dimanche 28 avril 2013

Le Noeud Gordien, épisode 267 : Le passager

Édouard serra Alice contre lui avec tout son amour de père. Elle pleurait et hurlait comme une écorchée vive, mais au fil du temps, les lamentations se transformèrent en soupirs et en hoquets entrecoupés de reniflements. Finalement, la respiration d’Alice devint profonde et régulière : elle s’était endormie, épuisée comme un bébé au bout de sa crise.
Sans rompre son étreinte, il la leva et sortit de la chambre. Félicia l’attendait juste à l’extérieur, adossée au mur. « Elle s’est endormie. Je vais aller la coucher en bas.
— Je vais fermer les lumières », dit-elle, visiblement heureuse d’être utile après ce long et douloureux épisode.
Après qu’il eut déposé Alice, il lui chuchota : « Maintenant, je ne dirais pas non à un verre de vin… » Il la suivit jusqu’à la cuisine. Elle paraissait blême comme un cadavre sous la lumière crue; il supposait n’avoir pas plus fière allure. « Qu’est-ce qui vient de se passer? », demanda-t-il après une solide lampée.
« J’en ai aucune idée.
— Quand même… Narcisse Hill?
— Tu le connais?
— Tu ne le connais pas? » Elle fit non de la tête. « C’est le fondateur de La Cité. La rue Hill porte son nom… il habitait ici.
— Sur cette rue?
— Non, précisément ici.
— Tu veux rire!
— Non. Tu disais que tu voulais te servir du principe de contagion, user d’un objet comme fil conducteur. Est-ce que sa maison aurait pu…
— Oui, oui. C’est logique. Mais Harré? Qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans? » Voyant le regard interloqué d’Édouard, elle précisa. « Histoire courte : Harré était un initié très puissant. Et très dangereux. Meurtrier, en fait.
— Woah, une minute! Est-ce que ça veut dire que Narcisse Hill était lui aussi un initié? » Félicia haussa les épaules, l’air dépassée. « Peu importe. Qu’est-ce qu’on va faire avec ma fille maintenant?
— Je vais être sincère avec toi. Je ne sais pas quoi faire. J’ai peur de la traumatiser encore…
— Et Hill? Qu’est-ce que tu vas…
— Je ne sais pas! », siffla-t-elle entre ses dents serrés, soucieuse de ne pas réveiller la petite malgré son irritation. « Je ne sais juste pas! 
— Mais tu peux essayer quelque chose…
Félicia inspira profondément. « Nous sommes dans l’inconnu par-dessus la tête », dit-elle d’un ton plus posé. « Je ne peux rien garantir. Et je ne veux rien aggraver…
— On ne peut pas la laisser comme ça. Profitons du fait qu’elle soit endormie pour au moins réessayer… Si je peux lui éviter de revivre cette nuit plus tard…
— Oui. D’accord. Si tu veux. » Ils vidèrent leur verre d’un trait et sortirent de la cuisine dans un silence lugubre. Ce serait quitte ou double...
Édouard ravala un juron en découvrant qu’Alice s’était réveillée : elle frottait ses yeux, assise au bout du futon. Édouard s’élança pour la prendre dans ses bras et désamorcer autant que possible l’explosion qu’il pressentait. Mais lorsqu’Alice vit Félicia, c’est tout le contraire qui se produisit : elle afficha tous les signes de la joie la plus parfaite.
Constatant la réaction incongrue, Félicia demanda : « Frank? Est-ce que c’est toi? » Les yeux d’Alice lancèrent un regard méfiant à Édouard. « Tu peux parler », ajouta Félicia.
« Cet homme est un journaliste… » Édouard frissonna. Le timbre de la voix d’Alice demeurait inchangé, mais la prononciation, le débit, le ton n’avaient rien en commun avec ceux de sa fille.  
« Plus maintenant. C’est un allié. Mais surtout, le père de cette fillette. »
Alice / Frank eut un moment d’hésitation avant d’acquiescer. « Oui, c’est moi. Je pensais que j’étais en enfer. Que je paierais pour toujours pour mes péchés… Qu’est-ce qui m’arrive?
— Un accident malheureux, c’est tout. Je suis si contente de pouvoir enfin te parler! »
Frank essuya discrètement une larme qui perlait au coin de son œil. « Et moi donc! Je n’ai jamais autant voulu quoi que ce soit…
— Dis-moi tout. Comment as-tu vécu… tout ça?
