dimanche 24 novembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 297 : Naturelle, 1re partie

Aizalyasni ouvrit une fois de plus les yeux sur les murs délabrés d’une des sections à l’arrière du Terminus, là où les fidèles n’étaient pas admis en temps normal. Ses couvertures la réchauffaient tout de même assez bien, mais le nuage de vapeur qui se condensait à chaque souffle exhalé signalait que le mercure continuait sa chute entamée ces derniers jours.
Elle se redressa et lissa ses cheveux autant qu’elle le put avec ses doigts. « Tu as bien dormi? » Aizalyasni sursauta : elle avait cru être seule, mais Madame sortit de l’ombre, une tasse à la main, puis s’avança vers elle en clopinant.
« Ça va, ça va », répondit-elle, toujours intimidé par cette femme, et encore plus par l’attention qu’elle recevait désormais de sa part. Sa voix était encore graveleuse, usée par toutes les régurgitations des derniers jours.
« Des nausées? »
Elle fit non de la tête. Pour la première fois en dix jours, elle ressentait seulement un vague haut-le-cœur sans commune mesure avec les jours précédents. Si elle évitait les mouvements brusques et les odeurs trop fortes, elle avait confiance qu’elle pourrait s’en sortir sans se rendre malade. Il était temps!
Madame lui tendit son infect breuvage; elle le but d’une traite, sans hésiter. Elle tira ses couvertes tout contre elle. Sa brève exposition à l’air ambiant avait drainé d’un coup toute la chaleur qu’elle avait conservée toute la nuit. Elle lui redonna la tasse vide avec un sourire faible.
« Tu veux discuter de quelque chose avec moi. » Une fois de plus, Madame visait dans le mille, comme si elle avait lu ses pensées. C’était une bonne chose qu’elle aborde le sujet : Aizalyasni doutait qu’elle eut trouvé le courage de le faire elle-même.
« Je suis reconnaissante de ce que vous avez fait pour me guérir…
— Mais…?
— Cela fait plus d’une semaine que je suis absente de mon travail. Je ne me fais pas d’illusion : ils ne voudront plus de moi. Je…
— Ah! C’est l’argent qui te préoccupe? Tiens », dit Madame en fouillant dans les replis de ses vêtements. Elle en sortit un rouleau de billets tenus en place par un élastique; elle ne continua pas moins sa recherche jusqu’à ce qu’elle en trouve un autre. Elle les tendit à Aizalyasni avec un sourire. « Tiens : celui-là est pour toi. Tu peux envoyer l’autre à ta mère.
— Non! Non! », dit Nini, catastrophée. « Je voulais dire que je devais une explication à mon employeur. Si je veux me trouver un nouvel emploi, je…
— Je veux que tu gardes cet argent. Tu as mieux à faire que travailler pour des misères… »
Aizalyasni regarda les liasses qu’elle avait entre les mains. Elle n’avait pas tenu autant d’argent depuis qu’elle avait tourné la page sur la prostitution. Elle ne savait que faire : d’une part, elle voulait honorer le cadeau de Madame… D’autre part, l’accepter lui faisait perdre la face : cela revenait à reconnaître qu’elle avait voulu qu’on lui donne de l’argent en premier lieu.
Madame perçut peut-être son conflit intérieur. Elle lui caressa la joue avec un sourire. Sa main était rude et calleuse, mais le mouvement tendre. « Allez! Toutes les princesses ont besoin d’une fée marraine.
— Merci. Je dois quand même aller en ville… », dit-elle, hésitante : elle craignait que Madame ne le lui refuse.
« Très bien. Je veux que tu comprennes que tu es précieuse pour moi, mais tu es libre d’aller et venir à ta guise.
— Je comprends… » Aizalyasni se releva prudemment. « Je vais y aller, alors. Je serai de retour pour l’oraison de ce soir. » Le moment de l’oraison était devenu précieux, vital à ses yeux. Les sensations agréables qu’elle ressentait durant les séances de groupe s’étaient décuplées depuis qu’elle était passée à l’arrière-scène, sous l’œil attentif de Madame… Presque chaque fois, elle réussissait à faire apparaître une étincelle entre ses paumes, tandis que Timothée ne réussissait qu’une fois sur cinq. Mike Tobin, celui qu’elle appelait le chef, n’avait pour sa part jamais réussi.
Aizalyasni était déterminée à découvrir les mystères de cette puissance inouïe qu’elle portait en elle. Elle était retournée aux études dans l’espoir d’améliorer sa situation. Le destin avait voulu qu’elle trouve un autre genre d’école… Et elle avait la ferme intention de savoir quel genre de diplôme elle pourrait décrocher au final.
 « Fais bien attention », dit Madame pendant qu’Aizalyasni s’éloignait. « Regarde des deux côtés avant de traverser la rue. »
La jeune femme lui sourit avant de passer du côté de la salle commune du Terminus.

