Le chemin de terre
battue était bordé de deux rangées de platanes aux feuilles d’apparence cirée.
La verdure environnante réduisant la portée de son regard, mais Édouard finit
par distinguer des bâtiments au bout du chemin, alignés sur une rue
perpendiculaire.
La maison la plus
proche n’en était pas vraiment une; il s’agissait d’une sorte de bunker rectangulaire
avec une porte en tissus et une paire de fenêtres grillagées. Deux détails
laissaient croire qu’il s’agissait d’une habitation et non du vestige d’une
guerre passée : une mobylette était stationnée dans la cour, et une
antenne parabolique s’élevait du toit.
Les intersections
voisines laissaient croire que le quartier était organisé en quadrillés. Il
tourna le coin et s’enfonça parmi les maisonnettes, maintenant une respiration
profonde et régulière pour tenir à distance l’effroi causé par sa situation
anormale. Fort heureusement, il ne percevait presque plus son odeur
nauséabonde.
Les rues étaient aussi
désertes que l’avait été le chemin de terre. Seuls les klaxons, en apparence
toujours aussi lointains, lui donnaient l’impression de ne pas être perdu dans
une ville-fantôme.
Il déambula un moment
avant d’apercevoir un homme plus loin sur son chemin. Il s’agissait d’un
garagiste dont l’atelier était installé au coin d’une rue. L’enseigne était en
espagnol. L’homme fumait une clope en scrutant la voiture dans sa cour, l’air
pensif.
« Excusez-moi… Sorry? » Le garagiste remarqua
Édouard pour la première fois. Il le détailla des pieds à la tête en plissant
le nez. « Parlez-vous français? English? »
Sans surprise, l’homme
lui répondit en espagnol. Édouard n’y comprit que dalle. Il fouilla ses
souvenirs à la recherche de mots qui lui permettraient de communiquer. Il
réussit à se remémorer deux concepts-clé : où et ici. « Donde…
aqui? »
Cela sembla amuser le
garagiste. « Berisso », répondit-il avec un sourire moqueur. Voyant
les points d’interrogation dans les yeux d’Édouard, il ajouta « La Plata? Buenos Aires? » Puis, en
pouffant de rire : « Argentina? »
Il avait déjà compris
qu’il se trouvait dans un autre pays, mais la confirmation du soupçon lui donna
le vertige. Qu’est-ce que Hill est venu foutre
à l’autre bout du monde? Qu’a-t-il
fait de mon corps en mon absence?
Le garagiste lui posa
une question sur un ton inquiet. Édouard fit un geste pour le rassurer.
« Donde…
Teléfono? »
L’homme lui donna des
directions en gesticulant. Édouard retint que sa destination se trouvait
quelque part par là – plus loin sur
la rue qu’il avait empruntée –, puis à droite. Il remercia son interlocuteur
avec un gracias maladroit, et
continua son chemin.
Il aperçut une
épicerie quelques coins de rue plus loin, devant laquelle se trouvait une
cabine téléphonique. Édouard se trouva confronté à un nouveau défi :
celle-ci n’acceptait que la monnaie argentine. Que faire?
Il se tourna vers
l’épicerie. Un collant sur la façade lui procura une joie démesurée : le
commerce acceptait sa carte de crédit!
L’épicier ne cacha pas
son dégoût lorsqu’Édouard rentra, mais il ne dit rien. Il s’acheta quelques
victuailles, une bouteille de jus et une carte d’appel internationale avant de
retourner à la cabine. Il grignota une poignée de croustilles pour soulager son
ventre vide pendant qu’il considérait qui appeler…
Une décision logique
aurait été de contacter son ambassade en prétextant que son passeport avait été
volé, mais cela risquait de soulever bien des questions embarrassantes, des
questions auxquelles Édouard ne pouvait pas répondre.
Il devinait que s’il
appelait Avramopoulos, il le paierait cher en moqueries et en remontrances…
Gordon aurait été une meilleure option, ne serait-ce que parce qu’il devait
garder secrète leur collaboration… Ni
l’un ni l’autre.
Édouard composa le
numéro interminable qui activait la carte d’appel, puis celui de Félicia.
Pendant que la communication s’établissait, Édouard attendit, la gorge serrée,
l’estomac chamboulé. Il craignit que les croustilles aient été avariées.
Léger
soulagement : Félicia décrocha. « Allô… » Sa voix était
endormie.
« Félicia? C’est
moi. Édouard. » Moment de silence.
« Je suis
contente que tu aies enfin trouvé le temps de
me rappeler.
— Ce n’est pas ce que
tu penses…
— Ouais. Dans mon
expérience, quand quelqu’un dit cela, c’est exactement
ce que je pense dont il est question.
— Je viens de me
réveiller à La Plata, en Argentine, et je n’ai pas la moindre idée comment je
suis arrivé ici. »
Nouveau silence.
« J’avoue que ce n’est pas ce que je pensais.
— Je n’ai pas de
passeport, je ne connais personne ici…
— Et c’est moi que tu
appelles? » Son ton avait changé du tout au tout. Elle semblait… flattée. « Est-ce qu’il y a un
moyen de te rejoindre?
— Mon téléphone est
mort…
— Tu as de l’argent?
— Une carte de crédit…
— D’accord. Va prendre
une chambre à l’hôtel Teatro Argentino…
— Tu connais La Plata?
— C’est une ville… spéciale. Comme La Cité. Tu vois ce que je
veux dire?
— Je crois,
oui. » Une ville radiesthésique?
« Ils ont un
poste Internet dans le lobby. Écris-moi lorsque tu seras installé. Je m’occupe
du reste.
— Vraiment?
— Tu me fais
confiance? »
Il répondit sans
hésiter. « Oui.
— Alors ne t’inquiète
pas. Et Édouard? Je suis contente de te parler. »
Il raccrocha, content
d’avoir trouvé un objectif clair. Il ne lui restait plus qu’à trouver sa
destination malgré la barrière du langage.
Son ventre fut pris
d’un grondement effrayant. Il tenta d’examiner le sac de croustille pour
vérifier la date de péremption, mais la vue de la nourriture suffit à lui
donner la nausée.
Oh non, pensa-t-il en réalisant dans quel mauvais pas il se
trouvait. Les croustilles n’ont rien à
voir : J’ai baigné dans de l’eau d’égout. Et en plus, j’ai mangé avec les
mains.
Il avait été
inconscient. Les choses n’allaient pas s’améliorer de sitôt, s’il devait en
être malade…
Le temps était
compté : il lui fallait trouver une salle de bain au plus vite.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire