dimanche 10 novembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 295 : Cartons

Gordon attendait Félicia en faisant un peu de ménage dans son laboratoire caché sous le terrain vague de la soixante-seizième rue, le même où il avait libéré Édouard de ses compulsions.
Somme toute, il n’y avait pas grand-chose à ranger; la majeure partie de son matériel était répartie dans une demi-douzaine d’autres lieux semblables, loin des regards indiscrets, en plus de ses deux laboratoires principaux – celui où il entretenait son Nœud tentaculaire ainsi que l’autre où il produisait le composite O en quantité toujours grandissante…
Le bruit métallique de la grande trappe annonça l’arrivée de Félicia. Il lui laissa le soin de découvrir le chemin jusqu’à lui, ne l’appelant qu’au moment où une lumière apparut dans le cadre de la porte sans gonds déposée à l’entrée du laboratoire. « Je suis ici! »
Elle fit presque tomber la porte en essayant de l’écarter. Elle travaillait d’une seule main, son autre tenant son téléphone. Elle avait allumé le flash en continu pour éclairer son chemin. Elle portait à l’épaule un sac de plastique épais, décoré d’un logo que Gordon ne connaissait pas.
« C’est… intime », dit-elle, les yeux plissés pour s’acclimater à l’effusion de lumière qui l’accueillait après son passage dans l’obscurité.
« C’est bien peu », répondit Gordon, « mais c’est ce dont j’ai besoin. »
Gordon examina Félicia. Elle avait le sourire facile et le regard pétillant... Gordon savait peut-être pourquoi… Son anneau d’or lui avait révélé une nouveauté inattendue, mais qui renforçait son impression que le destin jouait en sa faveur… Félicia Lytvyn et Édouard Gauss étaient en relation l’un avec l’autre. La pépite de Harré ne permettait pas de déterminer la nature précise de leur rapport, mais ce que Gordon connaissait de la nature humaine – et de Félicia Lytvyn – rendait certaines options plus probables que d’autres…  
« Tu as l’air de bonne humeur », lança Gordon. Félicia lui répondit par un sourire en déposant son sac. Gordon joua la carte de celui-qui-sait-tout… dans le but d’en apprendre davantage. « Qu’est-ce que tu penses d’Édouard Gauss? », demanda-t-il à brûle-pourpoint. Félicia hésita un instant, peut-être pour déterminer s’il sous-entendait que sa bonne humeur et Édouard étaient reliés. Sa réaction aurait constitué tout au plus un indice… Si elle ne s’était pas mise à rougir en même temps.
À sa décharge, une fois l’instant passé, elle retrouva son flegme et répondit d’un ton détaché : « Je n’ai pas eu beaucoup de contacts avec lui après son initiation. Je pense qu’il a du potentiel, mais il faudra plus de temps pour voir… Il en est encore à ses débuts… Avais-tu un plan pour la leçon d’aujourd’hui? 
— Bien sûr », dit Gordon en la laissant changer de sujet, satisfait de ce qu’il avait appris.
« Parce que j’ai peut-être quelque chose de prioritaire à traiter…
— Ah oui? Quoi donc?
— Tu n’en croiras pas tes yeux… »
Elle sortit un carton plié en quatre de son sac qu’elle déploya sur la table. Elle n’avait pas menti : le sang de Gordon ne fit qu’un tour. Le carton était couvert d’inscriptions occultes, mais avant qu’il ne lui serve les remontrances de circonstance – se balader avec du matériel écrit était une infraction grave aux principes de la grande trêve –, il remarqua que les caractères employés n’étaient pas ceux auxquels il était habitué. En regardant de plus près, il eut le choc de constater qu’ils étaient écrits en français. Même la géométrie des figures avait un style inédit…
« Où as-tu trouvé cela?
— Dans l’au-delà. Rien de moins.
— Quoi?
— J’ai communiqué avec l’impression lucide d’un certain Narcisse Hill, qui se présente comme le dernier disciple de Khuzaymah.
— Une impression lucide? De quoi parles-tu? » Le cœur de Gordon voulait lui défoncer la poitrine.
Félicia lui raconta sa séance spirite et comment elle avait invité Hill à habiter son bras pour écrire ce message. Gordon pensa qu’elle était folle d’avoir tenté cette opération inédite toute seule… tout en reconnaissant son génie d’y être parvenu.
En étudiant la masse d’information que Hill avait communiquée – le carton que Félicia lui avait montré n’était que le premier d’une série de cinq –, Gordon eut la certitude qu’il tenait enfin le moyen d’accomplir l’impossible évoqué par Harré…

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