Félicia dut juger le ton accusateur;
elle répondit : « Ce n’est pas ma faute!
— Quoi?
— Ben… ça! », dit-elle en désignant
Alice d’un mouvement.
« Non », dit-il en se
relevant, Alice dans ses bras. « C’est ma faute. Dans la voiture, je
pouvais voir qu’elle était bouleversée à mesure qu’on s’approchait. » Il
se sentait coupable de lui faire subir cette épreuve.
Félicia s’écarta pour les laisser
entrer. « Tu penses que c’est elle qui a cassé mon dispositif?
— Je ne sais pas. Elle est
traumatisée par la maison. Ou par toi. Il doit y avoir une raison… »
La maison était pratiquement telle
qu’il l’avait laissée, vide de tous les meubles et les décorations qui lui
avaient donné son âme. Il remarqua le futon dans la salle de séjour; il alla y
déposer sa fille pendant que Félicia disait : « Ça reste la meilleure
explication…
— J’imagine mal ma petite fille
traverser La Cité toute seule, entrer par effraction quelque part, vandaliser
une cloche de verre sans raison…
— J’ai souvent entendu ma mère dire
les mêmes choses… Pas ma fille, ça ne se
peut pas… Toujours à propos des choses que j’avais faites… »
Édouard prit à nouveau le pouls d’Alice. Il s’était
beaucoup ralenti.
« Voyons le tout du bon
côté », dit Félicia d’un ton qui se voulait guilleret, mais qui parut
plutôt forcé. « Je pourrai travailler plus facilement. » Édouard la
fusilla du regard. « Prendrais-tu un verre de vin? », dit-elle en
cherchant peut-être à se rattraper.
« Non! Fais tes affaires,
qu’on en finisse! »
Félicia haussa les épaules. « J’ai
préparé la chambre d’en haut », dit-elle. « Peux-tu porter ta fille
jusque là? »
La chambre en question était celle
qu’il partageait jadis avec Geneviève. Édouard n’avait jamais réalisé à quelle
point elle était grande, surtout dénuée de meubles, encore plus maintenant qu’il
s’était habitué à son petit appartement en ville. Il déposa Alice sur le
matelas de yoga qui se trouvait en son centre avant d’examiner les autres
objets environnants : une valise sur roulettes, couchée sur le côté; un
colis entrouvert; un pinceau et un pot d’encre; finalement, une série de
cartons format affiche que Félicia entreprit de retourner. Chacun était rempli
des mêmes caractères qui se trouvaient dans le manuscrit de Voynich. Édouard
toucha le téléphone dans sa poche. Il lui suffirait d’un instant seul pour les
photographier… Malgré toutes ses inquiétudes à l’égard de sa fille, il ne
pouvait nier l’excitation qu’il ressentait.
« Qu’est-ce que c’est? »,
demanda-t-il en examinant un carton de plus près.
« J’ai pris de l’avance en
préparant tout ce que je pouvais… Il me reste quand même des ajustements à
faire. Connais-tu le jour et l’heure précis de sa naissance? »
Il les lui donna. « Tu as
besoin de savoir son signe du zodiaque? » La notion que l’astrologie ait
au final pu avoir quelque valeur réelle agaçait sa fibre sceptique.
« Quelque chose comme ça, oui… »
Félicia traça avec délicatesse quelques lignes qui complétèrent certaines
formes tracées sur ses cartons avant d’ajouter des caractères dans certains
espaces encore vides.
« Qu’est-ce que tu vas faire? Comment ça
marche?
— Je vais essayer de jouer sur le
principe de contagion pour contacter Frank. » Remarquant l’expression
interloquée d’Édouard, elle ajouta : « Le principe de contagion,
c’est le lien qui existe entre la partie et le tout. Par exemple, inclure un
objet important pour le sujet peut permettre à un procédé de fonctionner à
distance, ou encore de l’amplifier. Ce procédé est dérivé d’une formule
pour communiquer avec quelqu’un à distance. Je vais me servir d’un objet important
pour Frank comme fil conducteur pour joindre son esprit à lui, et pas celui de
ta fille. » Elle sortit un collier
de cuir clouté de sa valise et le posa au centre de l’un des cartons.
