— Je ne sais pas si c’est…
— SI L’UN DE VOUS A FAIT MAL À MA
FILLE », dit-il si brusquement que Félicia eut un mouvement de recul, « JE
JURE QUE… »
— Chuuut! Tu vas la réveiller! »
Il inspira profondément une fois,
deux fois, trois fois. « Qu’est-ce que vous lui avez fait? »,
demanda-t-il sans desserrer les dents.
« Je n’ai rien fait, je te
jure. »
Le visage rouge, il fit le tour de
la cuisine, frotta son visage à deux main en gémissant… Il lui fallut un
instant, mais il finit contenir l’explosion qui grondait en lui.
« Parle », dit-il à Félicia, le visage dur, les bras croisés.
À quelques reprises, elle ouvrit la
bouche, mais chaque fois elle s’arrêta avant de dire quoi que ce soit, comme si
elle ne réussissait pas à trouver le mot juste, ou peut-être par où commencer.
Après une longue réflexion, elle finit par lancer : « J’ai mis au
point un dispositif capable, dans certaines circonstances, de contenir
l’essence d’un mort.
— Qu’est-ce que ça veut dire? Tu
communiques avec l’au-delà? » Le ton était caustique.
— Non, et ça n’est pas faute d’avoir
essayé », répondit-elle avec un sourire mystérieux. « Le fait est que
même les Maîtres ne comprennent exactement ce que j’ai accompli. Je veux dire,
tout ça a découlé d’une intuition que j’ai eue. Je ne m’attendais jamais à
avoir des résultats si probants. C’est compliqué…
— La complexité ne m’a jamais fait
peur. Explique.
— Félicia grimaça. « Je ne sais
pas par où commencer. Il doit être trop tôt pour que tu aies appris notre
langage secret, n’est-ce pas? C’est un problème…
— Pourquoi?
— Parce que la réalisation des procédés
passe souvent par le langage écrit. Le nôtre est basé sur des particules
structurales qui permettent des configurations sémantiques qui ne sont pas possibles
dans les langues naturelles… C’est compliqué, comme je disais. Bref, si tu
connaissais le langage, la logique du procédé serait plus simple à expliquer.
— Peu importe comment tu as-fait,
alors. Parle-moi du reste.
— Donc : j’avais l’essence d’un
mort dans une cloche de verre.
— Et ma fille? Que vient-elle faire
là-dedans?
— Quelqu’un s’est introduit dans ma
maison durant mon absence, il y a quelques mois de cela. Il n’y avait rien à
voler, seulement quelques trucs. Et ma cloche de verre. À mon retour, le
dispositif était cassé.
— Tu n’accuses quand même pas une
petite fille d’avoir cambriolé ta maison toute seule!
— Je n’accuse personne, moi »,
répondit-elle d’un ton posé. « Il reste que ça n’est pas une maison comme
les autres. C’était sa maison, avant votre départ. Tu savais que c’est dans
cette maison que j’ai grandi, moi aussi?
— Non. Mais ça ne prouve rien…
— Attends », dit Félicia. Elle
pianota sur son téléphone avant de le passer à Édouard. Son expression perplexe
fut remplacée par une surprise de plus en plus intense. « C’est la voix
d’Alice », dit-il en blêmissant.
Félicia acquiesça. « Alice. C’est
en retraçant cet appel que je suis tombé sur ton ex.
— Qu’est-ce qui lui est
arrivé? » Il s’appuya sur la table, en proie à un vertige, avant de se
laisser tomber sur une chaise.
« Je l’ignore. Mais les mots
qu’elle utilise sont les mêmes que ceux que mon… sujet utilisait de son vivant.
— Sale petite bête?
— Ouais… Nous avions une relation un
peu particulière. Il faudrait que j’examine Alice. Est-ce que je peux la voir? »
Édouard hésita. « Je ne sais
pas : il est tard… elle a de l’école demain. » Voyant l’expression amusée
de Félicia, il ajouta : « Quoi?
