dimanche 24 mai 2015

Le Nœud Gordien, épisode 371 : Métempsychose, 3e partie

Félicia entra à pas de loup dans l’antre de Gordon, un café à la main. Le Maître lui offrit pour seul accueil un léger mouvement de la tête. Elle enleva son imperméable et alla s’asseoir dans un coin.
Le laboratoire souterrain avait été réorganisé pour l’accomplissement du rituel de métempsychose. Le corps sans âme qu’elle avait choisi au CHULC était étendu sur la table centrale, la peau couverte de symboles occultes; l’urne qui contenait l’impression de Karl Tobin avait été déposée près de sa tête. Comment Gordon s’était-il arrangé pour sortir le comateux de l’hôpital? Elle l’ignorait; il ne lui avait à peu près rien révélé à propos de ses préparatifs.
S’il n’avait presque jamais été autre chose qu’affable avec elle – à un point tel que Félicia s’était attendue à ce qu’il soit un Maître débonnaire lorsqu’elle avait commencé à travailler avec lui – il était de plus en plus évident qu’il était ressorti du grand rituel changé d’une manière ou d’une autre. Il se montrait souvent distrait, impatient, cassant dans ses répliques. S’il n’avait pas accompli le Grand Œuvre, Félicia aurait pu être tentée d’y voir un indice précoce de sénilité… Mais rien de cela n’avait affecté la qualité de son travail.
Tout ce qu’il effectuait était parfait. Le moindre de ses gestes laissait poindre une maîtrise acquise au fil des décennies. Malgré sa progression fulgurante, Félicia était loin derrière. Très loin. Assez pour que le simple fait de l’observer lui fournisse de multiples occasions d’apprentissage…
En théorie, elle était là pour l’assister; dans les faits, elle aurait aussi bien pu être ailleurs. Elle se permit donc de divaguer après plusieurs minutes d’observations enrichissantes, mais quelque peu monotones.
Ses pensées se tournèrent vers Édouard et son appel du matin… Le plus urgent était déjà réglé. Elle avait parlé avec Juan Varela, le concierge de l’hôtel où Édouard devait se rendre. C’était un homme charmant, qui ne s’était jamais gêné pour flirter avec elle, quoique toujours avec une retenue courtoise. À chaque visite, il la traitait en VIP; elle s’attendait qu’avec sa recommandation, il reçoive Édouard de la même manière. Bref, il serait entre bonnes mains.
Elle avait bien hâte de découvrir les détails de ce voyage aussi mystérieux qu’inattendu…
Et, il fallait l’avouer, elle avait hâte de le revoir, tout court. Découvrir que son silence n’était pas la prise de distance qu’elle avait crainte, mais le résultat de circonstances hors de son contrôle… cela la rendait joyeuse à un point qu’elle s’expliquait mal.
Tu ‘t’expliques mal cela’? Tu vis dans le déni, ma fille… T’es en amour!
Son cœur s’accéléra; un sourire fleurit sur son visage. Je suis en amour.
C’était pourtant si simple, maintenant qu’elle l’avait admis… Si évident.
Voilà pourquoi le silence d’Édouard l’avait tant heurtée. Voilà pourquoi son premier réflexe avait été de vouloir s’envoler vers l’Argentine plutôt que se contenter de lui envoyer son passeport par la poste.
Elle porta une tasse vide à ses lèvres. Elle avait été tellement distraite par ses pensées – et ses émotions – qu’elle avait un peu perdu la notion du temps. Même si ses yeux n’avaient pas quitté Gordon, elle n’avait rien retenu de ce qu’elle avait vu.
Sa décision était prise. Dès qu’il en aurait fini avec la réalisation de cette faveur, elle allait s’envoler pour La Plata.
Le Maître était infatigable : neuf heures après l’arrivée de Félicia, il travaillait encore avec constance et précision. « J’achève », dit-il enfin.
Elle le rejoignit à côté de la table. « Quel est le pronostic?
— Impossible à dire. Mais si cette tentative échoue, il me reste encore une autre piste à explorer.
— Ah oui?
— Elle est encore plus longue et complexe que celle-ci… Je ne m’en tirerai pas en moins de trois semaines. Encore chanceux que La Cité baigne dans une énergie concentrée, et que mon laboratoire se retrouve ni trop près, ni trop loin de la zone radiesthésique… Ailleurs, il faudrait ajouter au moins une semaine supplémentaire. Sans doute plus. Bon, allons-y. À Dieu vat! »
Le dernier segment ne prit que cinq minutes, pendant lesquelles Gordon délaissa sa lenteur et sa minutie pour plutôt effectuer des gestes énergiques. Félicia pouvait reconstruire le sens derrière plusieurs d’entre eux, bien que la fonction de la majorité demeurait hors de la portée de sa compréhension, indice supplémentaire de l’envergure du praticien devant elle.
Félicia sut que la conclusion était proche lorsque Gordon prit une aiguille entre ses doigts et alla perforer la peau du comateux, au bout de son index – le doigt du commandement –, qu’il pressa ensuite pour faire perler une goutte de sang.
« Si tu veux bien », dit-il en désignant l’urne d’un mouvement de la tête. Félicia la prit et la déposa à côté de la table, aux pieds de Gordon. Celui-ci manœuvra le doigt ensanglanté jusqu’à l’appuyer sur l’urne. « C’est fait. »
Aucun effet visible ne vint souligner la complétion du rituel. Il ne restait qu’à attendre et voir.
Le corps étendu avait respiré de façon régulière durant tout ce temps; il hoqueta soudainement avant de prendre une inspiration profonde en clignant des yeux. « Karl? »
L’homme se recroquevilla brusquement et se mit à mugir comme un animal dépecé vif.
Félicia chercha Gordon du regard, mais le Maître demeurait fixé sur le corps réanimé.
Le hurlement continua pendant une période interminable, ne s’interrompant que lorsque ses poumons étaient vides. Son corps, indifférent à son désarroi, imposait alors une inspiration hachurée, après quoi le son revenait en force.
Félicia avait-elle mal choisi son intervention? Avait-elle seulement déplacé les souffrances de l’impression en l’incarnant dans la chair?
La plainte finit par s’amenuiser. Dès que l’accalmie fut confirmée, Gordon dit, d’une voix autoritaire : « Karl! Fais-moi un signe si tu me comprends! »
L’homme tressaillit et regarda autour de lui, affolé, comme s’il réalisait pour la première fois où il se trouvait. Il ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit. Les yeux pleins d’eau, il fit un signe de la tête avant d’éclater en sanglots, en position fœtale.
Félicia fut soulagée de voir les pleurs diminuer de seconde en seconde. Il avait acquiescé à la question de Gordon... C’était un premier indice qu’une impression était plus qu’une image passive et insensible. Elle avait raison.
C’était un moment historique : une frontière réputée infranchissable venait peut-être de tomber sous leurs yeux. Nous pouvons ramener les impressions à la vie… Frank. Gianfranco.
Son cœur bondit dans sa poitrine. Papa

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