Édouard déduisit que Frank devait
avoir aimé son chien. « Je pense que c’est la première fois que quelqu’un
prend la peine de m’expliquer quelque chose sans me prendre pour un imbécile.
— Ah! Je connais très bien le
sentiment… Je me suis toujours dit que lorsque ce serait mon tour
d’enseigner, je ferais mieux que ceux qui l’ont fait pour moi. Je ne sais pas pourquoi »,
dit-elle d’un ton incisif, « mais j’ai l’impression qu’Avramopoulos n’est
pas un grand pédagogue…
— En fait, c’est Hoshmand qui m’a
montré les bases…
— Il n’est pas mieux. Moi, je travaille
avec Polkinghorne depuis un certain temps. C’est le moins pire du lot…
— C’est toi qu’il me faudrait comme
professeur », dit Édouard. Le commentaire se voulait léger, mais Félicia lui
fit un sourire chaleureux, rayonnant comme un soleil d’été.
« Allons-y », dit-elle. « Fais
ton possible pour ne pas interférer, à moins que je te le demande. »
Elle se mit à faire certains des
mouvements méditatifs qu’Édouard avait appris, mais avec une grâce et une
précision expertes qu’il n’avait pas cru possible. C’était comparer un enfant
qui pianote une comptine au clavier avec un pianiste aguerri. Outre les quelques
démonstrations que Hoshmand lui avait offertes, il n’avait pas encore vu d’autres
initiés pratiquer leur art – ce que Gordon avait fait durant leur nuit dans le
souterrain ressemblait plus à de la chimie qu’à… cela.
Pendant que Félicia gesticulait,
Alice se roula en boule sur le matelas. Édouard y vit un indice qu’elle était
passée de l’évanouissement au simple sommeil. La grande fatigue de sa fille
servait bien leurs visées. Il avait été froissé lorsque Félicia avait suggéré
que l’inconscience d’Alice les avantageait, mais il devait lui donner raison.
Après un moment, Félicia trempa son
pouce dans le pot d’encre et traça un caractère sur la joue d’Alice en
murmurant quelque chose qu’Édouard ne pouvait discerner. La petite tressaillit
dans son sommeil, une sorte de spasme qui pouvait indiquer qu’elle rêvait – ou que
quelque chose remuait en elle. Ses lèvres se mirent à bouger, d’abord sans un
son; un soupir se fit ensuite entendre, suivi d’un râle plaintif.
« Frank? Frank, c’est ta
maîtresse qui te parle… »
Un spasme plus puissant secoua le
corps d’Alice. Édouard retint son souffle. Elle râla une fois de plus avant de
dire avec une intonation inhabituelle : « Qui parle? J’entends
mal…
— Frank? Viens à moi, Frank!
— Qui est là? Est-ce toi, Baptiste?
Harré a-t-il réussi? »
Félicia échangea un regard paniqué
avec Édouard. Elle était devenue aussi pâle que son chemisier. Les yeux d’Alice
s’ouvrirent, mais ses expressions n’avaient rien en commun avec celles de la
petite fille. « Qui êtes-vous? » dit-elle en regardant Édouard et
Félicia, les sourcils froncés. Son expression changea soudainement. « Oh!
Je reconnaîtrais une Solovyov entre mille! Luybov? Est-ce toi?
— Qui êtes-vous? », demanda
Félicia. Elle se mit à suçoter son pouce.
« Narcisse Hill, pour vous
servir. Je suis un vieil ami de ton grand-père… »
Sans avertissement, Félicia bondit
sur Alice; avant qu’elle n’ait pu réagir, elle frotta avec son pouce humecté le
symbole inscrit sur sa joue. Dès que le caractère fut réduit à l’état de
barbouillis, Alice retrouva son expression familière, quoiqu’affolée... elle
darda du regard à droite et à gauche avec une confusion grandissante, avant d’exploser
en pleurs. Édouard la prit en étreinte pendant que Félicia quittait
discrètement la pièce.
En la serrant contre lui, Édouard ne
pouvait penser qu’à une chose… Qu’est-ce
qui ma fille est devenue?
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