dimanche 31 mai 2015

Le Nœud Gordien, Épisode 372 : Le conquérant

Alexandre se tourna sur le côté sans ouvrir les yeux. Il rêvait un instant auparavant; il avait envie de rêver encore. Il tira les couvertures jusqu’à son menton.
« T’es réveillé », dit une voix féminine provenant de l’autre moitié du lit, l’ancrant du coup au monde de l’éveil. Il ouvrit les yeux. Il était à peine midi; il avait besoin de dormir encore.
« À moitié », concéda-t-il. « Toi, ça fait longtemps?...
— Une heure ou deux. Je ne travaille pas de nuit, moi… »
Il allait lui rappeler qu’elle ne travaillait pas du tout, mais son envie de répliquer disparut lorsqu’il se tourna vers elle.
À peu près toutes les filles qu’Alexandre avait connues se plaignaient de leur apparence au lever. Sabrina devait être comme les autres, mais dans son cas, ç’aurait été un mensonge. Il est vrai que ses cheveux, qu’elle lissait avec minutie, avaient été ébouriffés par l’oreiller, d’autant plus qu’ils s’étaient endormis en sueur, après une baise du tonnerre. Même ses cheveux en bataille semblaient avoir été posés là par un styliste soucieux du détail. Son corps parfait n’était caché que par une petite culotte. Une toute petite culotte…
Alexandre allait lui dire quelque chose, mais il n’aurait pas pu s’en souvenir si sa vie en dépendait.
« Quoi? », dit-elle sans lever les yeux du téléphone qu’elle tenait à la main.
« Rien », dit-il en s’avançant pour l’embrasser dans le cou. Elle eut un mouvement de recul. Alexandre ne comprendrait jamais les femmes… Elle était tellement chatte hier, tellement intense qu’elle semblait vouloir l’avaler tout rond… Et là? Un vent glacial. Il devinait la suite…
« Est-ce que tu embrasses toutes les filles dans le cou? » Bingo.
Sans dire un mot, Alexandre battit en retraite… Hors du lit. Il passa à la cuisine et entama la préparation du café. Il ne s’était pas beaucoup éloigné – son appartement était minuscule –, mais c’était déjà quelque chose.
Après un moment de silence lourd, Sabrina vint le rejoindre. Elle avait enfilé sa camisole. Tant mieux : ce n’aurait pas été chose facile de jouer l’indifférence avec pareille poitrine sous les yeux. Il fit comme s’il ne l’avait pas remarquée.
« Écoute... Je m’excuse. » Il maintint le silence, apparemment absorbé par la mesure de la quantité exacte de café à mettre dans la machine. « Tu vas encore me dire que tu as été clair dès le départ… C’est juste que… » Elle se mit à mordiller le bout de son pouce, incapable de finir sa phrase. Le geste était craquant. La fille était craquante de A à Z.
Elle inspira et exhala profondément. « J’ai passé une super soirée, hier. »
— Moi aussi », répondit-il en toute sincérité.
« Je devrais apprendre à profiter de ce que j’ai, plutôt que me morfondre sur ce que je n’ai pas… »
Il l’approcha et posa une main sur son épaule, l’autre sur sa joue. « Sab… Toi et moi, on vit quelque chose de spécial… » Un sourire apparut sur ses jolies lèvres. Elle le serra dans ses bras. Il sentit le désir monter.
« Je sais que je ne devrais pas… Mais je m’attache…
— Tu peux t’attacher… », répondit Alexandre. Elle échappa un rire plein de dérision. « Quoi?
— M’attacher? Avec un gars qui saute dans le lit d’une fille après l’autre?
— Sab… Tu le sais que ce n’est pas comme ça que…
— Est-ce que tu couches avec Maélie aussi? J’ai bien vu comment elle te regarde… 
— Je ne raconte pas à personne ce que nous vivions, toi et moi, alors…
— Je sais! Je sais! Et c’est pratique : comme ça, tu ne me dis pas ce que tu vis avec elle
— Sab. Je n’ai jamais couché avec Maélie. » La jeune femme le scruta un instant, à la recherche d’un indice pour décider s’il bluffait ou non. Il disait la vérité… Le sexe oral, ce n’est pas vraiment coucher avec quelqu’un, n’est-ce pas? Sabrina avait posé la question au bon moment. Au rythme où allaient les affaires avec Maélie, d’ici quelques jours, la réponse aurait été différente… Et encore heureux qu’elle ne l’aie pas interrogé sur ses rapports avec Laurence. Sabrina la trouvait sans doute moins jolie, donc moins menaçante… Grave erreur. Une fois échauffée, cette fille était une vraie bombe au lit.
Sabrina se détendit, lui fit un sourire et l’étreignit à nouveau. « Si tu as envie, je serais prête pour ma méditation dirigée. Ça me fait tellement de bien… Je sens qu’on connecte, toi et moi…
— Plus tard, d’accord? Je manque encore un peu de sommeil », répondit Alexandre. « Moi, c’est toi qui me fait du bien. » Il l’embrassa longuement; leur respiration s’accéléra, infusée par la passion. Il tira la camisole au-dessus de sa tête, révélant à nouveau ses seins si bandants. « Je te veux tellement, Sab… »
Elle s’éloigna de quelques centimètres pour mieux regarder son visage. « Moi aussi », dit-elle, toute frémissante de désir. Son ton recelait une certaine tension… Déception? Frustration? Elle me veut… mais pour elle seule.
S’il avait su les bénéfices qu’il en tirerait, il se serait mis à enseigner la magie bien avant… Quoique jongler trois relations simultanées était loin de la sinécure qu’il avait espérée. Chacune voulait être sa préférée, ou mieux encore la seule… Tandis que lui ne rêvait que d’être avec elles en même temps.
Pas toujours facile, la vie de gourou…

dimanche 24 mai 2015

Le Nœud Gordien, épisode 371 : Métempsychose, 3e partie

Félicia entra à pas de loup dans l’antre de Gordon, un café à la main. Le Maître lui offrit pour seul accueil un léger mouvement de la tête. Elle enleva son imperméable et alla s’asseoir dans un coin.
Le laboratoire souterrain avait été réorganisé pour l’accomplissement du rituel de métempsychose. Le corps sans âme qu’elle avait choisi au CHULC était étendu sur la table centrale, la peau couverte de symboles occultes; l’urne qui contenait l’impression de Karl Tobin avait été déposée près de sa tête. Comment Gordon s’était-il arrangé pour sortir le comateux de l’hôpital? Elle l’ignorait; il ne lui avait à peu près rien révélé à propos de ses préparatifs.
S’il n’avait presque jamais été autre chose qu’affable avec elle – à un point tel que Félicia s’était attendue à ce qu’il soit un Maître débonnaire lorsqu’elle avait commencé à travailler avec lui – il était de plus en plus évident qu’il était ressorti du grand rituel changé d’une manière ou d’une autre. Il se montrait souvent distrait, impatient, cassant dans ses répliques. S’il n’avait pas accompli le Grand Œuvre, Félicia aurait pu être tentée d’y voir un indice précoce de sénilité… Mais rien de cela n’avait affecté la qualité de son travail.
Tout ce qu’il effectuait était parfait. Le moindre de ses gestes laissait poindre une maîtrise acquise au fil des décennies. Malgré sa progression fulgurante, Félicia était loin derrière. Très loin. Assez pour que le simple fait de l’observer lui fournisse de multiples occasions d’apprentissage…
En théorie, elle était là pour l’assister; dans les faits, elle aurait aussi bien pu être ailleurs. Elle se permit donc de divaguer après plusieurs minutes d’observations enrichissantes, mais quelque peu monotones.
Ses pensées se tournèrent vers Édouard et son appel du matin… Le plus urgent était déjà réglé. Elle avait parlé avec Juan Varela, le concierge de l’hôtel où Édouard devait se rendre. C’était un homme charmant, qui ne s’était jamais gêné pour flirter avec elle, quoique toujours avec une retenue courtoise. À chaque visite, il la traitait en VIP; elle s’attendait qu’avec sa recommandation, il reçoive Édouard de la même manière. Bref, il serait entre bonnes mains.
Elle avait bien hâte de découvrir les détails de ce voyage aussi mystérieux qu’inattendu…
Et, il fallait l’avouer, elle avait hâte de le revoir, tout court. Découvrir que son silence n’était pas la prise de distance qu’elle avait crainte, mais le résultat de circonstances hors de son contrôle… cela la rendait joyeuse à un point qu’elle s’expliquait mal.
Tu ‘t’expliques mal cela’? Tu vis dans le déni, ma fille… T’es en amour!
Son cœur s’accéléra; un sourire fleurit sur son visage. Je suis en amour.
C’était pourtant si simple, maintenant qu’elle l’avait admis… Si évident.
Voilà pourquoi le silence d’Édouard l’avait tant heurtée. Voilà pourquoi son premier réflexe avait été de vouloir s’envoler vers l’Argentine plutôt que se contenter de lui envoyer son passeport par la poste.
Elle porta une tasse vide à ses lèvres. Elle avait été tellement distraite par ses pensées – et ses émotions – qu’elle avait un peu perdu la notion du temps. Même si ses yeux n’avaient pas quitté Gordon, elle n’avait rien retenu de ce qu’elle avait vu.
Sa décision était prise. Dès qu’il en aurait fini avec la réalisation de cette faveur, elle allait s’envoler pour La Plata.
Le Maître était infatigable : neuf heures après l’arrivée de Félicia, il travaillait encore avec constance et précision. « J’achève », dit-il enfin.
Elle le rejoignit à côté de la table. « Quel est le pronostic?
— Impossible à dire. Mais si cette tentative échoue, il me reste encore une autre piste à explorer.
— Ah oui?
— Elle est encore plus longue et complexe que celle-ci… Je ne m’en tirerai pas en moins de trois semaines. Encore chanceux que La Cité baigne dans une énergie concentrée, et que mon laboratoire se retrouve ni trop près, ni trop loin de la zone radiesthésique… Ailleurs, il faudrait ajouter au moins une semaine supplémentaire. Sans doute plus. Bon, allons-y. À Dieu vat! »
Le dernier segment ne prit que cinq minutes, pendant lesquelles Gordon délaissa sa lenteur et sa minutie pour plutôt effectuer des gestes énergiques. Félicia pouvait reconstruire le sens derrière plusieurs d’entre eux, bien que la fonction de la majorité demeurait hors de la portée de sa compréhension, indice supplémentaire de l’envergure du praticien devant elle.
Félicia sut que la conclusion était proche lorsque Gordon prit une aiguille entre ses doigts et alla perforer la peau du comateux, au bout de son index – le doigt du commandement –, qu’il pressa ensuite pour faire perler une goutte de sang.
« Si tu veux bien », dit-il en désignant l’urne d’un mouvement de la tête. Félicia la prit et la déposa à côté de la table, aux pieds de Gordon. Celui-ci manœuvra le doigt ensanglanté jusqu’à l’appuyer sur l’urne. « C’est fait. »
Aucun effet visible ne vint souligner la complétion du rituel. Il ne restait qu’à attendre et voir.
Le corps étendu avait respiré de façon régulière durant tout ce temps; il hoqueta soudainement avant de prendre une inspiration profonde en clignant des yeux. « Karl? »
L’homme se recroquevilla brusquement et se mit à mugir comme un animal dépecé vif.
Félicia chercha Gordon du regard, mais le Maître demeurait fixé sur le corps réanimé.
Le hurlement continua pendant une période interminable, ne s’interrompant que lorsque ses poumons étaient vides. Son corps, indifférent à son désarroi, imposait alors une inspiration hachurée, après quoi le son revenait en force.
Félicia avait-elle mal choisi son intervention? Avait-elle seulement déplacé les souffrances de l’impression en l’incarnant dans la chair?
La plainte finit par s’amenuiser. Dès que l’accalmie fut confirmée, Gordon dit, d’une voix autoritaire : « Karl! Fais-moi un signe si tu me comprends! »
L’homme tressaillit et regarda autour de lui, affolé, comme s’il réalisait pour la première fois où il se trouvait. Il ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit. Les yeux pleins d’eau, il fit un signe de la tête avant d’éclater en sanglots, en position fœtale.
Félicia fut soulagée de voir les pleurs diminuer de seconde en seconde. Il avait acquiescé à la question de Gordon... C’était un premier indice qu’une impression était plus qu’une image passive et insensible. Elle avait raison.
C’était un moment historique : une frontière réputée infranchissable venait peut-être de tomber sous leurs yeux. Nous pouvons ramener les impressions à la vie… Frank. Gianfranco.
Son cœur bondit dans sa poitrine. Papa

dimanche 17 mai 2015

Le Nœud Gordien, épisode 370 : Déboussolé, 2e partie

Le chemin de terre battue était bordé de deux rangées de platanes aux feuilles d’apparence cirée. La verdure environnante réduisant la portée de son regard, mais Édouard finit par distinguer des bâtiments au bout du chemin, alignés sur une rue perpendiculaire.
La maison la plus proche n’en était pas vraiment une; il s’agissait d’une sorte de bunker rectangulaire avec une porte en tissus et une paire de fenêtres grillagées. Deux détails laissaient croire qu’il s’agissait d’une habitation et non du vestige d’une guerre passée : une mobylette était stationnée dans la cour, et une antenne parabolique s’élevait du toit.
Les intersections voisines laissaient croire que le quartier était organisé en quadrillés. Il tourna le coin et s’enfonça parmi les maisonnettes, maintenant une respiration profonde et régulière pour tenir à distance l’effroi causé par sa situation anormale. Fort heureusement, il ne percevait presque plus son odeur nauséabonde.
Les rues étaient aussi désertes que l’avait été le chemin de terre. Seuls les klaxons, en apparence toujours aussi lointains, lui donnaient l’impression de ne pas être perdu dans une ville-fantôme.
Il déambula un moment avant d’apercevoir un homme plus loin sur son chemin. Il s’agissait d’un garagiste dont l’atelier était installé au coin d’une rue. L’enseigne était en espagnol. L’homme fumait une clope en scrutant la voiture dans sa cour, l’air pensif.
« Excusez-moi… Sorry? » Le garagiste remarqua Édouard pour la première fois. Il le détailla des pieds à la tête en plissant le nez. « Parlez-vous français? English? »
Sans surprise, l’homme lui répondit en espagnol. Édouard n’y comprit que dalle. Il fouilla ses souvenirs à la recherche de mots qui lui permettraient de communiquer. Il réussit à se remémorer deux concepts-clé : et ici. « Donde… aqui? »
Cela sembla amuser le garagiste. « Berisso », répondit-il avec un sourire moqueur. Voyant les points d’interrogation dans les yeux d’Édouard, il ajouta  « La Plata? Buenos Aires? » Puis, en pouffant de rire : « Argentina? »
Il avait déjà compris qu’il se trouvait dans un autre pays, mais la confirmation du soupçon lui donna le vertige. Qu’est-ce que Hill est venu foutre à l’autre bout du monde? Qu’a-t-il fait de mon corps en mon absence?
Le garagiste lui posa une question sur un ton inquiet. Édouard fit un geste pour le rassurer.
« Donde… Teléfono? »
L’homme lui donna des directions en gesticulant. Édouard retint que sa destination se trouvait quelque part par là – plus loin sur la rue qu’il avait empruntée –, puis à droite. Il remercia son interlocuteur avec un gracias maladroit, et continua son chemin. 
Il aperçut une épicerie quelques coins de rue plus loin, devant laquelle se trouvait une cabine téléphonique. Édouard se trouva confronté à un nouveau défi : celle-ci n’acceptait que la monnaie argentine. Que faire?
Il se tourna vers l’épicerie. Un collant sur la façade lui procura une joie démesurée : le commerce acceptait sa carte de crédit!
L’épicier ne cacha pas son dégoût lorsqu’Édouard rentra, mais il ne dit rien. Il s’acheta quelques victuailles, une bouteille de jus et une carte d’appel internationale avant de retourner à la cabine. Il grignota une poignée de croustilles pour soulager son ventre vide pendant qu’il considérait qui appeler…
Une décision logique aurait été de contacter son ambassade en prétextant que son passeport avait été volé, mais cela risquait de soulever bien des questions embarrassantes, des questions auxquelles Édouard ne pouvait pas répondre.
Il devinait que s’il appelait Avramopoulos, il le paierait cher en moqueries et en remontrances… Gordon aurait été une meilleure option, ne serait-ce que parce qu’il devait garder secrète leur collaboration… Ni l’un ni l’autre.
Édouard composa le numéro interminable qui activait la carte d’appel, puis celui de Félicia. Pendant que la communication s’établissait, Édouard attendit, la gorge serrée, l’estomac chamboulé. Il craignit que les croustilles aient été avariées.
Léger soulagement : Félicia décrocha. « Allô… » Sa voix était endormie.
« Félicia? C’est moi. Édouard. » Moment de silence.
« Je suis contente que tu aies enfin trouvé le temps de me rappeler. 
— Ce n’est pas ce que tu penses…
— Ouais. Dans mon expérience, quand quelqu’un dit cela, c’est exactement ce que je pense dont il est question. 
— Je viens de me réveiller à La Plata, en Argentine, et je n’ai pas la moindre idée comment je suis arrivé ici. »
Nouveau silence. « J’avoue que ce n’est pas ce que je pensais.
— Je n’ai pas de passeport, je ne connais personne ici…
— Et c’est moi que tu appelles? » Son ton avait changé du tout au tout. Elle semblait… flattée. « Est-ce qu’il y a un moyen de te rejoindre?
— Mon téléphone est mort…
— Tu as de l’argent?
— Une carte de crédit…
— D’accord. Va prendre une chambre à l’hôtel Teatro Argentino…
— Tu connais La Plata?
— C’est une ville… spéciale. Comme La Cité. Tu vois ce que je veux dire?
— Je crois, oui. » Une ville radiesthésique?
« Ils ont un poste Internet dans le lobby. Écris-moi lorsque tu seras installé. Je m’occupe du reste.
— Vraiment?
— Tu me fais confiance? »
Il répondit sans hésiter. « Oui.
— Alors ne t’inquiète pas. Et Édouard? Je suis contente de te parler. »
Il raccrocha, content d’avoir trouvé un objectif clair. Il ne lui restait plus qu’à trouver sa destination malgré la barrière du langage.
Son ventre fut pris d’un grondement effrayant. Il tenta d’examiner le sac de croustille pour vérifier la date de péremption, mais la vue de la nourriture suffit à lui donner la nausée.
Oh non, pensa-t-il en réalisant dans quel mauvais pas il se trouvait. Les croustilles n’ont rien à voir : J’ai baigné dans de l’eau d’égout. Et en plus, j’ai mangé avec les mains.
Il avait été inconscient. Les choses n’allaient pas s’améliorer de sitôt, s’il devait en être malade…
Le temps était compté : il lui fallait trouver une salle de bain au plus vite.

dimanche 10 mai 2015

Le Nœud Gordien, épisode 369 : Déboussolé, 1re partie

Sous l’eau. Édouard était sous l’eau! Il se débattit comme un forcené, en proie à une terreur associée aux pires des cauchemars. Il n’avait aucune idée comment il avait abouti dans cette situation, mais une chose était sûre : il ne rêvait pas!
Submergé dans la flotte, bousculé par le courant, incapable de discerner le haut et le bas… Ouvrir ses yeux ne l’aida pas; de un, l’eau était opaque; de deux, elle brûlait autant qu’un mélange de vinaigre et de décapant.
Il aurait voulu crier, mais crier, c’était ouvrir la bouche; ouvrir la bouche, c’était se noyer…
Son épaule frotta du béton; c’était déjà quelque chose, un point de repère. Au prix d’un effort, il fit pivoter son corps et poussa avec ses pieds. Sa tête émergea; ce n’était peut-être pas encore une victoire, mais c’était à tout le moins repousser la défaite.
Il inspira goulument, seulement pour s’étouffer : quelques gouttelettes fétides s’étaient rendues à sa bouche. Il toussa et cracha en luttant pour garder son assise contre le courant.
Il se trouvait dans une sorte d’égout bétonné à ciel ouvert, dont le débit laissait croire qu’il s’agissait aussi d’un ruisseau. Une odeur horrible régnait sur les lieux.
Édouard aperçut une sorte d’échelle métallique encastrée à même le mur un peu plus loin. Il sautilla jusque-là, porté par le flot, jusqu’à ce qu’il puisse l’agripper et enfin se tirer de là. Ses vêtements étaient alourdis par les saletés qu’ils avaient épongées.
Une fois sorti du canal, il se laissa rouler au sol. L’herbe mouillée laissait croire qu’il avait plu tout récemment.  De gros nuages gris roulaient dans le ciel au-dessus, suggérant que l’accalmie n’était que momentanée.
Ce n’est qu’après ce moment de décompression que la question s’imposa enfin : Qu’est-ce que je fous ici?
Il se redressa et inspecta les environs. À sa connaissance, les bourgeons du printemps n’avaient pas encore montré leur verdure, mais la végétation qui l’entourait était luxuriante. Plus encore, elle était composée d’espèces qui n’avaient rien en commun avec celles de La Cité… Chaque détail sur lequel il s’attardait ajoutait une nouvelle incongruité. L’air humide, un brin salin… Des klaxons de voiture retentissaient au loin, trop aigus et trop fréquents…
Il aperçut une page de journal prise dans un buisson quelques pas plus loin. La page détrempée se déchirait au moindre contact, mais il réussit en libérer un pan assez large pour pouvoir en lire quelques mots écrits en espagnol. En espagnol!?
Il resta sur place à dégouliner pendant plusieurs secondes, complètement éberlué.
Sa première pensée cohérente fut de consulter son téléphone pour tenter d’éclaircir une part du mystère, à tout le moins découvrir la date, avec un peu de chance sa localisation.
Sa seconde pensée fut oh non. Son téléphone avait été immergé avec lui. Sans surprise, il en était ressorti bousillé : il ne s’allumait même plus.
« Okay. Okay. Pas de panique », dit-il à voix haute dans l’espoir de juguler la terreur qui menaçait de lui faire perdre la tête. « De quoi tu te souviens? Le grand rituel. Le dôme rouge sur la ville. Le feu bleu et le pied du pauvre Arie. Ensuite… J’ai reconduit Félicia. »
Déclic. Hill. Leur discussion dans le non-espace blanc. Seriez-vous disposé à m’offrir une faveur en échange de considérations futures?
Cette faveur, c’était de lui permettre une nouvelle séance d’écriture automatique de manière à compléter ce qu’il avait commencé : transmettre la marche à suivre pour lui permettre de sortir de son purgatoire.
Édouard avait accepté de lui prêter son bras. Il avait bien compris que les faveurs et les secrets étaient la monnaie d’échange entre initiés; il était bien content de commencer à construire son propre capital.
Une fois le marché conclu, il s’était éveillé dans le grenier. Il était descendu dans l’atelier de Félicia et avait tracé sur son avant-bras le symbole que Hill lui avait enseigné.
C’était son tout dernier souvenir.
Édouard roula sa manche. Le symbole y était encore, quoiqu’à moitié effacé, sans doute lessivé à l’eau d’égout. En l’inspectant de plus près, il réalisa que quelqu’un l’avait retracé après lui.
Une esquisse d’explication prit enfin forme dans son esprit… D’une façon ou d’une autre, Hill ne s’était pas contenté d’habiter la main d’Édouard : il l’avait possédé tout entier, tant que le symbole était demeuré intact.  
Édouard frissonna. Il l’avait échappé belle… Que serait-il devenu si la possession avait duré… Si l’encre du symbole avait été tatouée, par exemple? Aurait-il fini comme Frank dans Alice, un passager impuissant dont on aurait à peine pu dire qu’il existât?
Le frisson se transforma en tremblement nerveux. Il ferma les paupières et se força à respirer profondément pour tenter de retrouver une mesure de calme. Petit à petit, la méditation fit son effet.
Il soupira une dernière fois avant de rouvrir les yeux. Une rangée de poteaux électriques était visible un peu plus loin; jugeant qu’il s’agissait d’un fil d’Ariane vers les habitations les plus proches, Édouard la choisit comme premier objectif. Il ne se trompait pas : un chemin de terre le longeait. Il se mit en marche vers la gauche, en direction du bruit ténu des klaxons, priant pour que la pluie vienne rincer ces immondices dont il était imprégné avant qu’il ne rencontre quiconque.

dimanche 3 mai 2015

Le Nœud Gordien, épisode 368 : Cire chaude, 2e partie

Hill descendit les marches, encore étonné par son œuvre instantanée. Les trois qui étaient un le suivirent, sans dire un mot. L’homme au pistolet, quant à lui, choisit de demeurer en haut.
Le couloir dans le trou était devenu une grande pièce au plancher de marbre, lambrissé de boiseries, telle qu’il l’avait voulue. La malléabilité de ce lieu était une véritable merveille au potentiel infini.
« Est-ce… Tricane qui a créé cet endroit? » Il utilisait le nom un peu à l’aveuglette. Il lui était apparu au cœur de la masse d’information que la metascharfsinn lui avait révélée, dont les détails s’estompaient d’ailleurs un peu plus à chaque seconde.
Les trois acquiescèrent.
« Savez-vous comment elle s’y est prise? » Ils répondirent par un non de la tête simultané. « Quels interlocuteurs loquaces vous faites…
— Au moins, nous, nous répondons à tes questions », rétorqua le jeune homme… Timothée.
Hill haussa le sourcil. Ah : ils attendent encore que je précise la nature de cette œuvre dont je leur ai parlé. « Touché », répondit-il. « Avez-vous exploré ces couloirs?
— Un peu », dit la fleur d’Orient Celle-là, il n’avait pas retenu son nom, aussi exotique que son apparence. Elle semblait suivre la conversation à moitié, plus intéressée à scruter le mur. Elle posa les mains sur les boiseries et pressa, comme pour tester leur solidité. Sans surprise, la surface résista.
Ses deux collègues la rejoignirent. Les trois se positionnèrent en triangle et levèrent les mains, synchronisés comme un corps de ballet. Hill sursauta : une étincelle était apparue entre les paumes de chacun. Le sol trembla; Hill agrippa la rampe de laiton, stupéfié. Une nouvelle vague de l’odeur délicieuse envahit la pièce alors que le mur du fond retrouva la consistance de la cire chaude.
Un nouveau couloir apparut derrière, plutôt fruste comparé à la pièce créée par Hill : un simple passage de béton, éclairé bien qu’aucune source lumineuse ne soit visible, qui menait à une pièce plus grande… Les trois passèrent de l’autre côté, à la queue leu leu.
Hill avait mal compris la nature du lien qui unissait ces trois-là… Ils n’étaient pas sur le seuil de la metascharfsinn : ils l’avaient déjà traversé. Mais comment? Harré avait su le guider vers cette acuité supérieure en s’appuyant sur une vie de pratique acharnée et de discipline mentale… Ces jeunots avaient une maîtrise sans commune mesure avec leur expérience. Il y avait de quoi être jaloux… Mais surtout, inquiet.
Personne n’est en sécurité lorsque des enfants jouent avec de la dynamite.
Il s’engagea prudemment à leur suite dans l’ouverture.
Les trois s’affairaient à aménager le nouvel espace, le sourire aux lèvres et les yeux écarquillés… Une grande salle commune prenait forme, meublée de tables et de chaises, avec un dais à son extrémité… des portes de chaque côté menaient à des dortoirs à lits superposés… Hill aperçut que le plus vieux des trois – Martin – travaillait sur une grande cuisine…
Personne ne semblait plus lui porter attention. Il retourna au pied de l’escalier. L’homme au pistolet n’était plus visible en haut des marches.
Il s’engagea dans le couloir au dallage méditerranéen qui reprenait juste au-delà de la pièce qu’il avait créée. Une odeur vint titiller ses narines. Une odeur à la fois familière et nouvelle…
Harré lui-même n’avait pas réussi à expliquer pourquoi Hill percevait la magie via l’olfaction – ou même ce qui expliquait que, pour lui, les diverses manifestations du surnaturel possédaient une odeur distincte. Pour sa part, c’était difficile d’imaginer comment les autres pouvaient percevoir les choses sans cette dimension qui était pour lui si caractéristique…
Le nez en l’air, il s’engagea dans les méandres souterrains. L’odeur devint de plus en plus nette à chaque détour, assez pour la reconnaître… Mais ce qu’il percevait était absurde dans ce contexte.
Ça sent le Maroc. Plus précisément… La source tellurique que Harré avait créée à Tanger…
L’odeur le conduisit jusqu’à une zone sombre où le couloir se transformait en grotte. Quelques pas plus loin, il émergeait du souterrain.
Il ne s’était pas trompé. Le ciel noir, la végétation tropicale, mais l’odeur, surtout l’odeur… Cette géniale Tricane avait déformé l’espace d’une manière complètement inédite.
S’il pouvait découvrir comment elle s’y était prise, s’il pouvait à son tour ouvrir d’autres voies vers les Cercles de par le monde… À courte échéance, le rêve qu’il partageait avec Harré pouvait devenir réalité.