dimanche 30 novembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 348 : Drainer le Cercle, 6e partie

Asjen Van Haecht passa la tête dans l’espace-cuisine où Édouard jouait au marmiton. « T’es demandé au troisième! 
— Pourquoi?
— Ne pose pas de question! », dit-il en s’en allant.
Édouard était le seul initié en-dessous d’Asjen dans la hiérarchie. Le dernier fils Van Haecht ne manquait pas une occasion d’exercer son autorité sur lui. Édouard s’essuya les mains et descendit au troisième.
Les Maîtres et leur entourage avaient quitté leurs postes de travail pour se masser autour de celui d’Avramopoulos. Un bref calcul lui montra que tous les initiés s’y trouvaient, même Polkinghorne. Celui-ci s’était fait discret après sa prise de bec publique.
Édouard ignorait la nature précise des travaux de chacun, mais il avait ressenti la montée d’une certaine fébrilité au cours des dernières quarante-huit heures, peut-être parce que le projet était sur le point d’aboutir; à voir l’expression des gens autour de lui, il devina que c’était maintenant chose faite.
« Tout le monde est là », dit Avramopoulos en remarquant l’arrivée d’Édouard. Les conversations se turent. « Les préparatifs sont complétés », déclara-t-il ensuite. « Nous sommes prêts à passer à l’action. » Quelques applaudissements se firent entendre; Avramopoulos les fit taire d’un mouvement de la main. « Il est trop tôt pour se réjouir. Même si nous avons préparé le rituel avec minutie, l’exécution présente certains défis. Personne ne devrait oublier que si nous accomplissons le procédé trop près du Cercle de Harré, un contrecoup dévastateur est presque assuré. Et s’il est trop loin, l’effet souhaité sera amoindri au point d’échouer à le drainer. »
Un coup d’œil d’Avramopoulos à Olson lui indiqua que c’était à son tour de prendre la parole. Il fit un pas en avant en balayant l’assistance du regard. « Latour et moi sommes arrivés à une conclusion claire : l’effet du rituel sera optimal si nous nous dispersons sur plusieurs sites plutôt que tous travailler à partir d’un seul.
Édouard remarqua Van Haecht faire la moue et Mandeville s’agiter, plus encore que d’ordinaire. Ceux-là auraient préféré un rituel centralisé.
Olson fit un signe à Pénélope. Elle alla fixa une carte de La Cité au tableau. La zone empoisonnée avait été jaunie au crayon marqueur. Édouard n’avait pas réalisé son envergure : elle débordait largement du Centre-Sud. Avramopoulos marqua au feutre cinq points autour de la zone. « Selon nos calculs, cinq équipes disposées en pentacle représente probablement la configuration optimale…
Probablement!? », cracha Mandeville. Elle sursauta, comme si son exclamation l’avait elle-même surprise. Elle lissa ses vêtements à deux mains, le visage rougissant à vue d’œil. Elle continua toutefois avec beaucoup plus d’aplomb que son langage non verbal pouvait le laisser présager. « Vous continuez à jouer avec des forces qui vous dépassent! Avez-vous oublié l’explosion du Hilltown? »
Le visage d’Avramopoulos devint un masque de dédain. « C’était l’anathème qui… 
— Que ce soit l’anathème ou Paicheler elle-même qui ait causé le contrecoup, quelle importance? Vous passez à côté de l’essentiel : l’explosion du Hilltown a été causée par une seule personne. Et si, plutôt qu’être canalisée, l’énergie radiesthésique s’embrase et vous pète au visage… Quelles seront les conséquences pour vous? Pour ceux dans le Cercle? »
Un silence malaisé s’ensuivit. Avramopoulos bouillait, les poings serrés.
Félicia toussota. Les regards se tournèrent vers elle. « Personne ne savait que le Hilltown se trouvait dans la zone radiesthésique… Ce procédé est très différent. De un, nous serons en marge du Cercle. De deux, ma contribution au projet est un nouveau procédé capable de disperser l’énergie avant que le contrecoup n’apparaisse. »
Mandeville semblait se débattre avec elle-même pour trouver quoi répondre à cela.
