dimanche 21 avril 2013

Le Noeud Gordien, épisode 266 : Hill

Félicia n’avait pas fini d’ouvrir la porte que la petite s’était mise à crier et à chanceler. Avant qu’elle n’ait pu réagir, Alice tombait, rattrapée de justesse par son père. Elle voulut s’approcher, l’aider de quelque façon, mais Édouard l’arrêta en levant la main. Elle comprit et garda ses distances. Il posa son oreille directement contre la poitrine d’Alice. Son cœur battait comme après un sprint mais sa respiration était normale. « Ça va », dit-il après un moment.
Félicia dut juger le ton accusateur; elle répondit : « Ce n’est pas ma faute!
— Quoi?
— Ben… ça! », dit-elle en désignant Alice d’un mouvement.
« Non », dit-il en se relevant, Alice dans ses bras. « C’est ma faute. Dans la voiture, je pouvais voir qu’elle était bouleversée à mesure qu’on s’approchait. » Il se sentait coupable de lui faire subir cette épreuve.
Félicia s’écarta pour les laisser entrer. « Tu penses que c’est elle qui a cassé mon dispositif?
— Je ne sais pas. Elle est traumatisée par la maison. Ou par toi. Il doit y avoir une raison… »
La maison était pratiquement telle qu’il l’avait laissée, vide de tous les meubles et les décorations qui lui avaient donné son âme. Il remarqua le futon dans la salle de séjour; il alla y déposer sa fille pendant que Félicia disait : « Ça reste la meilleure explication…
— J’imagine mal ma petite fille traverser La Cité toute seule, entrer par effraction quelque part, vandaliser une cloche de verre sans raison…
— J’ai souvent entendu ma mère dire les mêmes choses… Pas ma fille, ça ne se peut pas… Toujours à propos des choses que j’avais faites… »
 Édouard prit à nouveau le pouls d’Alice. Il s’était beaucoup ralenti.
« Voyons le tout du bon côté », dit Félicia d’un ton qui se voulait guilleret, mais qui parut plutôt forcé. « Je pourrai travailler plus facilement. » Édouard la fusilla du regard. « Prendrais-tu un verre de vin? », dit-elle en cherchant peut-être à se rattraper.
« Non! Fais tes affaires, qu’on en finisse! »
Félicia haussa les épaules. « J’ai préparé la chambre d’en haut », dit-elle. « Peux-tu porter ta fille jusque là? »
La chambre en question était celle qu’il partageait jadis avec Geneviève. Édouard n’avait jamais réalisé à quelle point elle était grande, surtout dénuée de meubles, encore plus maintenant qu’il s’était habitué à son petit appartement en ville. Il déposa Alice sur le matelas de yoga qui se trouvait en son centre avant d’examiner les autres objets environnants : une valise sur roulettes, couchée sur le côté; un colis entrouvert; un pinceau et un pot d’encre; finalement, une série de cartons format affiche que Félicia entreprit de retourner. Chacun était rempli des mêmes caractères qui se trouvaient dans le manuscrit de Voynich. Édouard toucha le téléphone dans sa poche. Il lui suffirait d’un instant seul pour les photographier… Malgré toutes ses inquiétudes à l’égard de sa fille, il ne pouvait nier l’excitation qu’il ressentait.
« Qu’est-ce que c’est? », demanda-t-il en examinant un carton de plus près.
« J’ai pris de l’avance en préparant tout ce que je pouvais… Il me reste quand même des ajustements à faire. Connais-tu le jour et l’heure précis de sa naissance? »
Il les lui donna. « Tu as besoin de savoir son signe du zodiaque? » La notion que l’astrologie ait au final pu avoir quelque valeur réelle agaçait sa fibre sceptique.
« Quelque chose comme ça, oui… » Félicia traça avec délicatesse quelques lignes qui complétèrent certaines formes tracées sur ses cartons avant d’ajouter des caractères dans certains espaces encore vides.
 « Qu’est-ce que tu vas faire? Comment ça marche?
— Je vais essayer de jouer sur le principe de contagion pour contacter Frank. » Remarquant l’expression interloquée d’Édouard, elle ajouta : « Le principe de contagion, c’est le lien qui existe entre la partie et le tout. Par exemple, inclure un objet important pour le sujet peut permettre à un procédé de fonctionner à distance, ou encore de l’amplifier. Ce procédé est dérivé d’une formule pour communiquer avec quelqu’un à distance. Je vais me servir d’un objet important pour Frank comme fil conducteur pour joindre son esprit à lui, et pas celui de ta fille. »  Elle sortit un collier de cuir clouté de sa valise et le posa au centre de l’un des cartons.
Édouard déduisit que Frank devait avoir aimé son chien. « Je pense que c’est la première fois que quelqu’un prend la peine de m’expliquer quelque chose sans me prendre pour un imbécile.
— Ah! Je connais très bien le sentiment… Je me suis toujours dit que lorsque ce serait mon tour d’enseigner, je ferais mieux que ceux qui l’ont fait pour moi. Je ne sais pas pourquoi », dit-elle d’un ton incisif, « mais j’ai l’impression qu’Avramopoulos n’est pas un grand pédagogue…
— En fait, c’est Hoshmand qui m’a montré les bases…
— Il n’est pas mieux. Moi, je travaille avec Polkinghorne depuis un certain temps. C’est le moins pire du lot… 
— C’est toi qu’il me faudrait comme professeur », dit Édouard. Le commentaire se voulait léger, mais Félicia lui fit un sourire chaleureux, rayonnant comme un soleil d’été.
« Allons-y », dit-elle. « Fais ton possible pour ne pas interférer, à moins que je te le demande. »
Elle se mit à faire certains des mouvements méditatifs qu’Édouard avait appris, mais avec une grâce et une précision expertes qu’il n’avait pas cru possible. C’était comparer un enfant qui pianote une comptine au clavier avec un pianiste aguerri. Outre les quelques démonstrations que Hoshmand lui avait offertes, il n’avait pas encore vu d’autres initiés pratiquer leur art – ce que Gordon avait fait durant leur nuit dans le souterrain ressemblait plus à de la chimie qu’à…  cela.
Pendant que Félicia gesticulait, Alice se roula en boule sur le matelas. Édouard y vit un indice qu’elle était passée de l’évanouissement au simple sommeil. La grande fatigue de sa fille servait bien leurs visées. Il avait été froissé lorsque Félicia avait suggéré que l’inconscience d’Alice les avantageait, mais il devait lui donner raison.
Après un moment, Félicia trempa son pouce dans le pot d’encre et traça un caractère sur la joue d’Alice en murmurant quelque chose qu’Édouard ne pouvait discerner. La petite tressaillit dans son sommeil, une sorte de spasme qui pouvait indiquer qu’elle rêvait – ou que quelque chose remuait en elle. Ses lèvres se mirent à bouger, d’abord sans un son; un soupir se fit ensuite entendre, suivi d’un râle plaintif.
« Frank? Frank, c’est ta maîtresse qui te parle… »
Un spasme plus puissant secoua le corps d’Alice. Édouard retint son souffle. Elle râla une fois de plus avant de dire avec une intonation inhabituelle : « Qui parle? J’entends mal… 
— Frank? Viens à moi, Frank!
— Qui est là? Est-ce toi, Baptiste? Harré a-t-il réussi? »
Félicia échangea un regard paniqué avec Édouard. Elle était devenue aussi pâle que son chemisier. Les yeux d’Alice s’ouvrirent, mais ses expressions n’avaient rien en commun avec celles de la petite fille. « Qui êtes-vous? » dit-elle en regardant Édouard et Félicia, les sourcils froncés. Son expression changea soudainement. « Oh! Je reconnaîtrais une Solovyov entre mille! Luybov? Est-ce toi? 
— Qui êtes-vous? », demanda Félicia. Elle se mit à suçoter son pouce.
« Narcisse Hill, pour vous servir. Je suis un vieil ami de ton grand-père… »
Sans avertissement, Félicia bondit sur Alice; avant qu’elle n’ait pu réagir, elle frotta avec son pouce humecté le symbole inscrit sur sa joue. Dès que le caractère fut réduit à l’état de barbouillis, Alice retrouva son expression familière, quoiqu’affolée... elle darda du regard à droite et à gauche avec une confusion grandissante, avant d’exploser en pleurs. Édouard la prit en étreinte pendant que Félicia quittait discrètement la pièce.
En la serrant contre lui, Édouard ne pouvait penser qu’à une chose… Qu’est-ce qui ma fille est devenue?

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