Édouard revint au 5450 La Rochelle
chargé de ses achats. Sachant mieux à quoi s’attendre, il frappa à la porte dès
son arrivée, croulant sous les boîtes mal équilibrées. Arie Van Haecht lui
ouvrit : il montait toujours la garde derrière les fenêtres voilées.
Édouard déposa son chargement devant les portes de l’ascenseur. « Encore
deux voyages », dit-il, un peu essoufflé.
« As-tu besoin d’aide? », offrit
Arie, une pointe d’hésitation dans la voix. Édouard devinait qu’il préférait demeurer
au chaud que de se rhabiller de pied en cap.
« Non, ça va », répondit
Édouard. Il avait mal calculé : il lui fallut trois autres allers-retours
à sa voiture pour finir de rentrer tout ce qu’il avait acheté. Sa razzia dans
un magasin-entrepôt lui avait permis de tout trouver sous un même toit :
de la nourriture en conserve, surgelée et prête à manger; du jus, des boissons
gazeuses et de l’eau embouteillée; il avait même acheté un lot d’oreillers et
de couvertures qui semblaient manquer au dortoir improvisé du cinquième. Et,
bien entendu, une machine à café toute neuve.
Il massait ses épaules après avoir
rentré le dernier chargement lorsqu’il aperçut Arie en train de lorgner un
plateau de sandwichs prêts à manger. Il s’en servit un avant de tendre le reste
à Arie, qui l’accepta plein de reconnaissance.
« Quand même », dit
Édouard entre deux bouchées, « c’est quelque chose, de voir autant de
Maîtres travailler ensemble…
— Mon père dit que ça ne s’est pas
vu depuis la Deuxième Guerre Mondiale…
— Ils sont seize au total, non? Où
sont les autres?
— En fait, non… C’est plutôt un
titre traditionnel. Leur nombre était remonté jusqu’à neuf, mais cette foutue
anathème en a tué deux.
— Oh ». Avramopoulos, Gordon,
Van Haecht et Olson se trouvaient en haut. Il avait entendu dire que deux
autres étaient en mission au Maroc, en lien avec le projet qui mobilisait les
quatre autres. Il ne restait donc qu’un Maître qui n’y était pas mêlé.
Arie ricana en prenant un second
sandwich. « Si tu as réussi à trouver un procédé émergeant durant ta
première année, tu risques de joindre les Seize avant moi…
— C’est rien, je t’assure… Un
concours de circonstances… Et toi, ça fait longtemps que tu pratiques? Avec un
Maître comme père…
— J’ai été initié le jour où j’ai
atteint la majorité. Mon père ne voulait pas risquer de confier ses savoirs à
des gamins. Nous pratiquons tout de même des exercices en famille depuis que je
suis tout petit. J’étais donc prêt à passer aux choses sérieuses.
— Je vois… » Édouard termina son
sandwich et lécha ses doigts. « Je vais aller voir comment fonctionne
cette machine à café. Tu veux que je t’en descende un lorsque j’aurai réussi?
— Volontiers », répondit Arie
avec un sourire.
Il laissa un autre sandwich à Arie
avant de charger l’ascenseur. Il décida d’aller ranger les victuailles au
quatrième. Il sélectionna ensuite un plateau de crudités, deux plateaux de
sandwichs et un paquet de viande froide et descendit au troisième.
Les Maîtres et leurs adeptes
continuaient à travailler d’arrache-pied à leur mystérieux projet. Édouard
déposa les plateaux sur la table la moins encombrée. Avramopoulos le premier
vint s’approvisionner, sans toutefois s’attarder : il repartit les mains
pleines vers l’ilot où il travaillait seul pour le moment. D’autres passèrent
tour à tour, sans que personne ne s’arrête pour discuter avec lui, pas même pour
le remercier. Jusqu’à ce que la femme fatale le rejoigne en lui offrant un
sourire des plus chaleureux.
« On ne s’est pas encore
présenté… Je suis Pénélope Vasquez. Enchantée de faire ta connaissance.
— Et moi, Édouard Gauss. » Édouard
n’avait jamais vu de femme aussi attirante de toute sa vie. Sa simple proximité
menaçait de le transformer en adolescent maladroit, à une période où il était
trop intimidé par les filles pour les traiter comme des personnes, où il
voulait désespérément leur plaire sans savoir comment. Résister à la tentation
de dévier son regard vers son décolleté était un combat de tous les instants.
« Ton français est impeccable », dit-il en bafouillant un peu.
« Ma mère est française »,
répondit-elle.
« Hum. Quelque chose me dit que
monsieur Vasquez, lui, ne l’est pas. »
Elle échappa un rire musical.
« Bien vu. Mon père est Cubain. Je sais, je sais : tu trouves que je
n’ai pas tellement l’air latina.
Disons que j’ai beaucoup changé depuis que j’ai rencontré Daniel.
— Daniel?
— Olson. » Elle prit
l’expression espiègle de celle qui s’apprête à révéler un secret croustillant.
Elle s’approcha de lui en posant une main sur son avant-bras. Le contact eut
l’effet d’un choc électrique. Son parfum, floral et subtil, vint chatouiller
ses narines. « Je n’ai pas attendu qu’on nous présente pour m’informer sur
toi…
— Ah non?
— J’aime beaucoup ton style
journalistique. Ta série d’enquêtes sur l’entourage de l’ancien maire de La
Cité était exceptionnelle…
— Ouais. Ça n’a pas plu à tout le
monde…
— J’ai fait une maîtrise sur la
représentation médiatique des scandales personnels des personnalités politiques… »
Édouard figea. Il était facile de présumer de la superficialité, voire de la
vacuité d’une femme pareille… Pourtant, elle était initiée : n’était-ce
pas un indice de volonté, de goût du travail, de persévérance? Il n’aurait pas
dû être surpris qu’elle ait une vie intellectuelle. Et pourtant…
Ses pensées coupables lui firent
perdre le fil de la conversation. L’effet que Pénélope avait sur lui évoquait
son temps sous l’effet de la première compulsion, alors que ses pensées étaient
embrouillées par un désir irrésistible. « …et c’est vrai pour toute cette
catégorie de gens », dit Pénélope en conclusion à une tirade dont Édouard
n’avait rien entendu.
« Assurément »,
répondit-il à l’aveuglette.
« Lorsque le projet sera entré
dans la phase deux…
— Le projet?
— Drainer le Cercle, bien entendu.
— Personne n’a jugé bon de
m’expliquer de quoi il s’agissait…
— C’est le lot des nouveaux
initiés », répondit-elle avec un sourire compatissant. « Mais vu que
ton Maître t’a nommé élève-adepte, les choses vont sans doute changer… Laisse-lui
le temps… Donc, je disais : lorsque les choses les plus urgentes auront
été traitées, j’aimerais beaucoup aller prendre un verre avec toi. Pour
discuter… »
Édouard n’en croyait pas ses
oreilles. Il allait acquiescer avec enthousiasme lorsque Félicia apparut entre
eux. Hypnotisé par Pénélope, il ne l’avait pas vue s’approcher. « Édouard,
as-tu une minute? », dit-elle le tirant par le coude.
« Je…
— Je te le laisse », dit
Pénélope, toujours souriante. Félicia lui renvoya un sourire glacial.
« Je, hum, qu’est-ce que je
peux faire pour toi?
— J’ai besoin d’aide au deuxième.
Viens avec moi. »
Elle se dirigea vers la cage
d’escalier. Édouard lui emboîta le pas, non sans avoir jeté quelques regards
furtifs en direction de Pénélope, qui était à nouveau concentrée sur son
travail.
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