— Je me souviens des… derniers moments », dit-il en jetant une nouvelle œillade méfiante à Édouard. « Ensuite, tout est flou… J’ai l’impression que du temps a passé, mais, comment dire? Sans contenu, sans… rien.
— Souffrais-tu pendant ce temps?
— Non, pas de souffrance. Quelque chose comme la morphine. Une déconnexion, pas désagréable.
— Et ensuite?
— Ensuite… Eh bien, je me réveille parfois sans savoir où je suis, juste assez longtemps pour que je panique, mais pas assez pour faire quelque chose… Sauf une fois, où j’ai eu le temps de laisser un message par téléphone. Je n’ai pas eu de réponse, alors je me suis enfui. La dernière chose dont je me souviens, c’est de marcher dans la rue avec une poignée d’argent volé, sans savoir où aller…
— Alice a dû reprendre le dessus à ce moment-là », dit Édouard, de plus en plus ébranlé de discuter avec sa petite fille possédée par l’esprit d’un homme mort.
« Je n’aurai pas à rester… comme ça, hein? », demanda Frank.
« Non. Je vais tout faire pour te sortir de là. Maintenant. » Elle se tourna vers Édouard, les yeux pétillants. « Hill s’est manifesté dans la phase un, alors que je tentais de communiquer avec Frank. Vu qu’il est déjà aux commandes, je vais pouvoir commencer par la phase deux : le sortir de là.
— C’est notre meilleure chance », concéda Édouard.
Ils remontèrent au deuxième sans autre délai. Frank se coucha sur le matelas au milieu des cartons, les yeux ouverts, le visage serein. Édouard aurait aimé avoir la même confiance.
Félicia entreprit ce qu’elle appelait la phase deux pendant qu’Édouard la regardait faire, tendu comme il l’avait rarement été. Pendant de longues minutes, elle s’activa autour de Frank, tantôt en marmonnant une litanie inintelligible, en ajoutant de temps en temps un caractère à l’encre sur un carton ou sur la peau d’Alice.
Quelque part durant le processus, Frank / Alice ferma les yeux sans les rouvrir. Félicia sortit alors une cloche de verre de sa boîte de carton. Elle était remplie de cendres, probablement les restes mortels de Frank. Elle continua ensuite son manège pendant plus d’une heure, au terme de laquelle elle grava deux caractères sur le pourtour de la cloche. « C’est fait », dit-elle enfin.
« As-tu réussi?
— Je pense que oui. » Elle fixa les cendres sans cligner des yeux pendant plusieurs secondes avant de dire : « Oui. Frank est là. 
— Et Hill?
— Je n’ai aucune façon de le savoir pour l’instant. Je suggère quand même que tu sortes ta fille d’ici au plus vite. »
Édouard ne se laissa pas prier. Il la souleva et l’amena directement jusqu’à la voiture. Alors qu’il attachait sa ceinture, Alice ouvrit un œil. « Papa? Où est-ce qu’on est?
— On s’en va à la maison, ma grande. Repose-toi. Tout va bien aller. » Il espérait de tout son cœur dire la vérité.

dimanche 21 avril 2013

Le Noeud Gordien, épisode 266 : Hill

Félicia n’avait pas fini d’ouvrir la porte que la petite s’était mise à crier et à chanceler. Avant qu’elle n’ait pu réagir, Alice tombait, rattrapée de justesse par son père. Elle voulut s’approcher, l’aider de quelque façon, mais Édouard l’arrêta en levant la main. Elle comprit et garda ses distances. Il posa son oreille directement contre la poitrine d’Alice. Son cœur battait comme après un sprint mais sa respiration était normale. « Ça va », dit-il après un moment.
Félicia dut juger le ton accusateur; elle répondit : « Ce n’est pas ma faute!
— Quoi?
— Ben… ça! », dit-elle en désignant Alice d’un mouvement.
« Non », dit-il en se relevant, Alice dans ses bras. « C’est ma faute. Dans la voiture, je pouvais voir qu’elle était bouleversée à mesure qu’on s’approchait. » Il se sentait coupable de lui faire subir cette épreuve.
Félicia s’écarta pour les laisser entrer. « Tu penses que c’est elle qui a cassé mon dispositif?