dimanche 17 novembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 296 : Contrat, 1re partie

Gianfranco Espinosa sortit de sa rencontre hebdomadaire avec Mélanie Tremblay avec l’impression que les choses allaient pour le mieux. Elle s’était montrée hésitante quant à sa position de leadership durant les premiers mois, mais c’était avant qu’ils aient trouvé ensemble la direction à donner à l’ex-organisation Lytvyn. Ils s’étaient attelés à la tâche de la couper une fois pour toutes de sa rue native. Si Mélanie était peu encline à faire fortune grâce au sexe ou à la drogue, elle était sans pareille pour le blanchiment d’argent ou le trafic d’influence. Le jour où il pourrait lui passer une fois pour toutes les rênes de son organisation approchait de plus en plus. Il lui tardait de quitter cette ville où un simple moment d’inattention pouvait créer un contrecoup capable de démolir un hôtel centenaire… Maintenant que Gordon lui avait offert son anneau, plus rien ne le retenait ici. Il pourrait continuer ses études avec un nouveau Maître, et ainsi se rapprocher de la réalisation du Grand Œuvre. Il ne lui restait que quelques dossiers à boucler et…
« Hey, as-tu du change, man? », demanda une voix derrière lui alors qu’il approchait de sa voiture, garée sur la cinquième rue. Le ton et l’accent étaient familiers… Il se retourna pour trouver Eleftherios Avramopoulos, adossé contre un mur de béton.
« Tu n’es pas supposé être au Maroc? », demanda Espinosa.
«  Les plans ont changé », dit l’homme d’un ton qui n’invitait pas la réplique. « Tu as une minute? »
Espinosa ne répondit pas, se contentant de lui tourner le dos en fouillant ses poches à la recherche de son trousseau de clé.
« Bon, bon. Tu ne veux pas me parler. D’accord. Contente-toi de m’écouter. J’ai une faveur à te demander. » Espinosa fit jouer la clé dans la serrure. Avramopoulos ajouta : « S’il te plaît. »
Espinosa interrompit son mouvement. Il n’avait pas le souvenir d’avoir déjà entendu Avramopoulos s’adresser à lui ainsi. « Je t’écoute », dit-il en se retournant. Il croisa les bras, dubitatif.
« J’ai une mission pour toi. Tu es l’homme le mieux placé pour l’accomplir. Enfin, à part Hoshmand, mais tu sais ce que je veux dire… »
Espinosa laissa le silence s’alourdir. « Tu sais où je veux en venir », conclut Avramopoulos après un moment.
« Je veux te l’entendre dire.
— Quelqu’un doit s’occuper de Tricane. Maintenant.
— Et pourquoi est-ce soudainement une urgence? Depuis le début de l’été qu’elle…
— C’est ton statut qui a changé. Pas elle.
— Quoi?
— Maintenant que tu n’es plus avec Gordon, il ne peut pas t’empêcher de prendre ce contrat…
— Gordon a déclaré Tricane anathème, comme tous les autres.
— Je connais Gordon mieux que toi. Acquiescer devant les autres, c’est une chose. Il n’aurait jamais laissé quelqu’un tenter quelque chose de définitif contre son ancienne protégée.
— Bref, tu as peur de t’occuper de Tricane. Tu voudrais que je fasse comme Hoshmand et que je prenne les coups à ta place...
— Veux-tu me faire cette faveur, oui ou non?
— Non. Il y a des choses qu’une simple faveur ne peut pas acheter. Tes problèmes ne sont pas mes problèmes », répondit-il en lui tournant le dos à nouveau. Il ouvrit la portière, décidé à le laisser se dépêtrer seul.
Il entendit Avramopoulos grogner derrière lui. « Attends. J’ai quelque chose que tu veux… »
Espinosa figea sur place. L’allusion était claire. Il se retourna, incrédule.
« Tu m’as bien compris. La tête de Tricane contre ton… engin. La farce a assez duré. »
Espinosa n’en crut pas ses oreilles. Il avait cessé de croire que ce jour viendrait. Mais l’offre valait-elle la peine de risquer son acuité, ou même sa vie?
« J’accepte. À une condition.
— Laquelle?
— Je veux être payé d’avance. »
Avramopoulos hésita un instant pendant lequel le cœur d’Espinosa menaça d’exploser. « Entendu », dit finalement Avramopoulos en tendant la main à Espinosa. Celui-ci hésita à son tour, après quoi il la lui serra à contrecœur.

dimanche 10 novembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 295 : Cartons

Gordon attendait Félicia en faisant un peu de ménage dans son laboratoire caché sous le terrain vague de la soixante-seizième rue, le même où il avait libéré Édouard de ses compulsions.
Somme toute, il n’y avait pas grand-chose à ranger; la majeure partie de son matériel était répartie dans une demi-douzaine d’autres lieux semblables, loin des regards indiscrets, en plus de ses deux laboratoires principaux – celui où il entretenait son Nœud tentaculaire ainsi que l’autre où il produisait le composite O en quantité toujours grandissante…
Le bruit métallique de la grande trappe annonça l’arrivée de Félicia. Il lui laissa le soin de découvrir le chemin jusqu’à lui, ne l’appelant qu’au moment où une lumière apparut dans le cadre de la porte sans gonds déposée à l’entrée du laboratoire. « Je suis ici! »
Elle fit presque tomber la porte en essayant de l’écarter. Elle travaillait d’une seule main, son autre tenant son téléphone. Elle avait allumé le flash en continu pour éclairer son chemin. Elle portait à l’épaule un sac de plastique épais, décoré d’un logo que Gordon ne connaissait pas.
« C’est… intime », dit-elle, les yeux plissés pour s’acclimater à l’effusion de lumière qui l’accueillait après son passage dans l’obscurité.
« C’est bien peu », répondit Gordon, « mais c’est ce dont j’ai besoin. »
Gordon examina Félicia. Elle avait le sourire facile et le regard pétillant... Gordon savait peut-être pourquoi… Son anneau d’or lui avait révélé une nouveauté inattendue, mais qui renforçait son impression que le destin jouait en sa faveur… Félicia Lytvyn et Édouard Gauss étaient en relation l’un avec l’autre. La pépite de Harré ne permettait pas de déterminer la nature précise de leur rapport, mais ce que Gordon connaissait de la nature humaine – et de Félicia Lytvyn – rendait certaines options plus probables que d’autres…  
« Tu as l’air de bonne humeur », lança Gordon. Félicia lui répondit par un sourire en déposant son sac. Gordon joua la carte de celui-qui-sait-tout… dans le but d’en apprendre davantage. « Qu’est-ce que tu penses d’Édouard Gauss? », demanda-t-il à brûle-pourpoint. Félicia hésita un instant, peut-être pour déterminer s’il sous-entendait que sa bonne humeur et Édouard étaient reliés. Sa réaction aurait constitué tout au plus un indice… Si elle ne s’était pas mise à rougir en même temps.
À sa décharge, une fois l’instant passé, elle retrouva son flegme et répondit d’un ton détaché : « Je n’ai pas eu beaucoup de contacts avec lui après son initiation. Je pense qu’il a du potentiel, mais il faudra plus de temps pour voir… Il en est encore à ses débuts… Avais-tu un plan pour la leçon d’aujourd’hui? 
— Bien sûr », dit Gordon en la laissant changer de sujet, satisfait de ce qu’il avait appris.
« Parce que j’ai peut-être quelque chose de prioritaire à traiter…
— Ah oui? Quoi donc?
— Tu n’en croiras pas tes yeux… »
Elle sortit un carton plié en quatre de son sac qu’elle déploya sur la table. Elle n’avait pas menti : le sang de Gordon ne fit qu’un tour. Le carton était couvert d’inscriptions occultes, mais avant qu’il ne lui serve les remontrances de circonstance – se balader avec du matériel écrit était une infraction grave aux principes de la grande trêve –, il remarqua que les caractères employés n’étaient pas ceux auxquels il était habitué. En regardant de plus près, il eut le choc de constater qu’ils étaient écrits en français. Même la géométrie des figures avait un style inédit…
« Où as-tu trouvé cela?
— Dans l’au-delà. Rien de moins.
— Quoi?
— J’ai communiqué avec l’impression lucide d’un certain Narcisse Hill, qui se présente comme le dernier disciple de Khuzaymah.
— Une impression lucide? De quoi parles-tu? » Le cœur de Gordon voulait lui défoncer la poitrine.
Félicia lui raconta sa séance spirite et comment elle avait invité Hill à habiter son bras pour écrire ce message. Gordon pensa qu’elle était folle d’avoir tenté cette opération inédite toute seule… tout en reconnaissant son génie d’y être parvenu.
En étudiant la masse d’information que Hill avait communiquée – le carton que Félicia lui avait montré n’était que le premier d’une série de cinq –, Gordon eut la certitude qu’il tenait enfin le moyen d’accomplir l’impossible évoqué par Harré…

dimanche 3 novembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 294 : Post-traumatique

Aizalyasni émergea de l’inconscience pour être accueillie par un intense malaise. Son bas-ventre était noué par une nausée atroce qui, elle le sentait, menaçait de s’aggraver au premier faux mouvement. Elle demeura rigoureusement immobile, le sang battant aux tempes, sur une corde raide faite de ses propres tripes, jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse à nouveau.
Des sons diffus la réveillèrent après une durée indéterminable. Elle ouvrit les yeux pour en chercher l’origine. Leur surface était recouverte d’une pellicule muqueuse, mais elle reconnut tout de même des indices clairs qu’elle se trouvait au Terminus. Des pinceaux de lumière filtraient à travers la peinture opaque des baies vitrées.
Elle sursauta lorsqu’elle entendit quelqu’un lancer : « Elle a bougé! » La voix provenait d’un point non loin de là, mais elle paraissait grondante, déformée, comme si Aizalyasni avait la tête dans l’eau. Elle tenta de se redresser, mais elle fut aussitôt submergée par un tourbillon de vertiges qui la forcèrent à retomber en position couchée. Deux paires de mains la rattrapèrent juste avant qu’elle ne percute les cartons bruns sur lesquels on l’avait couchée. Elle roula sur le côté et dégueula trois jets liquides, de la même couleur qu’un jaune d’œuf. Elle retomba dans sa position initiale, les yeux fermés, un peu moins nauséeuse, comme si elle avait vomi une part de son malaise. « Fuck », dit la même voix qui l’avait fait sursauter.
Aizalyasni voulut parler, lui répondre, s’excuser et poser une question simultanément, mais elle ne réussit qu’à gémir. « Repose-toi, ça va bien aller », dit une voix douce, familière, réconfortante. Timothée.
Peu après, on la souleva comme on l’avait déposée; quelqu’un pressa quelque chose contre ses lèvres. Elle ouvrit la bouche sans réfléchir. C’était une sorte de tisane infecte, au goût amer, herbeux et très corsé. Elle l’avala sans plaisir, mais sans résister non plus. Chaque gorgée chassa une couche du brouillard qui confondait son esprit. Une fois la tasse finie, elle eut l’impression d’être vraiment réveillée pour la première fois. Elle ouvrit enfin les yeux, cette fois sans aggraver son état.
Elle fut surprise de découvrir qu’une quinzaine d’habitués du Terminus l’entouraient, tous silencieux. Timothée était à sa gauche, la tasse vide dans une main; Vinh et Gary se tenaient au premier rang. Même le chef était là. Tout le monde la regardait d’un air… Particulier. Les yeux des uns étaient émerveillés, les autres tendus, sur leur garde. Mais pourquoi…?
En se posant la question, elle trouva la réponse. On lui avait tiré dessus. L’évocation du souvenir eut une réaction immédiate : sa respiration et son pouls s’accélérèrent, elle se couvrit de sueur froide, son corps entier se crispa… Mais plus troublant encore, elle se souvint des lumières qui l’avaient entourée, des vagues inexplicables de mouvement qui avaient apparemment radié d’elle… L’évocation de ces phénomènes inexpliqués menaça de la faire glisser encore plus loin dans la panique post-traumatique.
C’est à ce moment que les fidèles s’écartèrent pour révéler la présence de Madame qui avançait vers elle, appuyée sur l’épaule de Martin. Comme toujours, sa seule présence fit beaucoup pour calmer Aizalyasni. « Laissez-nous », dit-elle. Tous sauf Martin et Timothée passèrent du côté de la salle commune. « Aizalyasni », dit Madame. « Je suis si fière de toi! Comprends-tu ce que tu as fait, avant-hier? »
Elle voulut dire « Non, Madame », mais sa gorge ne produisit qu’un son rauque. Elle fit plutôt non de la tête.
Madame tira quelque chose de sa poche et le montra à Aizalyasni. C’était un petit cône cuivré à la pointe arrondie. « Cette balle a été tirée, mais elle n’a jamais percuté quoi que ce soit. »
Aizalyasni ne savait pas quoi faire de cette information; elle ne dit rien. Madame continua. « Je crois que c’est toi qui l’a arrêtée en plein vol. C’est le destin qui a voulu que tu prennes une balle, afin qu’un jour tu arrêtes celle-là et que tu révèles ta nature véritable… »
Sa nature? De quoi parlait-elle? Aizalyasni n’aurait pas osé manquer de respect à Madame en lui posant une question directe, mais elle fronça néanmoins les sourcils. Madame lui fit un sourire chaleureux malgré toutes ses dents manquantes. « Toi et moi, nous sommes pareilles à bien des égards. Nous avons été utilisées et abandonnées, détruites puis reconstruites; ce qui devait nous détruire nous a rendu plus fortes. » Madame fit une pause, toujours souriante, avant d’ajouter : « Toi et moi, nous allons changer le monde! »