— Rien… Ça ne sera pas long, je te
le promets.
— D’accord. » Pendant qu’il
allait la chercher, Félicia le suivit des yeux avec un sourire tendre. Édouard
revient avec la petite pendue à son cou. « Je pense qu’elle dort
encore.
— C’est parfait comme ça. »
Elle s’approcha à pas de loup. « Frank? Est-ce que tu m’entends?
— Frank? » Félicia fit taire Édouard d’un mouvement. La petite
remua. « Frank?
— Maman? », dit Alice, toute
endormie.
« Non chérie, c’est Papa.
— C’est qui, elle? Qu’est-ce qui se
passe? »
Édouard échangea un regard avec
Félicia. « Rien, rien. Tu peux dormir. » Elle blottit son visage
contre la poitrine de son père pendant qu’il la ramenait au lit.
« Dans le message, Frank disait
qu’il s’était réveillé dans le corps de ta fille », dit Félicia au retour
d’Édouard. « Je pensais qu’en l’appelant par son nom…
— C’est ce qui allait se produire,
ouais. Est-ce que c’est possible que tu te sois trompée?
— Je ne sais pas. Il va falloir
faire des tests… » Édouard pinça les lèvres. « Est-ce que ton ex t’a déjà
parlé de quelque chose, quoi que ce soit qui puisse nous aider? Lorsque je
l’ai vue tout à l’heure, elle n’était pas très réceptive. Je pense qu’elle ne m’aime
pas beaucoup. »
Édouard demeura pensif un instant
avant de dire : « Elle ne m’a rien mentionné de précis. On sait qu’Alice
ne va pas bien depuis un certain temps, qu’elle est morose, qu’elle dort mal.
Elle se fait suivre par une psy. Peut-être qu’elle peut nous aider…
— C’est possible que sa psy ait vu
ou entendu des indices qu’elle n’a pas pu reconnaître comme tels. »
Félicia se leva. « Je vais continuer à réfléchir. S’il y a un moyen de
réparer tout ça, je vais le trouver. Qu’est-ce que tu dirais que je revienne
disons samedi prochain? Si nous pourrions être seuls avec Alice, ce serait
parfait. » Édouard acquiesça. « En attendant, appelle-moi si tu
apprends quelque chose, ok? » Elle lui offrit l’une de ses cartes
d’affaire.
« Et les autres? Ils ne peuvent
pas t’aider? Avramopoulos, par exemple? »
Félicia ricana. « Ça paraît que
tu ne le connais pas encore : même si je lui offrais une faveur, il se
contenterait de rire de moi.
— Il doit bien y avoir
quelqu’un…
— Je vais y penser. On va trouver
quelque chose, ne t’inquiète pas », dit-elle en marchant vers la porte. Édouard,
derrière elle, grogna en signe d’assentiment. Félicia lui planta un baiser inattendu
sur la joue puis s’en alla dans la nuit.
Gordon essuya son sang du miroir. La
vision de l’appartement d’Édouard disparut aussitôt. De toutes les fois où il
l’avait observé, il n’avait jamais encore eu la main si heureuse. C’était bien
triste pour la petite, mais cette histoire donnait à Gordon le droit d’espérer…
Il avait mal raisonné en croyant que le procédé par lequel Avramopoulos était
passé dans un corps plus jeune serait nécessaire à son plan. Le cas
de Frank démontrait qu’une autre solution existait.
La tête pleine de machinations, il coupa
une longueur de ficelle qu’il alla attacher au clou de son Nœud qui
représentait Édouard, pour le relier à celui de Félicia. Était-ce une
coïncidence que les deux éléments principaux de son projet se soient rencontrés
sans son intervention? Était-ce une coïncidence qu’il y assiste, par miroirs
interposés?
« Non », dit-il à voix
haute, bien qu’il fût seul. « Ça ne peut être que le destin. »
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