— Je ne sais pas. Elle est traumatisée par la maison. Ou par toi. Il doit y avoir une raison… »
La maison était pratiquement telle qu’il l’avait laissée, vide de tous les meubles et les décorations qui lui avaient donné son âme. Il remarqua le futon dans la salle de séjour; il alla y déposer sa fille pendant que Félicia disait : « Ça reste la meilleure explication…
— J’imagine mal ma petite fille traverser La Cité toute seule, entrer par effraction quelque part, vandaliser une cloche de verre sans raison…
— J’ai souvent entendu ma mère dire les mêmes choses… Pas ma fille, ça ne se peut pas… Toujours à propos des choses que j’avais faites… »
 Édouard prit à nouveau le pouls d’Alice. Il s’était beaucoup ralenti.
« Voyons le tout du bon côté », dit Félicia d’un ton qui se voulait guilleret, mais qui parut plutôt forcé. « Je pourrai travailler plus facilement. » Édouard la fusilla du regard. « Prendrais-tu un verre de vin? », dit-elle en cherchant peut-être à se rattraper.
« Non! Fais tes affaires, qu’on en finisse! »
Félicia haussa les épaules. « J’ai préparé la chambre d’en haut », dit-elle. « Peux-tu porter ta fille jusque là? »
La chambre en question était celle qu’il partageait jadis avec Geneviève. Édouard n’avait jamais réalisé à quelle point elle était grande, surtout dénuée de meubles, encore plus maintenant qu’il s’était habitué à son petit appartement en ville. Il déposa Alice sur le matelas de yoga qui se trouvait en son centre avant d’examiner les autres objets environnants : une valise sur roulettes, couchée sur le côté; un colis entrouvert; un pinceau et un pot d’encre; finalement, une série de cartons format affiche que Félicia entreprit de retourner. Chacun était rempli des mêmes caractères qui se trouvaient dans le manuscrit de Voynich. Édouard toucha le téléphone dans sa poche. Il lui suffirait d’un instant seul pour les photographier… Malgré toutes ses inquiétudes à l’égard de sa fille, il ne pouvait nier l’excitation qu’il ressentait.
« Qu’est-ce que c’est? », demanda-t-il en examinant un carton de plus près.
« J’ai pris de l’avance en préparant tout ce que je pouvais… Il me reste quand même des ajustements à faire. Connais-tu le jour et l’heure précis de sa naissance? »
Il les lui donna. « Tu as besoin de savoir son signe du zodiaque? » La notion que l’astrologie ait au final pu avoir quelque valeur réelle agaçait sa fibre sceptique.
« Quelque chose comme ça, oui… » Félicia traça avec délicatesse quelques lignes qui complétèrent certaines formes tracées sur ses cartons avant d’ajouter des caractères dans certains espaces encore vides.
 « Qu’est-ce que tu vas faire? Comment ça marche?
— Je vais essayer de jouer sur le principe de contagion pour contacter Frank. » Remarquant l’expression interloquée d’Édouard, elle ajouta : « Le principe de contagion, c’est le lien qui existe entre la partie et le tout. Par exemple, inclure un objet important pour le sujet peut permettre à un procédé de fonctionner à distance, ou encore de l’amplifier. Ce procédé est dérivé d’une formule pour communiquer avec quelqu’un à distance. Je vais me servir d’un objet important pour Frank comme fil conducteur pour joindre son esprit à lui, et pas celui de ta fille. »  Elle sortit un collier de cuir clouté de sa valise et le posa au centre de l’un des cartons.
Édouard déduisit que Frank devait avoir aimé son chien. « Je pense que c’est la première fois que quelqu’un prend la peine de m’expliquer quelque chose sans me prendre pour un imbécile.
— Ah! Je connais très bien le sentiment… Je me suis toujours dit que lorsque ce serait mon tour d’enseigner, je ferais mieux que ceux qui l’ont fait pour moi. Je ne sais pas pourquoi », dit-elle d’un ton incisif, « mais j’ai l’impression qu’Avramopoulos n’est pas un grand pédagogue…
— En fait, c’est Hoshmand qui m’a montré les bases…
— Il n’est pas mieux. Moi, je travaille avec Polkinghorne depuis un certain temps. C’est le moins pire du lot… 
— C’est toi qu’il me faudrait comme professeur », dit Édouard. Le commentaire se voulait léger, mais Félicia lui fit un sourire chaleureux, rayonnant comme un soleil d’été.
« Allons-y », dit-elle. « Fais ton possible pour ne pas interférer, à moins que je te le demande. »
Elle se mit à faire certains des mouvements méditatifs qu’Édouard avait appris, mais avec une grâce et une précision expertes qu’il n’avait pas cru possible. C’était comparer un enfant qui pianote une comptine au clavier avec un pianiste aguerri. Outre les quelques démonstrations que Hoshmand lui avait offertes, il n’avait pas encore vu d’autres initiés pratiquer leur art – ce que Gordon avait fait durant leur nuit dans le souterrain ressemblait plus à de la chimie qu’à…  cela.
Pendant que Félicia gesticulait, Alice se roula en boule sur le matelas. Édouard y vit un indice qu’elle était passée de l’évanouissement au simple sommeil. La grande fatigue de sa fille servait bien leurs visées. Il avait été froissé lorsque Félicia avait suggéré que l’inconscience d’Alice les avantageait, mais il devait lui donner raison.
Après un moment, Félicia trempa son pouce dans le pot d’encre et traça un caractère sur la joue d’Alice en murmurant quelque chose qu’Édouard ne pouvait discerner. La petite tressaillit dans son sommeil, une sorte de spasme qui pouvait indiquer qu’elle rêvait – ou que quelque chose remuait en elle. Ses lèvres se mirent à bouger, d’abord sans un son; un soupir se fit ensuite entendre, suivi d’un râle plaintif.
« Frank? Frank, c’est ta maîtresse qui te parle… »
Un spasme plus puissant secoua le corps d’Alice. Édouard retint son souffle. Elle râla une fois de plus avant de dire avec une intonation inhabituelle : « Qui parle? J’entends mal… 
— Frank? Viens à moi, Frank!
— Qui est là? Est-ce toi, Baptiste? Harré a-t-il réussi? »
Félicia échangea un regard paniqué avec Édouard. Elle était devenue aussi pâle que son chemisier. Les yeux d’Alice s’ouvrirent, mais ses expressions n’avaient rien en commun avec celles de la petite fille. « Qui êtes-vous? » dit-elle en regardant Édouard et Félicia, les sourcils froncés. Son expression changea soudainement. « Oh! Je reconnaîtrais une Solovyov entre mille! Luybov? Est-ce toi? 
— Qui êtes-vous? », demanda Félicia. Elle se mit à suçoter son pouce.
« Narcisse Hill, pour vous servir. Je suis un vieil ami de ton grand-père… »
Sans avertissement, Félicia bondit sur Alice; avant qu’elle n’ait pu réagir, elle frotta avec son pouce humecté le symbole inscrit sur sa joue. Dès que le caractère fut réduit à l’état de barbouillis, Alice retrouva son expression familière, quoiqu’affolée... elle darda du regard à droite et à gauche avec une confusion grandissante, avant d’exploser en pleurs. Édouard la prit en étreinte pendant que Félicia quittait discrètement la pièce.
En la serrant contre lui, Édouard ne pouvait penser qu’à une chose… Qu’est-ce qui ma fille est devenue?

dimanche 14 avril 2013

Le Noeud Gordien, épisode 265 : Kaerimasu

Quelqu’un frappa à la porte de l’appartement.
Alice sursauta lorsqu’elle entendit le bruit soudain. Elle sursautait beaucoup ces temps-ci, peu importe la raison. Son père avait les deux mains dans l’eau de vaisselle et elle n’avait pas envie d’aller répondre; c’est donc Jessica qui trotta jusqu’à la porte pour ouvrir. C’était leur cousin Alexandre, jovial, qui amenait avec lui une sorte de panier en plastique. Alice était toujours contente de le voir, quoique pas assez pour qu’elle sourie. Elle s’ennuyait du temps où il lui était plus facile de sourire que de sursauter.
« Alex vient nous garder? », demanda Jessica.
« Non, en fait, c’est toi qui va devoir me garder », répondit-il avec un clin d’œil.  
Jessica ricana avant de demander : « Qu’est-ce qu’il y dans la boîte? » Il la lui tendit; elle en tira une poignée de boitiers en plastique « Des jeux vidéos?
— Un instant, mademoiselle! Pas juste des jeux! Les meilleurs jeux de l’histoire! »
Jessica inspecta les cartouches, dubitative. « ‘sont super vieux!
— Pas si vieux que ça! C’est à ça que je jouais quand j’avais ton âge. Ou, l’âge d’Alice. À peu près. »
Jessica fit la grimace, mais lorsqu’Alexandre lui demanda si elle voulait essayer, elle acquiesça. Ils entreprirent de connecter la console au poste de télé. Alice, pour sa part n’avait pas trop envie de jouer à des jeux plus vieux qu’elle. Elle n’était pas moins irritée qu’Alex semble s’adresser seulement à sa sœur, et pas à elle…
« Va t’habiller », lui dit son père en essuyant ses mains, une fois la vaisselle faite.  
— On va où?
— Tu vas voir. » Voilà pourquoi Alex s’intéressait plus à sa sœur : il savait déjà que c’était d’elle seule dont il allait s’occuper.
Alice s’assit dans la voiture, les bras croisés et la tête enfoncée dans les épaules. « Tu boudes? », demanda Édouard en démarrant. Elle choisit de ne pas répondre, ce qui était une réponse en soi. Tout ceci l’énervait. « Tu veux savoir où on va? » Elle s’en foutait bien, où ils allaient. Elle continua à faire comme si elle ne l’avait pas entendu. Il n’insista pas davantage.
Une dizaine de minutes plus tard, il lui demanda : « Comment ça va avec docteure Victoria?
— Ça va », dit-elle avant de retomber dans le mutisme. Ne pouvait-il pas la laisser tranquille?
Alice continua à ruminer son malaise jusqu’à ce que des détails familiers attirent son attention et la sortent de sa mélancolie… Elle connaissait très bien les environs. Elle se redressa sur son siège, le cœur battant. Tout portait à croire qu’ils se dirigeaient vers leur ancienne maison.
« Est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas?
— Non, non…
— Ça doit faire longtemps que tu n’es pas venue dans le coin, hein? As-tu revu la maison depuis notre déménagement? », demanda-t-il en lui jetant un regard scrutateur.
« Non », répondit-elle. « Pourquoi j’irais là, hein? » Elle força un rire. « Je n’y suis pas retournée. Je le jure. » Son père hocha la tête avant de rediriger son regard vers la route.
Elle aurait du se sentir soulagée qu’il ait avalé son mensonge si facilement, mais sa panique continua de croître… Elle ne voulait pas retourner dans cette maison maudite… Elle ne savait pas comment, elle ignorait pourquoi, mais c’est là que les choses avaient commencé à aller mal pour elle.
« Je ne veux pas y aller », susurra-t-elle d’une voix plaintive lorsqu’ils arrivèrent au pied de la côte qui devenait la rue Hill. « S’il te plaît… »
Édouard ralentit. « Pourquoi? »
Alice haussa les épaules, mâchant sa lèvre inférieure pour ravaler les pleurs qui ne demandaient qu’à jaillir. Elle était coincée. Elle ne voulait pas aller de l’avant… Mais elle ne pouvait pas avouer son mensonge non plus.
Lorsqu’ils arrivèrent en vue de la maison, tout son corps se mit à trembler, comme si elle avait été plongée dans de l’eau glacée. Ses mains étaient froides et moites. Les larmes qu’elle avait si bravement retenues jusque-là se faufilèrent au-delà de sa résolution pour venir mouiller ses joues. Elle voulut répéter « Je ne veux pas y aller », mais les mots furent étouffés par l’émotion pour ne devenir qu’un gémissement désarticulé.
« Qu’est-ce qui ne va pas, ma belle? », dit Édouard après avoir stationné la voiture devant la porte.
Alice essuya son nez sur le revers de sa manche. « J’ai peur », réussit-elle à dire entre deux secousses nerveuses. Son père contourna la voiture, ouvrit la portière et l’enserra dans une étreinte. Sa proximité la soulagea, mais le soulagement ne fit que finir d’ouvrir les vannes aux pleurs. « Ça va aller », dit-il encore et encore en la berçant doucement. « Je sais ce que c’est difficile. Mais on est ici pour t’aider. » Lorsque les sanglots se calmèrent, il la prit par la main en disant : « Viens. »
Il alla sonner à la porte. Que venaient-ils faire ici? Savait-il qu’elle lui avait menti? Étaient-ils ici pour s’excuser au nouveau propriétaire de son incursion chez lui?
