Alice sursauta lorsqu’elle entendit
le bruit soudain. Elle sursautait beaucoup ces temps-ci, peu importe la raison.
Son père avait les deux mains dans l’eau de vaisselle et elle n’avait pas envie
d’aller répondre; c’est donc Jessica qui trotta jusqu’à la porte pour ouvrir. C’était
leur cousin Alexandre, jovial, qui amenait avec lui une sorte de panier en
plastique. Alice était toujours contente de le voir, quoique pas assez pour qu’elle
sourie. Elle s’ennuyait du temps où il lui était plus facile de sourire que de
sursauter.
« Alex vient nous garder? »,
demanda Jessica.
« Non, en fait, c’est toi qui
va devoir me garder », répondit-il avec un clin d’œil.
Jessica ricana avant de demander :
« Qu’est-ce qu’il y dans la boîte? » Il la lui tendit; elle en tira
une poignée de boitiers en plastique « Des jeux vidéos?
— Un instant, mademoiselle! Pas
juste des jeux! Les meilleurs jeux de l’histoire! »
Jessica inspecta les cartouches,
dubitative. « ‘sont super vieux!
— Pas si vieux que ça! C’est à ça
que je jouais quand j’avais ton âge. Ou, l’âge d’Alice. À peu près. »
Jessica fit la grimace, mais lorsqu’Alexandre
lui demanda si elle voulait essayer, elle acquiesça. Ils entreprirent de
connecter la console au poste de télé. Alice, pour sa part n’avait pas trop
envie de jouer à des jeux plus vieux qu’elle. Elle n’était pas moins irritée qu’Alex
semble s’adresser seulement à sa sœur, et pas à elle…
« Va t’habiller », lui dit
son père en essuyant ses mains, une fois la vaisselle faite.
— On va où?
— Tu vas voir. » Voilà pourquoi Alex s’intéressait plus à
sa sœur : il savait déjà que c’était d’elle seule dont il allait s’occuper.
Alice s’assit dans la voiture, les
bras croisés et la tête enfoncée dans les épaules. « Tu boudes? »,
demanda Édouard en démarrant. Elle choisit de ne pas répondre, ce qui était une
réponse en soi. Tout ceci l’énervait. « Tu veux savoir où on va? »
Elle s’en foutait bien, où ils allaient. Elle continua à faire comme si elle ne
l’avait pas entendu. Il n’insista pas davantage.
Une dizaine de minutes plus tard, il
lui demanda : « Comment ça va avec docteure Victoria?
— Ça va », dit-elle avant de
retomber dans le mutisme. Ne pouvait-il pas la laisser tranquille?
Alice continua à ruminer son malaise
jusqu’à ce que des détails familiers attirent son attention et la sortent de sa
mélancolie… Elle connaissait très bien
les environs. Elle se redressa sur son siège, le cœur battant. Tout portait à
croire qu’ils se dirigeaient vers leur ancienne maison.
« Est-ce qu’il y a quelque
chose qui ne va pas?
— Non, non…
— Ça doit faire longtemps que
tu n’es pas venue dans le coin, hein? As-tu revu la maison depuis notre
déménagement? », demanda-t-il en lui jetant un regard scrutateur.
« Non », répondit-elle. « Pourquoi
j’irais là, hein? » Elle força un rire. « Je n’y suis pas retournée.
Je le jure. » Son père hocha la
tête avant de rediriger son regard vers la route.
Elle aurait du se sentir soulagée qu’il
ait avalé son mensonge si facilement, mais sa panique continua de croître… Elle
ne voulait pas retourner dans cette maison maudite… Elle ne savait pas comment,
elle ignorait pourquoi, mais c’est là que les choses avaient commencé à aller
mal pour elle.
« Je ne veux pas y
aller », susurra-t-elle d’une voix plaintive lorsqu’ils arrivèrent au pied
de la côte qui devenait la rue Hill. « S’il te plaît… »
Édouard ralentit.
« Pourquoi? »
Alice haussa les épaules, mâchant sa
lèvre inférieure pour ravaler les pleurs qui ne demandaient qu’à jaillir. Elle
était coincée. Elle ne voulait pas aller de l’avant… Mais elle ne pouvait pas
avouer son mensonge non plus.
Lorsqu’ils arrivèrent en vue de la
maison, tout son corps se mit à trembler, comme si elle avait été plongée dans
de l’eau glacée. Ses mains étaient froides et moites. Les larmes qu’elle avait
si bravement retenues jusque-là se faufilèrent au-delà de sa résolution pour
venir mouiller ses joues. Elle voulut répéter « Je ne veux pas y aller »,
mais les mots furent étouffés par l’émotion pour ne devenir qu’un gémissement désarticulé.
« Qu’est-ce qui ne va pas, ma
belle? », dit Édouard après avoir stationné la voiture devant la porte.
Alice essuya son nez sur le revers
de sa manche. « J’ai peur », réussit-elle à dire entre deux secousses
nerveuses. Son père contourna la voiture, ouvrit la portière et l’enserra dans
une étreinte. Sa proximité la soulagea, mais le soulagement ne fit que finir d’ouvrir
les vannes aux pleurs. « Ça va aller », dit-il encore et encore en la
berçant doucement. « Je sais ce que c’est difficile. Mais on est ici pour
t’aider. » Lorsque les sanglots se calmèrent, il la prit par la main en
disant : « Viens. »
Il alla sonner à la porte. Que
venaient-ils faire ici? Savait-il qu’elle lui avait menti? Étaient-ils ici pour
s’excuser au nouveau propriétaire de son incursion chez lui?
Une dame aux cheveux blonds vint lui
ouvrir la porte. Alice l’avait déjà vue quelque part… Mais où? Puis, elle se
souvint. « C’est elle! », cria-t-elle en se cachant derrière son
père. « C’est elle qui me tue dans mes cauchemars! » Elle avait fait
un rêve différent avec elle cette semaine, un rêve qu’elle avait oublié jusqu’à
maintenant. Elle était avec son père, dans leur appartement… La femme l’avait appelée
Frank, un nom qui n’était pas le sien, mais pourtant… Presque.
Alice ressentit un vertige en
comprenant qu’elle n’avait pas rêvé cet épisode. Son père connaissait cette
femme. Il la connaissait! Voulait-il qu’elle la tue comme elle l’avait si
souvent tuée dans ses rêves? Était-elle
en train de rêver? Elle voulut crier, mais aucun son ne sortit; elle voulut
fuir, mais son corps lui était maintenant étranger. Elle se sentit choir dans
un gouffre où tout était noir.
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