Sans rompre son étreinte, il la leva
et sortit de la chambre. Félicia l’attendait juste à l’extérieur, adossée au
mur. « Elle s’est endormie. Je vais aller la coucher en bas.
— Je vais fermer les
lumières », dit-elle, visiblement heureuse d’être utile après ce long et
douloureux épisode.
Après qu’il eut déposé Alice, il lui
chuchota : « Maintenant, je ne dirais pas non à un verre de
vin… » Il la suivit jusqu’à la cuisine. Elle paraissait blême comme un
cadavre sous la lumière crue; il supposait n’avoir pas plus fière allure. « Qu’est-ce
qui vient de se passer? », demanda-t-il après une solide lampée.
« J’en ai aucune idée.
— Quand même… Narcisse Hill?
— Tu le connais?
— Tu ne le connais pas? » Elle
fit non de la tête. « C’est le fondateur de La Cité. La rue Hill porte son
nom… il habitait ici.
— Sur cette rue?
— Non, précisément ici.
— Tu veux rire!
— Non. Tu disais que tu voulais
te servir du principe de contagion, user d’un objet comme fil conducteur. Est-ce
que sa maison aurait pu…
— Oui, oui. C’est logique. Mais
Harré? Qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans? » Voyant le regard
interloqué d’Édouard, elle précisa. « Histoire courte : Harré était
un initié très puissant. Et très dangereux. Meurtrier, en fait.
— Woah, une minute! Est-ce que ça
veut dire que Narcisse Hill était lui aussi un initié? » Félicia haussa
les épaules, l’air dépassée. « Peu importe. Qu’est-ce qu’on va faire avec
ma fille maintenant?
— Je vais être sincère avec toi. Je
ne sais pas quoi faire. J’ai peur de la traumatiser encore…
— Et Hill? Qu’est-ce que tu vas…
— Je ne sais pas! »,
siffla-t-elle entre ses dents serrés, soucieuse de ne pas réveiller la petite malgré
son irritation. « Je ne sais juste pas!
— Mais tu peux essayer quelque
chose…
Félicia inspira profondément.
« Nous sommes dans l’inconnu par-dessus la tête », dit-elle d’un ton
plus posé. « Je ne peux rien garantir. Et je ne veux rien aggraver…
— On ne peut pas la laisser comme
ça. Profitons du fait qu’elle soit endormie pour au moins réessayer… Si je peux
lui éviter de revivre cette nuit plus tard…
— Oui. D’accord. Si tu veux. » Ils
vidèrent leur verre d’un trait et sortirent de la cuisine dans un silence
lugubre. Ce serait quitte ou double...
Édouard ravala un juron en
découvrant qu’Alice s’était réveillée : elle frottait ses yeux, assise au
bout du futon. Édouard s’élança pour la prendre dans ses bras et désamorcer autant
que possible l’explosion qu’il pressentait. Mais lorsqu’Alice vit Félicia,
c’est tout le contraire qui se produisit : elle afficha tous les signes de
la joie la plus parfaite.
Constatant la réaction incongrue, Félicia
demanda : « Frank? Est-ce que c’est toi? » Les yeux d’Alice
lancèrent un regard méfiant à Édouard. « Tu peux parler », ajouta
Félicia.
« Cet homme est un journaliste… »
Édouard frissonna. Le timbre de la voix d’Alice demeurait inchangé, mais la
prononciation, le débit, le ton n’avaient rien en commun avec ceux de sa fille.
« Plus maintenant. C’est un
allié. Mais surtout, le père de cette fillette. »
Alice / Frank eut un moment
d’hésitation avant d’acquiescer. « Oui, c’est moi. Je pensais que j’étais
en enfer. Que je paierais pour toujours pour mes péchés… Qu’est-ce qui
m’arrive?
— Un accident malheureux, c’est
tout. Je suis si contente de pouvoir enfin te parler! »
Frank essuya discrètement une larme
qui perlait au coin de son œil. « Et moi donc! Je n’ai jamais autant voulu
quoi que ce soit…
— Dis-moi tout. Comment as-tu vécu… tout
ça?
— Je me souviens des… derniers
moments », dit-il en jetant une nouvelle œillade méfiante à Édouard.
« Ensuite, tout est flou… J’ai l’impression que du temps a passé, mais,
comment dire? Sans contenu, sans… rien.
— Souffrais-tu pendant ce temps?
— Non, pas de souffrance. Quelque
chose comme la morphine. Une déconnexion, pas désagréable.
— Et ensuite?
— Ensuite… Eh bien, je me réveille parfois
sans savoir où je suis, juste assez longtemps pour que je panique, mais pas
assez pour faire quelque chose… Sauf une fois, où j’ai eu le temps de laisser
un message par téléphone. Je n’ai pas eu de réponse, alors je me suis enfui. La
dernière chose dont je me souviens, c’est de marcher dans la rue avec une
poignée d’argent volé, sans savoir où aller…
— Alice a dû reprendre le
dessus à ce moment-là », dit Édouard, de plus en plus ébranlé de discuter
avec sa petite fille possédée par l’esprit d’un homme mort.
« Je n’aurai pas à rester…
comme ça, hein? », demanda Frank.
« Non. Je vais tout faire pour
te sortir de là. Maintenant. » Elle se tourna vers Édouard, les yeux
pétillants. « Hill s’est manifesté dans la phase un, alors que je tentais
de communiquer avec Frank. Vu qu’il est déjà aux commandes, je vais pouvoir
commencer par la phase deux : le sortir de là.
— C’est notre meilleure chance »,
concéda Édouard.
Ils remontèrent au deuxième sans
autre délai. Frank se coucha sur le matelas au milieu des cartons, les yeux
ouverts, le visage serein. Édouard aurait aimé avoir la même confiance.
Félicia entreprit ce qu’elle
appelait la phase deux pendant qu’Édouard la regardait faire, tendu comme il l’avait
rarement été. Pendant de longues minutes, elle s’activa autour de Frank, tantôt
en marmonnant une litanie inintelligible, en ajoutant de temps en temps un
caractère à l’encre sur un carton ou sur la peau d’Alice.
Quelque part durant le processus,
Frank / Alice ferma les yeux sans les rouvrir. Félicia sortit alors une cloche
de verre de sa boîte de carton. Elle était remplie de cendres, probablement les
restes mortels de Frank. Elle continua ensuite son manège pendant plus d’une
heure, au terme de laquelle elle grava deux caractères sur le pourtour de la
cloche. « C’est fait », dit-elle enfin.
« As-tu réussi?
— Je pense que oui. » Elle fixa
les cendres sans cligner des yeux pendant plusieurs secondes avant de
dire : « Oui. Frank est là.
— Et Hill?
— Je n’ai aucune façon de le savoir
pour l’instant. Je suggère quand même que tu sortes ta fille d’ici au plus vite.
»
Édouard ne se laissa pas prier. Il
la souleva et l’amena directement jusqu’à la voiture. Alors qu’il attachait sa
ceinture, Alice ouvrit un œil. « Papa? Où est-ce qu’on est?
— On s’en va à la maison, ma grande.
Repose-toi. Tout va bien aller. » Il espérait de tout son cœur dire la
vérité.