Une dame aux cheveux blonds vint lui ouvrir la porte. Alice l’avait déjà vue quelque part… Mais où? Puis, elle se souvint. « C’est elle! », cria-t-elle en se cachant derrière son père. « C’est elle qui me tue dans mes cauchemars! » Elle avait fait un rêve différent avec elle cette semaine, un rêve qu’elle avait oublié jusqu’à maintenant. Elle était avec son père, dans leur appartement… La femme l’avait appelée Frank, un nom qui n’était pas le sien, mais pourtant… Presque.
Alice ressentit un vertige en comprenant qu’elle n’avait pas rêvé cet épisode. Son père connaissait cette femme. Il la connaissait! Voulait-il qu’elle la tue comme elle l’avait si souvent tuée dans ses rêves? Était-elle en train de rêver? Elle voulut crier, mais aucun son ne sortit; elle voulut fuir, mais son corps lui était maintenant étranger. Elle se sentit choir dans un gouffre où tout était noir. 

dimanche 7 avril 2013

Le Noeud Gordien, épisode 264: Filles

« Par l’esprit d’un mort? », dit Édouard une fois la stupéfaction passée. « Et quoi encore?
— Je ne sais pas si c’est…
— SI L’UN DE VOUS A FAIT MAL À MA FILLE », dit-il si brusquement que Félicia eut un mouvement de recul, « JE JURE QUE… »
— Chuuut! Tu vas la réveiller! »
Il inspira profondément une fois, deux fois, trois fois. « Qu’est-ce que vous lui avez fait? », demanda-t-il sans desserrer les dents.
« Je n’ai rien fait, je te jure. »
Le visage rouge, il fit le tour de la cuisine, frotta son visage à deux main en gémissant… Il lui fallut un instant, mais il finit contenir l’explosion qui grondait en lui. « Parle », dit-il à Félicia, le visage dur, les bras croisés.
À quelques reprises, elle ouvrit la bouche, mais chaque fois elle s’arrêta avant de dire quoi que ce soit, comme si elle ne réussissait pas à trouver le mot juste, ou peut-être par où commencer. Après une longue réflexion, elle finit par lancer : « J’ai mis au point un dispositif capable, dans certaines circonstances, de contenir l’essence d’un mort.
— Qu’est-ce que ça veut dire? Tu communiques avec l’au-delà? » Le ton était caustique.
— Non, et ça n’est pas faute d’avoir essayé », répondit-elle avec un sourire mystérieux. « Le fait est que même les Maîtres ne comprennent exactement ce que j’ai accompli. Je veux dire, tout ça a découlé d’une intuition que j’ai eue. Je ne m’attendais jamais à avoir des résultats si probants. C’est compliqué…
— La complexité ne m’a jamais fait peur. Explique.
— Félicia grimaça. « Je ne sais pas par où commencer. Il doit être trop tôt pour que tu aies appris notre langage secret, n’est-ce pas? C’est un problème…
— Pourquoi?
— Parce que la réalisation des procédés passe souvent par le langage écrit. Le nôtre est basé sur des particules structurales qui permettent des configurations sémantiques qui ne sont pas possibles dans les langues naturelles… C’est compliqué, comme je disais. Bref, si tu connaissais le langage, la logique du procédé serait plus simple à expliquer.
— Peu importe comment tu as-fait, alors. Parle-moi du reste.
— Donc : j’avais l’essence d’un mort dans une cloche de verre.
— Et ma fille? Que vient-elle faire là-dedans?
— Quelqu’un s’est introduit dans ma maison durant mon absence, il y a quelques mois de cela. Il n’y avait rien à voler, seulement quelques trucs. Et ma cloche de verre. À mon retour, le dispositif était cassé.
— Tu n’accuses quand même pas une petite fille d’avoir cambriolé ta maison toute seule!
— Je n’accuse personne, moi », répondit-elle d’un ton posé. « Il reste que ça n’est pas une maison comme les autres. C’était sa maison, avant votre départ. Tu savais que c’est dans cette maison que j’ai grandi, moi aussi? 
— Non. Mais ça ne prouve rien…
— Attends », dit Félicia. Elle pianota sur son téléphone avant de le passer à Édouard. Son expression perplexe fut remplacée par une surprise de plus en plus intense. « C’est la voix d’Alice », dit-il en blêmissant.
Félicia acquiesça. « Alice. C’est en retraçant cet appel que je suis tombé sur ton ex. 