« Catherine », dit Gordon d’une voix douce, « nous avons pris tous les moyens pour diminuer les risques. Si nous ne faisons rien, d’autres innocents risquent d’être terrassés par l’énergie empoisonnée, sans que la médecine ne puisse faire quoi que ce soit pour eux… » Mandeville semblait tendue comme la corde d’un arc, son expression affolée. Édouard avait l’impression qu’il aurait suffi d’un son soudain ou d’un mouvement brusque pour qu’elle détale comme un lapin. « Nous avons besoin de toi. Penses-y, Catherine… Qu’est-ce que Madeleine aurait voulu? »
Édouard présuma que cette Madeleine était le prénom de Paicheler, la victime du Hilltown. Les yeux de Mandeville s’embuèrent; ses lèvres tremblantes peinaient à retenir un sanglot. Édouard aurait cru la chose impossible, mais l’expression de dédain d’Avramopoulos s’accentua encore. L’émotion ne dura qu’un instant, après quoi Mandeville se ressaisit. « D’accord. 
— Poursuivons », hissa Avramopoulos.
Les Maîtres discutèrent ensuite des détails de l’exécution du rituel, prévu pour minuit le lendemain, après quoi l’assemblée se dispersa. La constitution des cinq équipes ne se fit pas sans heurts. Édouard ne put s’empêcher de s’interroger sur la capacité de ces gens à agir en coordination. Et de se demander si les craintes de Mandeville n’avaient pas été balayées un peu trop vite…

dimanche 23 novembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 347 : Drainer le Cercle, 5e partie

Un mouvement de Félicia ramena Édouard à la conscience : il s’était laissé flotter jusqu’au bout de l’assoupissement. Ce premier mouvement était somme toute restreint, un frémissement à peine. Il fut suivi d’un autre, plus affirmé, qui déclarait sans équivoque la fin du moment magique.
Félicia s’assit sur le rebord du matelas gonflable et entreprit de se rhabiller.
Édouard, pour sa part, peinait encore à trouver quoi dire. Il sentait bien que quelque chose avait changé dans son rapport à la jeune femme, quelque chose qui les avait rapprochés de manière inédite. D’un autre côté, la soudaineté du tout suggérait quelque chose plus superficiel que profond… Édouard découvrait que pour lui, une relation axée sur le sexe et le sexe seulement ne lui apparaîtrait pas souhaitable. Peut-être que son silence était une tentative de maintenir un instant de plus l’illusion que leurs ébats avaient été une affaire de connexion plutôt qu’un petit moment de plaisir détaché de tout le reste…
Félicia confirma ses craintes à travers les premières paroles qu’elle prononça, à la fois banales et utilitaires.
« Faudrait pas que ça se sache », dit-elle sans se retourner.
— Ouais, j’imagine.
— Avramopoulos peut vraiment être mesquin. Particulièrement envers les femmes. Particulièrement envers ceux qui ont quitté son clan. Particulièrement envers ceux qui ne pensent pas comme lui.
— C’est particulièrement déplaisant », dit Édouard en référant d’abord à l’attitude du Maître, mais surtout aux émotions troubles que la désinvolture de Félicia lui suscitait.
Édouard s’extirpa du lit pour se rhabiller à son tour, feignant le même détachement. Il se demandait bien comment les Casanova de ce monde pouvaient vivre ce genre de malaise à chaque nouvelle aventure. L’excitation, le sentiment de connexion, la satisfaction sexuelle… Tout cela était bien entendu exquis, et désirable en théorie, mais… Compte tenu du prix à payer, est-ce que tout cela en valait encore la chandelle?
En remontant ses pantalons, Édouard jeta un regard oblique à Félicia. Elle examinait une alerte qu’elle venait de recevoir sur son téléphone. Il soupira.
« Je vais retourner à ma cuisine. Il faut encore que j’apprenne comment faire fonctionner cette foutue machine à café. »
Il fit un premier pas vers le corridor avant que Félicia, distraite par le rectangle lumineux, ne réagisse.
« Attends un petit peu, toi… »
Elle se leva à son tour, le chemisier à moitié boutonné. Son sourire espiègle revient illuminer son visage. Elle agrippa Édouard par la ceinture et l’attira jusqu’à elle pour l’embrasser avec la même fougue que plus tôt. Une nouvelle vague de désir monta en lui, effaçant toutes les pensées pénibles avec lesquelles il avait jonglé.
L’embrassade prolongée les laissa tous deux pantelants. Apaisé par cet épilogue inattendu, Édouard toucha la joue de Félicia, lui fit un clin d’œil et tourna les talons.
Félicia en profita pour lui balancer une claque sonore sur une fesse. Il se retourna vers elle, feignant l’outrage mais réellement surpris, pour la voir battre innocemment des cils avec un air des plus angéliques.
Il continua son chemin en pensant qu’il n’avait jamais connu personne comme elle. En fait, il n’avait jamais même pensé que pareille fille pouvait exister.

dimanche 16 novembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 346 : Drainer le Cercle, 4e partie

Félicia avait une certaine avance sur Édouard : lorsque celui-ci arriva à l’étage inférieur, elle était déjà disparue de la cage d’escalier. Il ne trouva qu’une porte en train de se refermer.
Édouard découvrit un deuxième étage au design fort différent des autres : il déboucha sur un couloir tapissé de portes de part et d’autres. Il était facile de deviner que celui-ci traçait un rectangle recouvrant tout l’étage. Un bruissement à sa droite lui indiqua la direction prise par Félicia. Il tourna le coin juste à temps pour la voir disparaître à l’autre bout. Là-bas, de grandes baies vitrées laissaient filtrer une lumière morne sur les murs du corridor. Elle ne pourra plus courir bien loin, se dit-il. Félicia agissait étrangement. Quelle mouche l’avait piquée? Elle avait paru froissée lorsqu’Avramopoulos l’avait proclamé élève-adepte. Était-ce pour elle une façon de lui rappeler qu’elle était sa supérieure?
Édouard tourna le coin. L’une des portes était restée entrouverte. L’entrebâillement donnait sur un espace format bureau; toutefois, plutôt que la pièce nue à laquelle il s’était attendu, il découvrit que quelqu’un l’avait aménagée en chambre. Un épais matelas gonflable occupait le tiers du plancher; un tas de sacs et de valises était empilé dans un coin. Les vêtements qui traînaient un peu partout ne laissaient aucun doute : il venait de découvrir l’antre de Félicia.
Alors qu’il s’apprêtait à demander comment il pouvait l’aider, elle l’interrompit en posant ses lèvres sur les siennes. Abasourdi, Édouard ne réagit pas; Félicia renchérit en l’agrippant à la taille et en l’attirant tout contre elle. La surprise ne dura qu’un instant; Édouard largua sa surprise, ses questions, ses résistances pour l’embrasser en retour.
Pour lui qui n’avait embrassé qu’une seule femme de toute sa vie adulte, le contraste ne pouvait être plus marqué. Geneviève avait toujours été circonspecte dans ses étreintes, tandis que Félicia s’avérait intense, affamée; alors que son ex embrassait timidement, la jeune femme agissait avec un aplomb, une assurance déstabilisante.
Alors que Félicia l’embrassait encore, elle détacha la ceinture d’Édouard puis le bouton de son pantalon. Ses mains ne s’arrêtèrent pas là : sans hésiter ne serait-ce qu’un instant, elles s’insinuèrent dans son sous-vêtement. Elle le trouva aussi dur que durant son obsession induite. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle éloigna son visage, le souffle court. Il se perdit dans ses beaux grands yeux, remplis de désir mais aussi d’une certaine tendresse qu’Édouard s’expliquait mal, tant ce rapprochement était soudain.
Il l’avait toujours trouvée mignonne, mais peut-être en raison de leur différence d’âge, il ne l’avait jamais imaginée comme ça
Cette fois, c’est Édouard qui initia le baiser, porté par un raz-de-marée d’attraction primale. Il se débattit avec les boutons du chemisier de Félicia avec les doigts tremblants, avant de se résoudre à relever comme un t-shirt. Elle portait un soutien-gorge des plus simples, sans aucune fioriture.
Édouard caressa sa poitrine par-dessus le tissu pendant que Félicia le regardait avec le sourire joueur d’une femme consciente – et contente – d’avoir pareil effet sur un homme. Sans dire un mot, elle dégrafa le soutien-gorge et laissa glisser les bretelles le long de ses bras.
Ses seins n’étaient pas magnifiques : ils étaient parfaits.
Une nouvelle lame de fond le poussa vers elle. Elle se laissa guider jusqu’au lit. Il s’accroupit sur son corps allongé, lui embrassa la bouche, le cou, les seins, le ventre, puis il finit de la dévêtir en un seul mouvement qui emporta ses pantalons et ses sous-vêtements. Le cœur battant, il se redressa pour la contempler.
Elle s’assit au bord du matelas, son beau visage encore illuminé par son sourire mystérieux. Elle empoigna son sexe au garde-à-vous et le tira jusqu’à sa bouche. Elle le lécha et le caressa avec la même fougue que durant ses baisers, ne s’arrêtant que pour le titiller plus doucement avant de recommencer de plus belle.
Il se désengagea juste avant de jouir. Il s’agenouilla à côté du matelas et plongea entre les cuisses de Félicia à son tour. En peu de temps, elle se mit à frémir, à gémir, à se tortiller. Sa réaction vive – là où celles de Geneviève avaient toujours été pour le moins discrètes – l’excita et l’encouragea davantage, ce qui donna lieu à un véritable cercle vicieux. Les gémissements de Félicia devinrent des soupirs saccadés aux intervalles de plus en plus rapprochés. Elle gémit en crescendo une fois, deux fois, trois fois. Puis tout son corps se détendit.
Félicia prit la tête d’Édouard entre ses mains et la guida jusqu’à sa bouche. Ils s’embrassèrent encore, plus doucement qu’avant; sans cesser l’embrassade, elle le déshabilla à son tour, les pantalons d’abord, la chemise ensuite. Elle ne s’éloigna qu’un instant pour aller tirer un condom de l’un de ses sacs. Elle déchira l’emballage et entreprit de le dérouler sur le sexe d’Édouard.
Félicia se coucha sur le lit et ouvrit les jambes. Édouard n’avait jamais reçu si belle invitation. Félicia gémit encore lorsqu’il la pénétra. Malgré le latex, Édouard se sentait à fleur de peau, proche de l’explosion. Il réussit néanmoins à moduler ses transports, à entrecouper les moments les plus intenses d’autres moments de tendresse. La tension monta encore à travers cette alternance entre le vite et le lent, le doux et le brusque.
Alors qu’il s’apprêtait à ralentir une fois de plus, Félicia agrippa ses fesses à deux mains et entreprit de lui dicter son rythme. Elle le poussa soudainement sur le côté; avant qu’il n’ait réalisé ce qui se passait, elle avait grimpé sur lui pour le chevaucher sans ménagement.
La tête d’Édouard tournait, il se croyait dans un rêve. Les gémissements de Félicia lui soufflèrent qu’elle approchait de l’orgasme. Il observa avec fascination toute sa peau se couvrir de chair de poule, sa poitrine et ses joues rougir… Ses propres gémissements s’élevèrent en écho à ceux de Félicia. Le monde s’éclaira d’un halo de plaisir, pour ensuite laisser place à la langueur du désir satisfait.
Félicia se glissa dans le creux de son épaule. Leurs peaux mouillées de sueur les soudèrent l’un à l’autre. Édouard lui embrassa le front. Il ne savait pas quoi dire; il aurait voulu que le moment dure toujours. Il choisit donc de se taire.

dimanche 9 novembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 345 : Drainer le Cercle, 3e partie

Édouard revint au 5450 La Rochelle chargé de ses achats. Sachant mieux à quoi s’attendre, il frappa à la porte dès son arrivée, croulant sous les boîtes mal équilibrées. Arie Van Haecht lui ouvrit : il montait toujours la garde derrière les fenêtres voilées. Édouard déposa son chargement devant les portes de l’ascenseur. « Encore deux voyages », dit-il, un peu essoufflé.
« As-tu besoin d’aide? », offrit Arie, une pointe d’hésitation dans la voix. Édouard devinait qu’il préférait demeurer au chaud que de se rhabiller de pied en cap.
« Non, ça va », répondit Édouard. Il avait mal calculé : il lui fallut trois autres allers-retours à sa voiture pour finir de rentrer tout ce qu’il avait acheté. Sa razzia dans un magasin-entrepôt lui avait permis de tout trouver sous un même toit : de la nourriture en conserve, surgelée et prête à manger; du jus, des boissons gazeuses et de l’eau embouteillée; il avait même acheté un lot d’oreillers et de couvertures qui semblaient manquer au dortoir improvisé du cinquième. Et, bien entendu, une machine à café toute neuve.
Il massait ses épaules après avoir rentré le dernier chargement lorsqu’il aperçut Arie en train de lorgner un plateau de sandwichs prêts à manger. Il s’en servit un avant de tendre le reste à Arie, qui l’accepta plein de reconnaissance.
« Quand même », dit Édouard entre deux bouchées, « c’est quelque chose, de voir autant de Maîtres travailler ensemble…
— Mon père dit que ça ne s’est pas vu depuis la Deuxième Guerre Mondiale…
— Ils sont seize au total, non? Où sont les autres?
— En fait, non… C’est plutôt un titre traditionnel. Leur nombre était remonté jusqu’à neuf, mais cette foutue anathème en a tué deux.
— Oh ». Avramopoulos, Gordon, Van Haecht et Olson se trouvaient en haut. Il avait entendu dire que deux autres étaient en mission au Maroc, en lien avec le projet qui mobilisait les quatre autres. Il ne restait donc qu’un Maître qui n’y était pas mêlé.
Arie ricana en prenant un second sandwich. « Si tu as réussi à trouver un procédé émergeant durant ta première année, tu risques de joindre les Seize avant moi…
— C’est rien, je t’assure… Un concours de circonstances… Et toi, ça fait longtemps que tu pratiques? Avec un Maître comme père…
— J’ai été initié le jour où j’ai atteint la majorité. Mon père ne voulait pas risquer de confier ses savoirs à des gamins. Nous pratiquons tout de même des exercices en famille depuis que je suis tout petit. J’étais donc prêt à passer aux choses sérieuses.
— Je vois… » Édouard termina son sandwich et lécha ses doigts. « Je vais aller voir comment fonctionne cette machine à café. Tu veux que je t’en descende un lorsque j’aurai réussi?
— Volontiers », répondit Arie avec un sourire.
Il laissa un autre sandwich à Arie avant de charger l’ascenseur. Il décida d’aller ranger les victuailles au quatrième. Il sélectionna ensuite un plateau de crudités, deux plateaux de sandwichs et un paquet de viande froide et descendit au troisième. 
Les Maîtres et leurs adeptes continuaient à travailler d’arrache-pied à leur mystérieux projet. Édouard déposa les plateaux sur la table la moins encombrée. Avramopoulos le premier vint s’approvisionner, sans toutefois s’attarder : il repartit les mains pleines vers l’ilot où il travaillait seul pour le moment. D’autres passèrent tour à tour, sans que personne ne s’arrête pour discuter avec lui, pas même pour le remercier. Jusqu’à ce que la femme fatale le rejoigne en lui offrant un sourire des plus chaleureux. 
« On ne s’est pas encore présenté… Je suis Pénélope Vasquez. Enchantée de faire ta connaissance.
— Et moi, Édouard Gauss. » Édouard n’avait jamais vu de femme aussi attirante de toute sa vie. Sa simple proximité menaçait de le transformer en adolescent maladroit, à une période où il était trop intimidé par les filles pour les traiter comme des personnes, où il voulait désespérément leur plaire sans savoir comment. Résister à la tentation de dévier son regard vers son décolleté était un combat de tous les instants. « Ton français est impeccable », dit-il en bafouillant un peu.
« Ma mère est française », répondit-elle.
« Hum. Quelque chose me dit que monsieur Vasquez, lui, ne l’est pas. »
Elle échappa un rire musical. « Bien vu. Mon père est Cubain. Je sais, je sais : tu trouves que je n’ai pas tellement l’air latina. Disons que j’ai beaucoup changé depuis que j’ai rencontré Daniel.
— Daniel?
— Olson. » Elle prit l’expression espiègle de celle qui s’apprête à révéler un secret croustillant. Elle s’approcha de lui en posant une main sur son avant-bras. Le contact eut l’effet d’un choc électrique. Son parfum, floral et subtil, vint chatouiller ses narines. « Je n’ai pas attendu qu’on nous présente pour m’informer sur toi…
— Ah non?
— J’aime beaucoup ton style journalistique. Ta série d’enquêtes sur l’entourage de l’ancien maire de La Cité était exceptionnelle…
— Ouais. Ça n’a pas plu à tout le monde…
— J’ai fait une maîtrise sur la représentation médiatique des scandales personnels des personnalités politiques… » Édouard figea. Il était facile de présumer de la superficialité, voire de la vacuité d’une femme pareille… Pourtant, elle était initiée : n’était-ce pas un indice de volonté, de goût du travail, de persévérance? Il n’aurait pas dû être surpris qu’elle ait une vie intellectuelle. Et pourtant…
Ses pensées coupables lui firent perdre le fil de la conversation. L’effet que Pénélope avait sur lui évoquait son temps sous l’effet de la première compulsion, alors que ses pensées étaient embrouillées par un désir irrésistible. « …et c’est vrai pour toute cette catégorie de gens », dit Pénélope en conclusion à une tirade dont Édouard n’avait rien entendu.
« Assurément », répondit-il à l’aveuglette.
« Lorsque le projet sera entré dans la phase deux…
— Le projet?
— Drainer le Cercle, bien entendu.
— Personne n’a jugé bon de m’expliquer de quoi il s’agissait… 
— C’est le lot des nouveaux initiés », répondit-elle avec un sourire compatissant. « Mais vu que ton Maître t’a nommé élève-adepte, les choses vont sans doute changer… Laisse-lui le temps… Donc, je disais : lorsque les choses les plus urgentes auront été traitées, j’aimerais beaucoup aller prendre un verre avec toi. Pour discuter… »
Édouard n’en croyait pas ses oreilles. Il allait acquiescer avec enthousiasme lorsque Félicia apparut entre eux. Hypnotisé par Pénélope, il ne l’avait pas vue s’approcher. « Édouard, as-tu une minute? », dit-elle le tirant par le coude.
« Je…
— Je te le laisse », dit Pénélope, toujours souriante. Félicia lui renvoya un sourire glacial.
« Je, hum, qu’est-ce que je peux faire pour toi?
— J’ai besoin d’aide au deuxième. Viens avec moi. »
Elle se dirigea vers la cage d’escalier. Édouard lui emboîta le pas, non sans avoir jeté quelques regards furtifs en direction de Pénélope, qui était à nouveau concentrée sur son travail. 

