dimanche 2 novembre 2014

Le Noeud Gordien, épisode 344 : Drainer le Cercle, 2e partie

Le hall n’était que tuiles et béton sur tout l’étage. Une chaise posée à côté de l’entrée – non loin de l’endroit où Édouard avait tenté de voir à l’intérieur – était la seule pièce de mobilier visible. Deux colonnades parallèles traçaient le chemin entre la porte principale et les ascenseurs. Rien ne démentait encore l’impression initiale d’Édouard : personne ne s’était installé ici.
Arie Van Haecht le conduisit jusqu’aux ascenseurs en détachant son manteau. « C’est au troisième », dit-il en appuyant sur le bouton qui ouvrit les portes. Édouard entra, mais l’autre resta derrière.
Les portes rouvrirent sur un autre grand espace à peine plus meublé que le rez-de-chaussée. Une dizaine de personnes s’affairaient autour d’îlots de meubles agrégés, chacun avec une grande table, quelques chaises et un tableau vert monté sur pieds.
Polkinghorne et Avramopoulos furent les premiers qu’Édouard reconnut. Ils semblaient engagés dans un débat énergique. De l’autre côté de la pièce, à un autre îlot, Gordon discutait avec un homme qui tournait le dos à Édouard. Félicia s’y trouvait aussi, le nez penché sur un panneau de carton où elle traçait des symboles magiques au pinceau. La scène convainquit Édouard de se détendre un peu : on ne l’avait pas convoqué pour l’accuser de quoi que ce soit.
Avramopoulos l’aperçut et lui fit signe de s’approcher. Deux autres équipes s’étaient installées dans des coins de la grande pièce. L’une d’elles était constituée de deux hommes et de la seule autre femme du groupe à part Félicia. C’était une grande blonde aux formes époustouflantes qui semblait tout droit sortie de la couverture du magazine Primate. Un autre trio travaillait en silence. Leur coordination appliquée suggéra à Édouard qu’ils étaient habitués à œuvrer ensemble.
Aucun doute n’était possible : tous ces gens étaient des initiés. Édouard n’avait jamais imaginé qu’il ait pu y en avoir autant dans La Cité.
« Te voilà enfin », dit Avramopoulos dès qu’Édouard se trouva à portée. « Il ne manquait plus que toi. »
Édouard remarqua alors une absence notable. « Et Hoshmand? Il n’est pas là? 
Polkinghorne tressaillit. « Il est mort », dit Avramopoulos.
« Oh. Je suis désolé. Mes condoléances… » Polkinghorne lui fit un sourire triste; Avramopoulos, un mouvement de la main, comme pour chasser ces désagréables considérations.
« Tu vas t’installer dans ce building pour quelques jours, quelques semaines tout au plus », dit Avramopoulos. « Nous avons aménagé des lits de camp au cinquième. » Il se tourna vers Polkinghorne. « Tu ne lui as pas dit d’amener des bagages?
— Tu m’as dit de le faire venir, c’est tout. » La tension entre les deux hommes pouvait être coupée au couteau.
Avramopoulos soupira. « Peu importe. Tu es en voiture?
— Oui.
— Tu vas commencer par aller trouver de la nourriture pour tout le monde. Tu sais cuisiner?
— Euh…
— Il y a un coin cuisine à chaque étage sauf au rez-de-chaussée. Installe-toi où tu veux. On a déjà une batterie de cuisine au cinquième, mais presque rien en terme de provisions. Tu peux rester dans le simple – des sandwiches, des croissants, peut-être de la soupe. Bonne idée, la soupe. Peut-être que les Van Haecht cesseraient de se plaindre du froid. Pendant que tu y es, achète-nous une machine à expresso. Tout le monde va me remercier, je t’assure…
— Je peux poser une question? » Avramopoulos le regarda comme s’il avait dit une bêtise, mais il lui fit quand même signe de parler. « Qu’est-ce qui se passe ici? 
— Polkinghorne ne t’a pas expliqué? »
Ce dernier explosa. « Encore une fois, tu ne m’as pas demandé de lui dire quoi que ce soit!
— Quoi? Tu n’as pas pris le relais de Hoshmand? Qui s’occupe de Gauss? »
Polkinghorne foudroya  Avramopoulos du regard. « C’est toi son maître. C’est ta responsabilité. La tienne. Pas la mienne. 
— Pff. C’était la responsabilité de Hoshmand. »
La réaction de Polkinghorne montra qu’il avait été blessé, mais surtout surpris, comme s’il ne pouvait pas imaginer que quiconque ait pu penser ainsi. Il tourna brusquement les talons et marcha d’un pas décidé jusqu’à l’ascenseur.
« Lui et ses susceptibilités… », marmonna Avramopoulos alors que les portes de l’ascenseur se refermaient. « Une vraie femme. Où en étais-je?
— Au fait que personne ne m’a rien dit.
— Ah! Donc, comment va ta progression? » Il avait posé la question de façon un peu désinvolte, mais quelque chose dans son expression changea après une seconde. Il se mit à scruter Édouard de la tête aux pieds avec le regard d’un parent à la recherche d’indice que son enfant a bu. « Après tout ce temps sous l’effet de la compulsion, tu me sembles plutôt calme et détendu… »
Édouard déglutit. Le moment était venu de présenter le mensonge que Gordon lui avait suggéré. « Les choses sont moins pires depuis une semaine ou deux... »  
— Moins pire comment?
— Je méditais comme un forcené, tous les jours, toute la journée, lorsqu’un matin j’ai vu apparaître quelque chose… Une sorte d’image complexe, pleine de détails… J’ai tenté de la reproduire sur papier. Ça n’a pas été facile, mais à un moment donné, pendant que je me concentrais sur mon dessin, paf! La compulsion est disparue. »
Avramopoulos, les sourcils froncés, continua à le dévisager. Édouard retint son souffle. « Montre-moi le dessin », finit-il par ajouter en lui tendant une craie.
Édouard retourna le tableau pivotant et traça les deux cercles concentriques sur la surface encore vierge. Sa main tremblait.
Il en était à ajouter les premiers détails lorsqu’Avramopoulos le fit sursauter en clamant haut et fort : « Votre attention, s’il vous plaît! »
Tous les autres se tournèrent vers lui. « Cet homme, que j’ai personnellement initié au printemps dernier, a accompli un premier procédé émergeant. »
Édouard vit l’incrédulité chez certains, l’admiration chez d’autres. Gordon devait être un champion au poker : tout laissait croire qu’il venait d’apprendre la nouvelle. Félicia, à l’écart, croisa les bras et fit la moue, miroir de sa réaction lorsqu’Édouard lui avait montré son dessin pour la première fois.
« L’urgence des circonstances présentes me rend peu enclin au cérémonial », continua-t-il. « J’irai donc droit au but. Édouard Gauss, en prenant à témoin trois de mes pairs parmi les Seize, je te nomme élève-adepte! »
Tout le monde applaudit la proclamation, même Félicia, qui réussit à forcer un sourire.
Les initiés retournèrent au travail. Édouard ne manqua pas de noter qu’Avramopoulos ne lui avait toujours rien expliqué quant aux événements récents ou ce qu’ils faisaient tous là. Il décida toutefois qu’il valait mieux mettre ses questions – nouvelles ou anciennes – en veilleuse et s’éclipser avant que quelqu’un l’interroge sur les détails de son procédé émergent. C’était Gordon et non Édouard qui avait accompli le procédé; il avait donc usurpé son titre d’élève-adepte. Il ne restait qu’à espérer que son bluff fonctionne assez longtemps pour mener à terme ses desseins…
« Je vais m’occuper des provisions maintenant », dit Édouard en effaçant son dessin à la craie.
« Parfait », répondit Avramopoulos. « Et n’oublie pas le café! »

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