Gordon attendait Félicia en faisant
un peu de ménage dans son laboratoire caché sous le terrain vague de la
soixante-seizième rue, le même où il avait libéré Édouard de ses compulsions.
Somme toute, il n’y avait pas grand-chose
à ranger; la majeure partie de son matériel était répartie dans une
demi-douzaine d’autres lieux semblables, loin des regards indiscrets, en plus
de ses deux laboratoires principaux – celui où il entretenait son Nœud tentaculaire
ainsi que l’autre où il produisait le composite O en quantité toujours
grandissante…
Le bruit métallique de la grande
trappe annonça l’arrivée de Félicia. Il lui laissa le soin de découvrir le
chemin jusqu’à lui, ne l’appelant qu’au moment où une lumière apparut dans le
cadre de la porte sans gonds déposée à l’entrée du laboratoire. « Je suis
ici! »
Elle fit presque tomber la porte en
essayant de l’écarter. Elle travaillait d’une seule main, son autre tenant son
téléphone. Elle avait allumé le flash en continu pour éclairer son chemin. Elle
portait à l’épaule un sac de plastique épais, décoré d’un logo que Gordon ne
connaissait pas.
« C’est… intime »,
dit-elle, les yeux plissés pour s’acclimater à l’effusion de lumière qui l’accueillait
après son passage dans l’obscurité.
« C’est bien peu »,
répondit Gordon, « mais c’est ce dont j’ai besoin. »
Gordon examina Félicia. Elle avait le
sourire facile et le regard pétillant... Gordon savait peut-être pourquoi… Son
anneau d’or lui avait révélé une nouveauté inattendue, mais qui renforçait son
impression que le destin jouait en sa faveur… Félicia Lytvyn et Édouard Gauss étaient
en relation l’un avec l’autre. La pépite de Harré ne permettait pas de
déterminer la nature précise de leur rapport, mais ce que Gordon connaissait de
la nature humaine – et de Félicia Lytvyn – rendait certaines options plus
probables que d’autres…
« Tu as l’air de bonne humeur »,
lança Gordon. Félicia lui répondit par un sourire en déposant son sac. Gordon joua
la carte de celui-qui-sait-tout… dans le but d’en apprendre davantage. « Qu’est-ce
que tu penses d’Édouard Gauss? », demanda-t-il à brûle-pourpoint. Félicia
hésita un instant, peut-être pour déterminer s’il sous-entendait que sa bonne
humeur et Édouard étaient reliés. Sa réaction aurait constitué tout au plus un
indice… Si elle ne s’était pas mise à rougir en même temps.
À sa décharge, une fois l’instant
passé, elle retrouva son flegme et répondit d’un ton détaché : « Je
n’ai pas eu beaucoup de contacts avec lui après son initiation. Je pense qu’il
a du potentiel, mais il faudra plus de temps pour voir… Il en est encore à ses
débuts… Avais-tu un plan pour la leçon d’aujourd’hui?
— Bien sûr », dit Gordon en
la laissant changer de sujet, satisfait de ce qu’il avait appris.
« Parce que j’ai peut-être
quelque chose de prioritaire à traiter…
— Ah oui? Quoi donc?
— Tu n’en croiras pas tes yeux… »
Elle sortit un carton plié en quatre
de son sac qu’elle déploya sur la table. Elle n’avait pas menti : le sang
de Gordon ne fit qu’un tour. Le carton était couvert d’inscriptions occultes,
mais avant qu’il ne lui serve les remontrances de circonstance – se balader
avec du matériel écrit était une infraction grave aux principes de la grande
trêve –, il remarqua que les caractères employés n’étaient pas ceux auxquels il
était habitué. En regardant de plus près, il eut le choc de constater qu’ils étaient écrits en français. Même la
géométrie des figures avait un style inédit…
« Où as-tu trouvé cela?
— Dans l’au-delà. Rien de moins.
— Quoi?
— J’ai communiqué avec l’impression
lucide d’un certain Narcisse Hill, qui se présente comme le dernier disciple de
Khuzaymah.
— Une impression lucide? De quoi
parles-tu? » Le cœur de Gordon voulait lui défoncer la poitrine.
Félicia lui raconta sa séance
spirite et comment elle avait invité Hill à habiter son bras pour écrire ce
message. Gordon pensa qu’elle était folle d’avoir tenté cette opération inédite
toute seule… tout en reconnaissant son génie d’y être parvenu.
En étudiant la masse d’information
que Hill avait communiquée – le carton que Félicia lui avait montré n’était que
le premier d’une série de cinq –, Gordon eut la certitude qu’il tenait enfin le
moyen d’accomplir l’impossible évoqué par Harré…
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