— Qu’est-ce qui lui est arrivé? » Il s’appuya sur la table, en proie à un vertige, avant de se laisser tomber sur une chaise.
« Je l’ignore. Mais les mots qu’elle utilise sont les mêmes que ceux que mon… sujet utilisait de son vivant.
Sale petite bête?
— Ouais… Nous avions une relation un peu particulière. Il faudrait que j’examine Alice. Est-ce que je peux la voir? »
Édouard hésita. « Je ne sais pas : il est tard… elle a de l’école demain. » Voyant l’expression amusée de Félicia, il ajouta : « Quoi?
— Rien… Ça ne sera pas long, je te le promets. 
— D’accord. » Pendant qu’il allait la chercher, Félicia le suivit des yeux avec un sourire tendre. Édouard revient avec la petite pendue à son cou. « Je pense qu’elle dort encore. 
— C’est parfait comme ça. » Elle s’approcha à pas de loup. « Frank? Est-ce que tu m’entends?
Frank? » Félicia fit taire Édouard d’un mouvement. La petite remua. « Frank?
— Maman? », dit Alice, toute endormie.
« Non chérie, c’est Papa.
— C’est qui, elle? Qu’est-ce qui se passe? »
Édouard échangea un regard avec Félicia. « Rien, rien. Tu peux dormir. » Elle blottit son visage contre la poitrine de son père pendant qu’il la ramenait au lit.
« Dans le message, Frank disait qu’il s’était réveillé dans le corps de ta fille », dit Félicia au retour d’Édouard. « Je pensais qu’en l’appelant par son nom…
— C’est ce qui allait se produire, ouais. Est-ce que c’est possible que tu te sois trompée?
— Je ne sais pas. Il va falloir faire des tests… » Édouard pinça les lèvres. « Est-ce que ton ex t’a déjà parlé de quelque chose, quoi que ce soit qui puisse nous aider? Lorsque je l’ai vue tout à l’heure, elle n’était pas très réceptive. Je pense qu’elle ne m’aime pas beaucoup. »
Édouard demeura pensif un instant avant de dire : « Elle ne m’a rien mentionné de précis. On sait qu’Alice ne va pas bien depuis un certain temps, qu’elle est morose, qu’elle dort mal. Elle se fait suivre par une psy. Peut-être qu’elle peut nous aider…
— C’est possible que sa psy ait vu ou entendu des indices qu’elle n’a pas pu reconnaître comme tels. » Félicia se leva. « Je vais continuer à réfléchir. S’il y a un moyen de réparer tout ça, je vais le trouver. Qu’est-ce que tu dirais que je revienne disons samedi prochain? Si nous pourrions être seuls avec Alice, ce serait parfait. » Édouard acquiesça. « En attendant, appelle-moi si tu apprends quelque chose, ok? » Elle lui offrit l’une de ses cartes d’affaire.
« Et les autres? Ils ne peuvent pas t’aider? Avramopoulos, par exemple? »
Félicia ricana. « Ça paraît que tu ne le connais pas encore : même si je lui offrais une faveur, il se contenterait de rire de moi.
— Il doit bien y avoir quelqu’un… 
— Je vais y penser. On va trouver quelque chose, ne t’inquiète pas », dit-elle en marchant vers la porte. Édouard, derrière elle, grogna en signe d’assentiment. Félicia lui planta un baiser inattendu sur la joue puis s’en alla dans la nuit.
Gordon essuya son sang du miroir. La vision de l’appartement d’Édouard disparut aussitôt. De toutes les fois où il l’avait observé, il n’avait jamais encore eu la main si heureuse. C’était bien triste pour la petite, mais cette histoire donnait à Gordon le droit d’espérer… Il avait mal raisonné en croyant que le procédé par lequel Avramopoulos était passé dans un corps plus jeune serait nécessaire à son plan. Le cas de Frank démontrait qu’une autre solution existait.
La tête pleine de machinations, il coupa une longueur de ficelle qu’il alla attacher au clou de son Nœud qui représentait Édouard, pour le relier à celui de Félicia. Était-ce une coïncidence que les deux éléments principaux de son projet se soient rencontrés sans son intervention? Était-ce une coïncidence qu’il y assiste, par miroirs interposés?
« Non », dit-il à voix haute, bien qu’il fût seul. « Ça ne peut être que le destin. »