dimanche 9 novembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 345 : Drainer le Cercle, 3e partie

Édouard revint au 5450 La Rochelle chargé de ses achats. Sachant mieux à quoi s’attendre, il frappa à la porte dès son arrivée, croulant sous les boîtes mal équilibrées. Arie Van Haecht lui ouvrit : il montait toujours la garde derrière les fenêtres voilées. Édouard déposa son chargement devant les portes de l’ascenseur. « Encore deux voyages », dit-il, un peu essoufflé.
« As-tu besoin d’aide? », offrit Arie, une pointe d’hésitation dans la voix. Édouard devinait qu’il préférait demeurer au chaud que de se rhabiller de pied en cap.
« Non, ça va », répondit Édouard. Il avait mal calculé : il lui fallut trois autres allers-retours à sa voiture pour finir de rentrer tout ce qu’il avait acheté. Sa razzia dans un magasin-entrepôt lui avait permis de tout trouver sous un même toit : de la nourriture en conserve, surgelée et prête à manger; du jus, des boissons gazeuses et de l’eau embouteillée; il avait même acheté un lot d’oreillers et de couvertures qui semblaient manquer au dortoir improvisé du cinquième. Et, bien entendu, une machine à café toute neuve.
Il massait ses épaules après avoir rentré le dernier chargement lorsqu’il aperçut Arie en train de lorgner un plateau de sandwichs prêts à manger. Il s’en servit un avant de tendre le reste à Arie, qui l’accepta plein de reconnaissance.
« Quand même », dit Édouard entre deux bouchées, « c’est quelque chose, de voir autant de Maîtres travailler ensemble…
— Mon père dit que ça ne s’est pas vu depuis la Deuxième Guerre Mondiale…
— Ils sont seize au total, non? Où sont les autres?
— En fait, non… C’est plutôt un titre traditionnel. Leur nombre était remonté jusqu’à neuf, mais cette foutue anathème en a tué deux.
— Oh ». Avramopoulos, Gordon, Van Haecht et Olson se trouvaient en haut. Il avait entendu dire que deux autres étaient en mission au Maroc, en lien avec le projet qui mobilisait les quatre autres. Il ne restait donc qu’un Maître qui n’y était pas mêlé.
Arie ricana en prenant un second sandwich. « Si tu as réussi à trouver un procédé émergeant durant ta première année, tu risques de joindre les Seize avant moi…
— C’est rien, je t’assure… Un concours de circonstances… Et toi, ça fait longtemps que tu pratiques? Avec un Maître comme père…
— J’ai été initié le jour où j’ai atteint la majorité. Mon père ne voulait pas risquer de confier ses savoirs à des gamins. Nous pratiquons tout de même des exercices en famille depuis que je suis tout petit. J’étais donc prêt à passer aux choses sérieuses.
— Je vois… » Édouard termina son sandwich et lécha ses doigts. « Je vais aller voir comment fonctionne cette machine à café. Tu veux que je t’en descende un lorsque j’aurai réussi?
— Volontiers », répondit Arie avec un sourire.
Il laissa un autre sandwich à Arie avant de charger l’ascenseur. Il décida d’aller ranger les victuailles au quatrième. Il sélectionna ensuite un plateau de crudités, deux plateaux de sandwichs et un paquet de viande froide et descendit au troisième. 
Les Maîtres et leurs adeptes continuaient à travailler d’arrache-pied à leur mystérieux projet. Édouard déposa les plateaux sur la table la moins encombrée. Avramopoulos le premier vint s’approvisionner, sans toutefois s’attarder : il repartit les mains pleines vers l’ilot où il travaillait seul pour le moment. D’autres passèrent tour à tour, sans que personne ne s’arrête pour discuter avec lui, pas même pour le remercier. Jusqu’à ce que la femme fatale le rejoigne en lui offrant un sourire des plus chaleureux. 
« On ne s’est pas encore présenté… Je suis Pénélope Vasquez. Enchantée de faire ta connaissance.
— Et moi, Édouard Gauss. » Édouard n’avait jamais vu de femme aussi attirante de toute sa vie. Sa simple proximité menaçait de le transformer en adolescent maladroit, à une période où il était trop intimidé par les filles pour les traiter comme des personnes, où il voulait désespérément leur plaire sans savoir comment. Résister à la tentation de dévier son regard vers son décolleté était un combat de tous les instants. « Ton français est impeccable », dit-il en bafouillant un peu.
« Ma mère est française », répondit-elle.
« Hum. Quelque chose me dit que monsieur Vasquez, lui, ne l’est pas. »
Elle échappa un rire musical. « Bien vu. Mon père est Cubain. Je sais, je sais : tu trouves que je n’ai pas tellement l’air latina. Disons que j’ai beaucoup changé depuis que j’ai rencontré Daniel.
— Daniel?
— Olson. » Elle prit l’expression espiègle de celle qui s’apprête à révéler un secret croustillant. Elle s’approcha de lui en posant une main sur son avant-bras. Le contact eut l’effet d’un choc électrique. Son parfum, floral et subtil, vint chatouiller ses narines. « Je n’ai pas attendu qu’on nous présente pour m’informer sur toi…
— Ah non?
— J’aime beaucoup ton style journalistique. Ta série d’enquêtes sur l’entourage de l’ancien maire de La Cité était exceptionnelle…
— Ouais. Ça n’a pas plu à tout le monde…
— J’ai fait une maîtrise sur la représentation médiatique des scandales personnels des personnalités politiques… » Édouard figea. Il était facile de présumer de la superficialité, voire de la vacuité d’une femme pareille… Pourtant, elle était initiée : n’était-ce pas un indice de volonté, de goût du travail, de persévérance? Il n’aurait pas dû être surpris qu’elle ait une vie intellectuelle. Et pourtant…
Ses pensées coupables lui firent perdre le fil de la conversation. L’effet que Pénélope avait sur lui évoquait son temps sous l’effet de la première compulsion, alors que ses pensées étaient embrouillées par un désir irrésistible. « …et c’est vrai pour toute cette catégorie de gens », dit Pénélope en conclusion à une tirade dont Édouard n’avait rien entendu.
« Assurément », répondit-il à l’aveuglette.
« Lorsque le projet sera entré dans la phase deux…
— Le projet?
— Drainer le Cercle, bien entendu.
— Personne n’a jugé bon de m’expliquer de quoi il s’agissait… 
— C’est le lot des nouveaux initiés », répondit-elle avec un sourire compatissant. « Mais vu que ton Maître t’a nommé élève-adepte, les choses vont sans doute changer… Laisse-lui le temps… Donc, je disais : lorsque les choses les plus urgentes auront été traitées, j’aimerais beaucoup aller prendre un verre avec toi. Pour discuter… »
Édouard n’en croyait pas ses oreilles. Il allait acquiescer avec enthousiasme lorsque Félicia apparut entre eux. Hypnotisé par Pénélope, il ne l’avait pas vue s’approcher. « Édouard, as-tu une minute? », dit-elle le tirant par le coude.
« Je…
— Je te le laisse », dit Pénélope, toujours souriante. Félicia lui renvoya un sourire glacial.
« Je, hum, qu’est-ce que je peux faire pour toi?
— J’ai besoin d’aide au deuxième. Viens avec moi. »
Elle se dirigea vers la cage d’escalier. Édouard lui emboîta le pas, non sans avoir jeté quelques regards furtifs en direction de Pénélope, qui était à nouveau concentrée sur son travail. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire