait sur les lieux; les gens semblaient propres, confortables, rassasiés. On aurait davantage cru un club social de la banlieue nord que le sous-sol d’une bâtisse abandonnée au fond du Centre-Sud.
« Woh, minute », dit Karl. « Vous avez l’électricité?
— Non, même pas 
— Ben là », répondit-il en pointant la cuisinière. « C’est quoi ça, d’abord?
— Ça, c’est de la magie. De la même manière, demande-moi pas comment, mais on a l’eau courante. »
Plusieurs portes ouvertes autour de la grande salle laissaient paraître des dortoirs par l’entrebâillement; Mitch se rendit plutôt devant l’une des rares qui étaient closes. Il sortit un trousseau de ses poches et libéra une clé de son anneau. Il fit jouer la clé dans la serrure et révéla un couloir avec six portes de chaque côté, et une autre au bout; celle-là était la seule à ne pas porter de numéro. Mitch déposa la clé dans la main de Karl. « Ma chambre est là, c’est la numéro trois. Tu peux prendre la huit pendant que tu es avec nous. » 
Karl s’esclaffa, un rire sans humour. « T’es le premier à te soucier de où je loge. Ça fait changement.
— Oh, ce n’est pas grand-chose », dit Mitch pendant que Karl ouvrait la porte de sa chambre. « Mais c’est déjà ça. »
En effet… La pièce offrait l’essentiel : un lit, un bureau, une commode, un sofa, une petite table avec deux chaises… On aurait pu trouver ce genre de chambre dans n’importe quel hôtel de La Cité.
« Bon », dit Mitch sur un ton qui annonçait la fin de la conversation, « je te laisse t’installer. Moi, il faut que je retourne à la porte.
— C’est toi le bouncer?
— Ouais, si on veut. On s’est fait attaquer plusieurs fois. Des mafieux, des pyromanes. Même un sniper, une fois. Sérieusement », ajouta-t-il devant l’incrédulité de Karl. « Mais au jour le jour, c’est surtout pour qu’on s’assure que les faux fidèles qui ont été barrés ne viennent pas nous achaler. »
Évidemment, avec à leur tête trois personnes capables de lire les pensées des gens, il devait être facile de distinguer les vrais fidèles des profiteurs. « Mais toi, Mitch…
— Mike. S’il te plaît…
— Toi, qu’est-ce tu gagnes là-dedans?
— Si je suis ici, c’est parce que quelqu’un m’a conseillé de faire confiance à Tricane, même quand ça semblait absurde.
— Ah. Ouais. Tu sais, ce quelqu’un-là ne savait pas toujours de quoi il parle. »
Mitch… Mike ricana. « J’ai quand même embarqué. Elle payait bien. Et elle m’a montré la magie. Pas que j’aie réussi à faire quoi que ce soit avec ça, remarque…
— Et maintenant qu’elle n’est plus là?
— Je n’aurais jamais pensé dire ça un jour, mais… C’est du monde correct, ici. Et ils ont besoin de nous autres, sinon leur vie de merde serait encore pire. »
Karl ne savait pas quoi répondre. Il se contenta de grogner. Mike lui donna une tape amicale sur l’épaule et le laissa seul dans sa chambre.
Karl était au Terminus pour servir de liaison avec les Maîtres qui l’avaient ramené à la vie, mais pour l’instant, il voulait plus que tout autre chose une réponse à la question qui le taraudait depuis son premier passage au Terminus…
Incomplet? Moi?
Il posa son sac sur le lit. Il n’avait pas l’intention de végéter dans sa chambre. La prochaine étape serait de mettre le grappin sur l’un des trois leaders pour lui tirer les vers du nez.
Tobin sursauta en sortant : la petite Asiatique l’attendait devant sa porte.
« Tu voulais nous voir », dit-elle. C’était une affirmation, pas une question. « Je peux entrer? »
Tobin s’écarta pour laisser passer le petit bout de femme.

dimanche 27 septembre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 389 : Collégialité

Au fil des jours, les résidents du 5450, Boulevard La Rochelle s’étaient presque tous trouvés un coin à eux dans l’édifice, un espace où déposer leurs affaires, se reposer ou travailler à l’abri des regards. Bien qu’Olson et Pénélope aient conservé leur chambre à l’hôtel, ils s’étaient constitués un laboratoire dans les espaces à bureau du deuxième. C’est là qu’ils avaient travaillé à guérir Arie Van Haecht.
Les blessures laissées par le feu de Saint-Elme sur ses pieds étaient vicieuses. Non contente d’attaquer la chair en surface, la substance bleue avait rongé sa chair et ses os en profondeur. Le résultat était fascinant, bien que quelque peu macabre : on pouvait voir les os, les muscles et les tendons exposés par la chair et la peau consumées. Arie pouvait encore effectuer certains mouvements avec une cheville, faisant ainsi jouer la mécanique organique mise à nu. Le feu bleu avait toutefois trop attaqué l’autre pied pour qu’il réponde à ses tentatives de mouvement.
Olson et Vasquez étaient les références au chapitre des modifications corporelles, mais c’était un défi de taille. C’était une chose d’accroître sa masse musculaire, aplanir son ventre ou ajuster sa pilosité, mais c’en était une toute autre de reconstruire des organes partiellement détruits.
À tout le moins, les blessures étaient nettes. Ils avaient fait de leur mieux pour permettre à la chair d’Arie de se régénérer, mais le feu de Saint-Elme était un phénomène à peu près inconnu… Il était donc impossible de deviner si les solutions habituelles suffiraient à traiter ce problème inédit. Il ne restait plus qu’à découvrir si leur travail avait porté fruit.
Si les résultats s’avéraient positifs, Olson comptait tenter de gagner une faveur auprès de Gordon en traitant les marques que la nuit du grand rituel avait laissées dans son visage. S’ils s’avéraient négatifs, ce n’était que partie remise. Pour l’esprit curieux, les problèmes nouveaux étaient la voie royale vers de nouvelles connaissances. Win-win
Comme convenu, Arie se présenta à midi dans leur laboratoire, sa chaise roulante poussée par son père. Ils n’étaient pas seuls; Latour, Stengers et Polkinghorne les accompagnaient. Cette irruption déplut à Olson. Si un échec en huis clos ne représentait qu’un détour momentané, c’était autre chose de l’offrir en spectacle à tout le monde…
Pénélope accueillit tout le monde comme si leur présence avait été attendue. Elle positionna Arie dans un coin de la pièce. « Comment va ton pied? », demanda-t-elle à son patient. Elle portait une robe blanche qui lui donnait un air d’infirmière. Olson était certain que le choix n’était pas fortuit.
« Je ne sais pas trop. Ça démange par moment. Mais c’est peut-être les bandages. » Sa voix chevrotait un peu; il craignait sans doute de rester cloué à cette chaise encore longtemps.
« Nous allons voir », dit Olson en signalant à Pénélope de retirer les bandages. Elle s’accroupit devant la chaise; le regard d’Arie plongea dans son corsage. Il resta ébaubi un instant avant de se ressaisir et diriger les yeux ailleurs. Sa réaction amusa Olson un instant… Jusqu’à ce que son premier pied soit mis au jour. Celui-ci n’avait pas changé d’un iota. Arie semblait au bord des larmes.
« Il faut se rendre à l’évidence », dit Olson. « Le feu de Saint-Elme ne crée pas des blessures comme les autres. 
— Elles ont donc besoin d’un remède pas comme les autres », dit Latour. « As-tu quelque chose en tête? 
— Pour être honnête, j’attendais de voir les résultats du plan A avant de passer au plan B. » Olson valorisait l’efficacité en toutes choses; il n’avait pas envie d’inventer mille et une hypothèses si, au final, le processus s’avérait vain.
« Peut-être que la solution n’est pas tant de réparer que de recréer », suggéra Polkinghorne. Il fut surpris de voir tout le monde se tourner vers lui. Il n’eut pas le choix d’élaborer en rougissant. « Kuhn avait pour théorie que l’être humain est une entité indivisible, une unité que même la destruction du corps ne peut briser.
— Oui », dit Latour. « Il y voyait une explication du principe de contagion : après tout, il suffit d’avoir un cheveu ou une goutte de sang d’un sujet pour l’affecter par un procédé comme s’il était là tout entier. »
Polkinghorne acquiesça. « Il y aurait peut-être moyen de mettre à profit cette… unité fondamentale. Amener le corps à y retourner. »
Les Maîtres méditèrent sur ces paroles en silence, jusqu’à ce que Stengers échappe un petit rire doux. « Moi qui ne pensais jamais voir cela un jour », dit-il après un moment. « Encore une fois, trois des Seize sont attelés à résoudre un problème ensemble. Je vous le dis, sans ironie : je suis presque ému. J’entrevois comment les choses étaient au temps de l’école de Munich… »
Le jeune homme avait mis le doigt sur quelque chose. Le grand rituel qu’ils avaient élaboré ensemble pour gérer la surcharge radiesthésique de La Cité avait offert une première occasion aux Maîtres de travailler de concert… Et cette collaboration avait donné lieu à d’autres échanges fort instructeurs.
Oh, leur cohabitation n’était pas entièrement placide. Des décennies de rivalités et de relations houleuses ne pouvaient être balayées en quelques jours… Mais c’était peut-être un nouveau début. Une occasion de revoir leurs rapports qui pourrait, au final, bénéficier à tout le monde.
« C’est intéressant ce que tu dis », répondit Olson. « On nous a toujours dit que nous devions demeurer éparpillés de par le monde pour éviter d’être anéantis d’un coup, comme pendant la purge de Harré…
— Mais à quel prix? », continua Stengers. « J’ai tant appris depuis mon arrivée… Et ce n’est pas une critique! », s’empressa-t-il d’ajouter en regardant son Maître.
« Non, non, tu as raison », répondit Latour. « Une logique plus libertaire quant à l’échange d’information sert probablement mieux nos desseins. Pourrons-nous un jour retrouver tout ce qui a été perdu avec la disparition de Kuhn ou de Paicheler? Pouvons-nous encore nous permettre de maintenir notre savoir morcelé? »
À peu près tout le monde semblait sur une même longueur d’ondes… Même Arthur Van Haecht, d’ordinaire conservateur. C’était toute une surprise.
Olson avait l’impression qu’un changement de paradigme se profilait pour les Seize. Et il avait déjà décidé qu’il en serait le fer de lance.
« Et mes pieds? », demanda Arie.
« Ensemble, nous trouverons une solution », conclut Olson.

dimanche 20 septembre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 388 : Parti pris

Joe Gaccione lissait ce qui lui restait de cheveux, un peu désespéré. Peu importe comment il alignait les chiffres, ses affaires n’allaient pas bien.
Lorsque Guido Fusco l’avait approché pour qu’il devienne le fer de lance de la revitalisation du Centre-Sud, Joe n’avait pas été difficile à convaincre. Après tout, il tenait l’essentiel de sa fortune à ses partenariats avec Guido.
Il s’agissait toutefois de la première occasion depuis la dissolution du Conseil Central. Il fallait se rendre à l’évidence : la mort de Lev Lytvyn avait eu un effet sur l’efficacité des troupes. Ce qui devait être une simple formalité – évincer des squatters – avait pris des allures de roman fantastique avec cette histoire de vagues de lumières et de sorcellerie…
Une formalité, certes, mais cet échec bloquait tout le reste. Et si rien ne débloquait…
Gaccione et Fusco n’étaient pas les seuls investisseurs dans le projet; au rythme où allaient les choses, l’un et l’autre risquaient de perdre toute crédibilité auprès de leurs bailleurs de fonds. Dans les sphères où M. Fusco évoluait, certains investisseurs chercheraient peut-être à obtenir plus que des excuses…
Joe connaissait Guido depuis l’adolescence. Il se demandait si, au final, cela pourrait lui éviter de finir avec une balle dans la tête. Malgré sa carrière en marge du crime organisé, c’était bien la première fois qu’il entretenait pareilles pensées.
Il relisait donc les chiffres et les échéances, et peu importe comment il alignait les chiffres, il ne réussissait pas à trouver de solution. Chaque jour où les chantiers étaient retardés était un jour qui le rapprochait du cul-de-sac. 
Joe sursauta lorsque la porte de son bureau s’ouvrit. Un homme en complet noir entra dans la pièce et l’examina d’un œil inquisiteur. Il fit un signe de la tête et Guido Fusco entra à son tour. L’homme ressortit en fermant la porte derrière son patron.
« Tu pourrais peut-être t’annoncer quand tu viens me voir… » Fusco balaya le commentaire du revers de la main. Il prit place devant Gaccione comme s’il était chez lui. Joe soupira. « Tu veux boire quelque chose?
— As-tu changé ta machine à café?
— Nope! Toujours la même.
— Alors je vais passer mon tour.
— Ça ne te dérange pas si je me verse un verre? » Joe n’attendit pas la réponse. Il tira son verre et une bouteille du tiroir du bureau, et se servit une généreuse lampée de cognac. Il avait besoin de sentir le feu de l’alcool dans son gosier et dans son ventre pour aborder avec Fusco les détails de leur déconfiture. Il se cacha derrière une lente gorgée pour mettre en mot son ouverture. La même idée revenait sans cesse… Peu importe comment j’aligne les chiffres, je ne trouve pas de solution. C’était brusque, ce n’était pas diplomate pour deux sous, mais… Comment le dire autrement?
Interrompu dans ses méditations pessimistes, Joe n’avait pas pensé un instant que M. Fusco l’ait rejoint pour autre chose que lui demander des comptes. Il fut donc surpris de le voir prendre l’initiative.
« J’ai beaucoup réfléchi après notre dernière conversation... » Joe ignorait de quoi Guido parlait. Celle-ci avait dû avoir lieu en soirée… Il lui manquait parfois des bouts, lorsque la journée était avancée… La rançon de l’ivrognerie. Il ne lui restait qu’à le laisser parler en espérant qu’un indice lui rafraichisse la mémoire. « Peu importe ce dont nos… adversaires sont capables… Ils sont, au final, des gens comme les autres… 
— Ouais… Des gens comme les autres capables de chasser quatre hommes armés, juste en levant la main. Ou pire encore, de les rendre légumes…
— Tu as touché le cœur du problème quand tu as dit que nous ne savions même pas exactement ce qu’ils pouvaient nous faire… Donc que nous ignorons comment réagir. »
Déclic! Joe se souvint qu’ils en avaient jasé durant une soirée bien arrosée chez Moro, l’un des restaurants de Guido. Quelque part la semaine dernière…. « Eh bien », continua Guido, « j’ai trouvé quelqu’un avec qui parler. »
Fusco se releva et alla frapper deux petits coups à la porte. Elle s’ouvrit un instant plus tard pour révéler la présence d’un homme dont l’assurance frôlait la suffisance. Il était vêtu d’un jean et d’une camisole moulant un torse athlétique et tatoué.
« Joe, je te présente Rémi Bélanger.

— Appelez-moi Rem », dit-il en tendant la main. 

dimanche 13 septembre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 387 : Le fils et son papa, 4e partie

La plupart du temps, les yeux de son père étaient la seule chose de son visage qui soit un tant soit peu expressive. En ce moment, Alexandre pouvait y lire cette rage sourde qu’il ressentait souvent mais n’exprimait presque jamais… Mais aussi une bonne part de curiosité.
« Initié, hein? », dit Philippe. « Et qu’est-ce que ça veut dire? »
Alexandre referma la porte derrière lui et tira une chaise renversée jusqu’au bureau. Il s’assit, un peu étonné par son propre cran. Il supposa que l’autorité qu’il avait sur ses trois élèves-amantes, fondée sur leur admiration réelle, avait cultivé sa confiance en lui. « Je pense que tu le sais, papa. » Il s’avança sur sa chaise. « Ça m’a pris du temps pour arranger toutes les pièces du puzzle. Je m’étais demandé pourquoi tu n’avais pas mis le paquet pour te défendre durant le procès. Je veux dire, lorsqu’on compare avec le divorce… » Le regard de Philippe devint acéré.
Alexandre résista à la tentation de dire ben quoi? C’est vrai… Ç’aurait été une réplique adolescente. Il s’était juré que cette rencontre se ferait entre adultes. Le problème, lorsqu’on est confronté à quelqu’un qui nous a vu grandir, qui a changé nous couches, qui nous vu pleurer pour un genou éraflé, c’est bien cette tentation de revenir à ces façons de faire dépassées… mais naturelles.  Il haussa les épaules pour cacher son hésitation. « Sérieusement. J’avais compris que tu étais un combattant. C’était inattendu de te voir rouler sur le côté en montrant la gorge. Étrange, en fait. »
Philippe continuait à le foudroyer du regard. Alexandre lisait une évidence dans ses yeux : je ne me serais jamais retrouvé en cour si tu avais fermé ta gueule. « Ça, c’était avant que je découvre ce que je sais maintenant.
— Vas-tu cracher le morceau!? » L’exclamation subite fit sursauter Alexandre et lui coûta un peu de son sang-froid.
« Je sais que l’Orgasmik vient d’un certain Gordon. » Il marqua une pause. « Je sais que c’est un magicien. Et qu’il est capable d’interdire à quelqu’un de parler à un non-initié. »
Philippe se mit à trembler, évoquant une cocotte surchauffée, menaçant d’exploser à tout moment. « Gordon », cracha Philippe. « C’est lui qui t’envoie pour me narguer?
— Non, papa. Le fait est que je me suis retrouvé entre Gordon et l’un de ses rivaux. Ils ont essayé de me manipuler. Ça n’a pas fonctionné. J’ai vu à travers leurs manœuvres. Je les ai déjouées.
— Mais… Comment… As-tu été initié? »
Alexandre laissa sa fierté rayonner. « J’ai volé leurs secrets. Je me suis initié moi-même, à l’insu de Gordon et des autres. 
Quoi? » Philippe exhala comme s’il avait reçu un coup de poing dans le ventre. Un instant plus tard, il bondit sur ses pieds et se rua sur Alexandre pour le prendre dans une étreinte maladroite.
Alexandre ne se souvenait pas la dernière fois où son père l’avait pris dans ses bras.
« Oh, Alexandre », dit Philippe après qu’il l’eut relâché. « J’ai toujours su que mon fils n’aurait pas pu me trahir. J’avais raison. Tu as été manipulé. Contrôlé par ces lâches. J’ai passé des mois à essayer de comprendre… Mais tout s’explique. Tout s’explique. » Ses petits yeux brillaient d’émotion.
Face à cette effusion inattendue, Alexandre choisit de ne pas le détromper. Il vit plutôt une occasion à saisir… La possibilité de faire table rase de leurs différends et reprendre leur relation sur de nouvelles bases. « Tout s’explique », dit-il à son tour avec un sourire.
« Alexandre… Je me sens revivre. C’est comme si toutes ces épreuves n’avaient été qu’un mauvais rêve. Nous revoilà ensemble. Partenaires à nouveau. »
Alexandre fronça les sourcils. Partenaires de quoi? Allait-il demander, lorsque Philippe ajouta : « Ils vont payer, ces salauds. Ils ont voulu te contrôler, tu leur a montré qui était le plus fort. C’est maintenant mon tour. »
Ils avaient été réconciliés une minute à peine, et voilà qu’il se retrouvait happé à nouveau dans les magouilles de son père… Le sourire d’Alexandre devint amer.

dimanche 6 septembre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 386 : Le fils et son papa, 3e partie

Philippe Gauss avait toujours travaillé fort pour atteindre le succès.
Déjà, durant ses études, son assiduité lui avait valu l’obtention d’une bourse d’excellence. Alors que les années universitaires étaient pour plusieurs l’occasion de socialiser et de s’éclater, Philippe s’était pour sa part tenu loin de ces choses qui intéressaient tant ses pairs – l’alcool, le sport et les filles. Il méprisait ceux qui avaient choisi de s’investir dans pareilles superficialités alors qu’il maintenait sans relâche le cap sur ses priorités.
Le temps lui avait donné raison : il obtint l’une des plus hautes notes de sa promotion. Mais surtout, quelques années plus tard, il s’était trouvé à la tête d’une entreprise qui jonglait déjà avec des chiffres d’affaire dépassant le million. Pendant ce temps, ses pairs en étaient pour la plupart encore à plancher dans des positions subalternes, ou à supplier pour avoir le droit de faire le café pour des gens comme lui…
Son entreprise lui avait donné fortune et prestige, mais il ne s’était jamais attendu à y trouver aussi l’amour.
Suzie Legrand avait été d’abord engagée comme réceptionniste. En principe, Philippe aurait dû se juger supérieur à elle en toute chose. Elle avait toutefois la beauté d’un ange et l’élégance d’une actrice de l’âge d’or d’Hollywood : il se retrouvait réduit à l’état d’idiot bafouillant et rougissant chaque fois qu’il tentait d’établir une conversation avec elle. Vu qu’il échouait sans cesse à communiquer par la parole ce qu’elle lui inspirait, il se mit à la couvrir de cadeaux.
Suzie n’avait qu’un diplôme d’études secondaire qui la destinait à occuper des emplois peu payants. Avait-elle vu le fait de tomber dans l’œil du patron comme une chance à saisir pour échapper à son destin? Fut-elle réellement impressionnée par ses attentions? Philippe l’ignorait toujours. Il n’avait jamais été très fort pour décoder les émotions et les pensées des autres. Une chose était certaine : quelles que soient ses raisons, Suzie l’avait apprécié assez pour accepter sa demande en mariage.
Durant les années suivantes, il découvrit que la réceptionniste cachait une adjointe d’une efficacité étonnante. L’expansion remarquable de son entreprise après la promotion de Suzie témoignait de sa capacité à réaliser les intentions de Philippe mieux qu’il aurait pu le faire lui-même.
La venue du petit Alexandre transforma Suzie, et leur relation… Elle cessa d’être sa complice pour se tourner entièrement vers son bébé. Son congé de maternité s’allongea, et s’allongea encore, jusqu’à ce qu’il devienne évident que Suzie ne reviendrait jamais travailler pour l’entreprise.
Philippe n’avait jamais pensé qu’il serait père. À vrai dire, plus jeune, il avait même assumé qu’il était impossible qu’il se marie un jour. Déjà malhabile avec les gens, il le fut encore plus avec son poupon. Cela ne l’empêcha pas de le voir croître avec fierté, impressionné qu’il se transforme en un petit garçon curieux et vif, qui semblait avoir hérité de la beauté et de l’aménité de sa mère.
Il ne fut aucunement surpris lorsqu’il apprit que Suzie comptait le quitter. La vraie blessure provint plutôt du fait qu’elle obtint la garde d’Alexandre douze jours sur quatorze… Grâce à des avocats qu’elle put se payer avec l’argent du divorce.
Après la séparation, Philippe se remit au travail de plus belle, déterminé non seulement à compenser les pertes encourues par sa rupture, mais plus encore, à faire regretter à Suzie son départ. Sa carrière prit un virage inusité lorsqu’il réalisa le genre de marge bénéficiaire associée à la production des drogues de synthèse… Il mit sur pied une production modeste mais efficace, qu’il vendit en bloc à un seul et même acheteur. Il ignorait à qui ce dernier revendait les drogues – en fait, il ne voulait même pas le savoir –; la seule chose dont il était presque certain, c’était qu’elles n’étaient pas écoulées dans La Cité, qui demeurait encore la chasse gardée du clan Lytvyn.
Des années de ce manège passèrent avant qu’un mystérieux investisseur le contacte pour produire et distribuer un produit inédit, le composite O... L’homme lui assurait que la poigne d’acier du vieux Lytvyn s’apprêtait à se desserrer. D’abord prudent, les réticences de Philippe se dissipèrent lorsqu’il découvrit que son nouvel allié – Gordon – disposait de ressources fabuleuses… Incluant des secrets occultes qu’il était prêt à partager avec lui.
Après quelque temps de collaboration, Philippe avait déchanté… Gordon affirmait que  les pouvoirs qu’il avait fait miroiter ne seraient au final accessibles qu’après des années, voire des décennies de pratiques inconfortables et ennuyantes. Philippe n’était pas dupe : son soi-disant partenaire n’avait jamais eu l’intention de partager son savoir. Il avait mis fin subitement à leur collaboration, confiant qu’il pourrait continuer à produire l’Orgasmik.
C’était évident avec le recul… Il aurait dû comprendre que la drogue n’était pas le produit de la chimie, mais un amalgame de molécules et de magie…
Ses ennemis avaient profité de son faux pas pour abattre leur jeu. Il avait été dénoncé par son propre fils. Il s’était trouvé devant un tribunal, incapable de se défendre, prisonnier d’un enchantement qui l’empêchait de parler de quoi que ce soit à propos de Gordon ou de sa relation avec lui.
Il s’en était sorti avec une sentence moins importante que s’il avait été jugé pour d’autres drogues. Le flou juridique autour du nouveau produit avait été le seul élément en sa faveur.
Le fait que sa voiture ait été emboutie au moment où il sortait de prison et qu’il ait été pris comme cible par un assassin cagoulé lui avait envoyé un message clair : il avait peut-être fini sa sentence, mais ses ennemis, eux, n’en avaient pas fini avec lui.
Il s’était cloîtré à la maison depuis, rêvant d’une juste vengeance, mais craignant de fournir une nouvelle occasion à ceux qui voulaient sa mort en sortant de chez lui. Pris entre sa volonté d’agir, et son incapacité à le faire, le quotidien de Philippe avait pris des allures de purgatoire, où les jours se suivaient avec pour seule variation le degré de colère, de dégoût et de désespoir ressentis.
Et soudainement, son fils, ce Judas, se présentait devant lui en lui disant cette phrase inattendue…
Je suis maintenant un initié. Nous pouvons parler franchement.
Philippe était bien curieux de savoir ce qu’il avait à dire…

dimanche 30 août 2015

Le Nœud Gordien, épisode 385 : Le fils et son papa, 2e partie

Le hall d’entrée de la maison paternelle offrait un coup d’œil des plus navrants. Plusieurs sacs de poubelle pleins étaient amoncelés juste à côté de la porte, en attente d’être sortis. Personne ne devait s’être acquitté de la corvée depuis un moment : une odeur de légumes pourris s’élevait du tas. Lorsqu’Alexandre referma la porte derrière lui, le courant d’air fit rouler les moutons de poussière qui traînaient çà et là.
Depuis son arrivée en appartement, Alexandre avait découvert une réalité terrifiante : l’ordre et la propreté n’étaient pas l’état naturel du monde. Ceux-ci étaient en fait le résultat d’un combat perpétuel où le désordre et la saleté menaçaient sans cesse de prendre le dessus. Ses parents avaient toujours confié les tâches domestiques à des professionnels qui ne se contentaient pas de s’en acquitter à la perfection : ils le faisaient en s’assurant de ne pas être remarqués. Une fois indépendant, Alexandre avait vite réalisé que s’il ne montait pas au front pour mener la bataille à son tour, personne ne le ferait à sa place.
Il était clair que Philippe, pour sa part, avait capitulé.
