dimanche 17 mai 2015

Le Nœud Gordien, épisode 370 : Déboussolé, 2e partie

Le chemin de terre battue était bordé de deux rangées de platanes aux feuilles d’apparence cirée. La verdure environnante réduisant la portée de son regard, mais Édouard finit par distinguer des bâtiments au bout du chemin, alignés sur une rue perpendiculaire.
La maison la plus proche n’en était pas vraiment une; il s’agissait d’une sorte de bunker rectangulaire avec une porte en tissus et une paire de fenêtres grillagées. Deux détails laissaient croire qu’il s’agissait d’une habitation et non du vestige d’une guerre passée : une mobylette était stationnée dans la cour, et une antenne parabolique s’élevait du toit.
Les intersections voisines laissaient croire que le quartier était organisé en quadrillés. Il tourna le coin et s’enfonça parmi les maisonnettes, maintenant une respiration profonde et régulière pour tenir à distance l’effroi causé par sa situation anormale. Fort heureusement, il ne percevait presque plus son odeur nauséabonde.
Les rues étaient aussi désertes que l’avait été le chemin de terre. Seuls les klaxons, en apparence toujours aussi lointains, lui donnaient l’impression de ne pas être perdu dans une ville-fantôme.
Il déambula un moment avant d’apercevoir un homme plus loin sur son chemin. Il s’agissait d’un garagiste dont l’atelier était installé au coin d’une rue. L’enseigne était en espagnol. L’homme fumait une clope en scrutant la voiture dans sa cour, l’air pensif.
« Excusez-moi… Sorry? » Le garagiste remarqua Édouard pour la première fois. Il le détailla des pieds à la tête en plissant le nez. « Parlez-vous français? English? »
Sans surprise, l’homme lui répondit en espagnol. Édouard n’y comprit que dalle. Il fouilla ses souvenirs à la recherche de mots qui lui permettraient de communiquer. Il réussit à se remémorer deux concepts-clé : et ici. « Donde… aqui? »
Cela sembla amuser le garagiste. « Berisso », répondit-il avec un sourire moqueur. Voyant les points d’interrogation dans les yeux d’Édouard, il ajouta  « La Plata? Buenos Aires? » Puis, en pouffant de rire : « Argentina? »
Il avait déjà compris qu’il se trouvait dans un autre pays, mais la confirmation du soupçon lui donna le vertige. Qu’est-ce que Hill est venu foutre à l’autre bout du monde? Qu’a-t-il fait de mon corps en mon absence?
Le garagiste lui posa une question sur un ton inquiet. Édouard fit un geste pour le rassurer.
« Donde… Teléfono? »
L’homme lui donna des directions en gesticulant. Édouard retint que sa destination se trouvait quelque part par là – plus loin sur la rue qu’il avait empruntée –, puis à droite. Il remercia son interlocuteur avec un gracias maladroit, et continua son chemin. 
Il aperçut une épicerie quelques coins de rue plus loin, devant laquelle se trouvait une cabine téléphonique. Édouard se trouva confronté à un nouveau défi : celle-ci n’acceptait que la monnaie argentine. Que faire?
Il se tourna vers l’épicerie. Un collant sur la façade lui procura une joie démesurée : le commerce acceptait sa carte de crédit!
L’épicier ne cacha pas son dégoût lorsqu’Édouard rentra, mais il ne dit rien. Il s’acheta quelques victuailles, une bouteille de jus et une carte d’appel internationale avant de retourner à la cabine. Il grignota une poignée de croustilles pour soulager son ventre vide pendant qu’il considérait qui appeler…
Une décision logique aurait été de contacter son ambassade en prétextant que son passeport avait été volé, mais cela risquait de soulever bien des questions embarrassantes, des questions auxquelles Édouard ne pouvait pas répondre.
Il devinait que s’il appelait Avramopoulos, il le paierait cher en moqueries et en remontrances… Gordon aurait été une meilleure option, ne serait-ce que parce qu’il devait garder secrète leur collaboration… Ni l’un ni l’autre.
Édouard composa le numéro interminable qui activait la carte d’appel, puis celui de Félicia. Pendant que la communication s’établissait, Édouard attendit, la gorge serrée, l’estomac chamboulé. Il craignit que les croustilles aient été avariées.
Léger soulagement : Félicia décrocha. « Allô… » Sa voix était endormie.
« Félicia? C’est moi. Édouard. » Moment de silence.
« Je suis contente que tu aies enfin trouvé le temps de me rappeler. 
— Ce n’est pas ce que tu penses…
— Ouais. Dans mon expérience, quand quelqu’un dit cela, c’est exactement ce que je pense dont il est question. 
— Je viens de me réveiller à La Plata, en Argentine, et je n’ai pas la moindre idée comment je suis arrivé ici. »
Nouveau silence. « J’avoue que ce n’est pas ce que je pensais.
— Je n’ai pas de passeport, je ne connais personne ici…
— Et c’est moi que tu appelles? » Son ton avait changé du tout au tout. Elle semblait… flattée. « Est-ce qu’il y a un moyen de te rejoindre?
— Mon téléphone est mort…
— Tu as de l’argent?
— Une carte de crédit…
— D’accord. Va prendre une chambre à l’hôtel Teatro Argentino…
— Tu connais La Plata?
— C’est une ville… spéciale. Comme La Cité. Tu vois ce que je veux dire?
— Je crois, oui. » Une ville radiesthésique?
« Ils ont un poste Internet dans le lobby. Écris-moi lorsque tu seras installé. Je m’occupe du reste.
— Vraiment?
— Tu me fais confiance? »
Il répondit sans hésiter. « Oui.
— Alors ne t’inquiète pas. Et Édouard? Je suis contente de te parler. »
Il raccrocha, content d’avoir trouvé un objectif clair. Il ne lui restait plus qu’à trouver sa destination malgré la barrière du langage.
Son ventre fut pris d’un grondement effrayant. Il tenta d’examiner le sac de croustille pour vérifier la date de péremption, mais la vue de la nourriture suffit à lui donner la nausée.
Oh non, pensa-t-il en réalisant dans quel mauvais pas il se trouvait. Les croustilles n’ont rien à voir : J’ai baigné dans de l’eau d’égout. Et en plus, j’ai mangé avec les mains.
Il avait été inconscient. Les choses n’allaient pas s’améliorer de sitôt, s’il devait en être malade…
Le temps était compté : il lui fallait trouver une salle de bain au plus vite.

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