dimanche 2 novembre 2014

Le Noeud Gordien, épisode 344 : Drainer le Cercle, 2e partie

Le hall n’était que tuiles et béton sur tout l’étage. Une chaise posée à côté de l’entrée – non loin de l’endroit où Édouard avait tenté de voir à l’intérieur – était la seule pièce de mobilier visible. Deux colonnades parallèles traçaient le chemin entre la porte principale et les ascenseurs. Rien ne démentait encore l’impression initiale d’Édouard : personne ne s’était installé ici.
Arie Van Haecht le conduisit jusqu’aux ascenseurs en détachant son manteau. « C’est au troisième », dit-il en appuyant sur le bouton qui ouvrit les portes. Édouard entra, mais l’autre resta derrière.
Les portes rouvrirent sur un autre grand espace à peine plus meublé que le rez-de-chaussée. Une dizaine de personnes s’affairaient autour d’îlots de meubles agrégés, chacun avec une grande table, quelques chaises et un tableau vert monté sur pieds.
Polkinghorne et Avramopoulos furent les premiers qu’Édouard reconnut. Ils semblaient engagés dans un débat énergique. De l’autre côté de la pièce, à un autre îlot, Gordon discutait avec un homme qui tournait le dos à Édouard. Félicia s’y trouvait aussi, le nez penché sur un panneau de carton où elle traçait des symboles magiques au pinceau. La scène convainquit Édouard de se détendre un peu : on ne l’avait pas convoqué pour l’accuser de quoi que ce soit.
Avramopoulos l’aperçut et lui fit signe de s’approcher. Deux autres équipes s’étaient installées dans des coins de la grande pièce. L’une d’elles était constituée de deux hommes et de la seule autre femme du groupe à part Félicia. C’était une grande blonde aux formes époustouflantes qui semblait tout droit sortie de la couverture du magazine Primate. Un autre trio travaillait en silence. Leur coordination appliquée suggéra à Édouard qu’ils étaient habitués à œuvrer ensemble.
Aucun doute n’était possible : tous ces gens étaient des initiés. Édouard n’avait jamais imaginé qu’il ait pu y en avoir autant dans La Cité.
« Te voilà enfin », dit Avramopoulos dès qu’Édouard se trouva à portée. « Il ne manquait plus que toi. »
Édouard remarqua alors une absence notable. « Et Hoshmand? Il n’est pas là? 
Polkinghorne tressaillit. « Il est mort », dit Avramopoulos.
« Oh. Je suis désolé. Mes condoléances… » Polkinghorne lui fit un sourire triste; Avramopoulos, un mouvement de la main, comme pour chasser ces désagréables considérations.
« Tu vas t’installer dans ce building pour quelques jours, quelques semaines tout au plus », dit Avramopoulos. « Nous avons aménagé des lits de camp au cinquième. » Il se tourna vers Polkinghorne. « Tu ne lui as pas dit d’amener des bagages?
— Tu m’as dit de le faire venir, c’est tout. » La tension entre les deux hommes pouvait être coupée au couteau.
Avramopoulos soupira. « Peu importe. Tu es en voiture?
— Oui.
— Tu vas commencer par aller trouver de la nourriture pour tout le monde. Tu sais cuisiner?
— Euh…
— Il y a un coin cuisine à chaque étage sauf au rez-de-chaussée. Installe-toi où tu veux. On a déjà une batterie de cuisine au cinquième, mais presque rien en terme de provisions. Tu peux rester dans le simple – des sandwiches, des croissants, peut-être de la soupe. Bonne idée, la soupe. Peut-être que les Van Haecht cesseraient de se plaindre du froid. Pendant que tu y es, achète-nous une machine à expresso. Tout le monde va me remercier, je t’assure…
— Je peux poser une question? » Avramopoulos le regarda comme s’il avait dit une bêtise, mais il lui fit quand même signe de parler. « Qu’est-ce qui se passe ici? 
— Polkinghorne ne t’a pas expliqué? »
Ce dernier explosa. « Encore une fois, tu ne m’as pas demandé de lui dire quoi que ce soit!
— Quoi? Tu n’as pas pris le relais de Hoshmand? Qui s’occupe de Gauss? »
Polkinghorne foudroya  Avramopoulos du regard. « C’est toi son maître. C’est ta responsabilité. La tienne. Pas la mienne. 
— Pff. C’était la responsabilité de Hoshmand. »
La réaction de Polkinghorne montra qu’il avait été blessé, mais surtout surpris, comme s’il ne pouvait pas imaginer que quiconque ait pu penser ainsi. Il tourna brusquement les talons et marcha d’un pas décidé jusqu’à l’ascenseur.
« Lui et ses susceptibilités… », marmonna Avramopoulos alors que les portes de l’ascenseur se refermaient. « Une vraie femme. Où en étais-je?
— Au fait que personne ne m’a rien dit.
— Ah! Donc, comment va ta progression? » Il avait posé la question de façon un peu désinvolte, mais quelque chose dans son expression changea après une seconde. Il se mit à scruter Édouard de la tête aux pieds avec le regard d’un parent à la recherche d’indice que son enfant a bu. « Après tout ce temps sous l’effet de la compulsion, tu me sembles plutôt calme et détendu… »
Édouard déglutit. Le moment était venu de présenter le mensonge que Gordon lui avait suggéré. « Les choses sont moins pires depuis une semaine ou deux... »  
— Moins pire comment?
— Je méditais comme un forcené, tous les jours, toute la journée, lorsqu’un matin j’ai vu apparaître quelque chose… Une sorte d’image complexe, pleine de détails… J’ai tenté de la reproduire sur papier. Ça n’a pas été facile, mais à un moment donné, pendant que je me concentrais sur mon dessin, paf! La compulsion est disparue. »
Avramopoulos, les sourcils froncés, continua à le dévisager. Édouard retint son souffle. « Montre-moi le dessin », finit-il par ajouter en lui tendant une craie.
Édouard retourna le tableau pivotant et traça les deux cercles concentriques sur la surface encore vierge. Sa main tremblait.
Il en était à ajouter les premiers détails lorsqu’Avramopoulos le fit sursauter en clamant haut et fort : « Votre attention, s’il vous plaît! »
Tous les autres se tournèrent vers lui. « Cet homme, que j’ai personnellement initié au printemps dernier, a accompli un premier procédé émergeant. »
Édouard vit l’incrédulité chez certains, l’admiration chez d’autres. Gordon devait être un champion au poker : tout laissait croire qu’il venait d’apprendre la nouvelle. Félicia, à l’écart, croisa les bras et fit la moue, miroir de sa réaction lorsqu’Édouard lui avait montré son dessin pour la première fois.
« L’urgence des circonstances présentes me rend peu enclin au cérémonial », continua-t-il. « J’irai donc droit au but. Édouard Gauss, en prenant à témoin trois de mes pairs parmi les Seize, je te nomme élève-adepte! »
Tout le monde applaudit la proclamation, même Félicia, qui réussit à forcer un sourire.
Les initiés retournèrent au travail. Édouard ne manqua pas de noter qu’Avramopoulos ne lui avait toujours rien expliqué quant aux événements récents ou ce qu’ils faisaient tous là. Il décida toutefois qu’il valait mieux mettre ses questions – nouvelles ou anciennes – en veilleuse et s’éclipser avant que quelqu’un l’interroge sur les détails de son procédé émergent. C’était Gordon et non Édouard qui avait accompli le procédé; il avait donc usurpé son titre d’élève-adepte. Il ne restait qu’à espérer que son bluff fonctionne assez longtemps pour mener à terme ses desseins…
« Je vais m’occuper des provisions maintenant », dit Édouard en effaçant son dessin à la craie.
« Parfait », répondit Avramopoulos. « Et n’oublie pas le café! »