La porte qui séparait le hall d’entrée de la salle de séjour grinça en s’ouvrant. Tout le corps d’Alexandre se tendit, comme s’il se préparait à encaisser une collision. Ce n’était toutefois pas son père qui venait à sa rencontre, mais son bras droit. Celui-ci portait une chemise fripée, les manches roulées. Il avait les yeux cernés et la barbe mal faite et tenait à la main une tasse de thé fumante.
« Salut, Alexandre.
— Salut Jacques.  Est-ce que mon père est là?
— Ouais. » La lassitude dans sa voix faisait écho à son apparence. Il émit un rire sans humour. « Où voudrais-tu qu’il soit?
— Il sait que je suis ici?
— Non. C’est moi qui t’ai ouvert.
— Ah. » Alexandre ne savait que comprendre de cette situation. Il pointa le tas de déchets à l'entrée. « Qu'est-ce qui s'est passé?
— Il s'est passé que j'ai décidé que si monsieur ne veut plus payer quelqu’un pour faire son ménage, il n'a qu'à s'en occuper lui-même. »
Quelque chose dans le ton de Jacques rappelait à Alexandre celui de sa mère avant le divorce… Les propos acidulés, les non-dits et les allusions, le désir à peine caché d’être ailleurs… Une différence majeure existait toutefois entre les deux situations : la nature du contrat qui les retenait auprès de Philippe. Pour Suzanne Legrand, la dissolution du mariage lui avait donné la moitié du patrimoine familial; pour Jacques, briser son contrat revenait à renoncer à l’impressionnante prime de complétion qui l’attendait au terme de ses deux ans en poste, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Alexandre aurait parié que Jacques aurait pu lui dire à la minute près le temps qui lui restait.
« Comment va-t-il? »
Jacques leva les yeux au ciel. « Il vit comme un reclus, il ne descend plus jamais. Il ne reçoit personne. Même les autres gardes du corps ne sont pas autorisés à entrer dans la maison. Sauf moi, bien entendu. Quelle chance j'ai. »
Alexandre se sentit rougir. La prison a brisé mon père. C’est ma faute. Il était honteux jusqu’à en suer.  Il déglutit difficilement, la poitrine compressée. « Parle-t-il parfois de moi?
— Pas vraiment. Depuis l’accident, il ne parle presque plus. Même pas à moi. »
L’accident? Alexandre n’en avait pas entendu parler… « Penses-tu qu'il serait... Heu... content de me voir?
— Franchement, je ne sais pas. Au juste, qu'est-ce qui t'amène, après tout ce temps? »
Alex opta pour un lieu commun. « Ça fait longtemps que je remets ça… J’ai fini par me dire qu’il n’y aurait jamais de bon moment.
— Eh ben le moment est venu, on dirait. » Jacques prit une lampée de thé, peut-être pour indiquer que la conversation était close. Alexandre monta.
L’étage n’était pas mieux tenu que le rez-de-chaussée. Il n’y prêta pas trop attention, les yeux rivés sur la porte capitonnée qui donnait sur les quartiers de son père, sa chambre et son bureau. La porte qu’il n’avait pas le droit de traverser lorsqu’il était enfant. Il frappa; après plusieurs secondes sans réponse, il ouvrit.
Philippe était assis derrière son bureau, vêtu d’une robe de chambre mal fermée qui révélait son torse nu. Il écrivait frénétiquement à la plume; le sol était recouvert de plusieurs couches de papier chiffonné.
« Papa? »
Il sursauta et remarqua Alexandre pour la première fois. Il remonta ses lunettes en le dévisageant de ses petits yeux accusateurs. « Qu’est-ce que tu viens faire ici, toi? Pourquoi Jacques t’a ouvert? Jacques… Il n’arrête pas de me décevoir, celui-là. Ça devient une tendance… Être déçu, je veux dire. »
La honte cuisante qu’il avait ressentie plus tôt revint à la charge. Alexandre tenta de garder son sang-froid. Le moment était venu de voir si sa supposition était correcte. « Je suis venu te dire… Je suis maintenant un initié. Nous pouvons parler franchement. »
Philippe remonta à nouveau ses lunettes, son expression changée du tout au tout.