Le hall n’était que tuiles et béton
sur tout l’étage. Une chaise posée à côté de l’entrée – non loin de l’endroit
où Édouard avait tenté de voir à l’intérieur – était la seule pièce de mobilier
visible. Deux colonnades parallèles traçaient le chemin entre la porte
principale et les ascenseurs. Rien ne démentait encore l’impression initiale d’Édouard :
personne ne s’était installé ici.
Arie Van Haecht le conduisit
jusqu’aux ascenseurs en détachant son manteau. « C’est au
troisième », dit-il en appuyant sur le bouton qui ouvrit les portes.
Édouard entra, mais l’autre resta derrière.
Les portes rouvrirent sur un autre
grand espace à peine plus meublé que le rez-de-chaussée. Une dizaine de
personnes s’affairaient autour d’îlots de meubles agrégés, chacun avec une
grande table, quelques chaises et un tableau vert monté sur pieds.
Polkinghorne et Avramopoulos furent
les premiers qu’Édouard reconnut. Ils semblaient engagés dans un débat
énergique. De l’autre côté de la pièce, à un autre îlot, Gordon discutait avec
un homme qui tournait le dos à Édouard. Félicia s’y trouvait aussi, le nez
penché sur un panneau de carton où elle traçait des symboles magiques au
pinceau. La scène convainquit Édouard de se détendre un peu : on ne
l’avait pas convoqué pour l’accuser de quoi que ce soit.
Avramopoulos l’aperçut et lui fit
signe de s’approcher. Deux autres équipes s’étaient installées dans des coins
de la grande pièce. L’une d’elles était constituée de deux hommes et de la
seule autre femme du groupe à part Félicia. C’était une grande blonde aux
formes époustouflantes qui semblait tout droit sortie de la couverture du
magazine Primate. Un autre trio
travaillait en silence. Leur coordination appliquée suggéra à Édouard qu’ils
étaient habitués à œuvrer ensemble.
Aucun doute n’était possible :
tous ces gens étaient des initiés. Édouard n’avait jamais imaginé qu’il ait pu
y en avoir autant dans La Cité.
« Te voilà enfin », dit
Avramopoulos dès qu’Édouard se trouva à portée. « Il ne manquait plus que
toi. »
Édouard remarqua alors une absence
notable. « Et Hoshmand? Il n’est pas là?
Polkinghorne tressaillit. « Il
est mort », dit Avramopoulos.
« Oh. Je suis désolé. Mes
condoléances… » Polkinghorne lui fit un sourire triste; Avramopoulos, un
mouvement de la main, comme pour chasser ces désagréables considérations.
« Tu vas t’installer dans ce
building pour quelques jours, quelques semaines tout au plus », dit
Avramopoulos. « Nous avons aménagé des lits de camp au cinquième. »
Il se tourna vers Polkinghorne. « Tu ne lui as pas dit d’amener des
bagages?
— Tu m’as dit de le faire venir,
c’est tout. » La tension entre les deux hommes pouvait être coupée au
couteau.
Avramopoulos soupira. « Peu
importe. Tu es en voiture?
— Oui.
— Tu vas commencer par aller trouver
de la nourriture pour tout le monde. Tu sais cuisiner?
— Euh…
— Il y a un coin cuisine à chaque
étage sauf au rez-de-chaussée. Installe-toi où tu veux. On a déjà une batterie
de cuisine au cinquième, mais presque rien en terme de provisions. Tu peux
rester dans le simple – des sandwiches, des croissants, peut-être de la soupe.
Bonne idée, la soupe. Peut-être que les Van Haecht cesseraient de se plaindre
du froid. Pendant que tu y es, achète-nous une machine à expresso. Tout le
monde va me remercier, je t’assure…
— Je peux poser une question? »
Avramopoulos le regarda comme s’il avait dit une bêtise, mais il lui fit quand
même signe de parler. « Qu’est-ce qui se passe ici?
— Polkinghorne ne t’a pas expliqué? »
Ce dernier explosa. « Encore
une fois, tu ne m’as pas demandé de lui
dire quoi que ce soit!
— Quoi? Tu n’as pas pris le relais de
Hoshmand? Qui s’occupe de Gauss? »
Polkinghorne foudroya Avramopoulos du regard. « C’est toi son maître. C’est ta responsabilité. La tienne. Pas la
mienne.
— Pff. C’était la responsabilité de Hoshmand. »
La réaction de Polkinghorne montra
qu’il avait été blessé, mais surtout surpris, comme s’il ne pouvait pas
imaginer que quiconque ait pu penser ainsi. Il tourna brusquement les talons et
marcha d’un pas décidé jusqu’à l’ascenseur.
« Lui et ses susceptibilités… »,
marmonna Avramopoulos alors que les portes de l’ascenseur se refermaient.
« Une vraie femme. Où en étais-je?
— Au fait que personne ne m’a rien
dit.
— Ah! Donc, comment va ta
progression? » Il avait posé la question de façon un peu désinvolte, mais
quelque chose dans son expression changea après une seconde. Il se mit à
scruter Édouard de la tête aux pieds avec le regard d’un parent à la recherche
d’indice que son enfant a bu. « Après tout ce temps sous l’effet de la
compulsion, tu me sembles plutôt calme et détendu… »
Édouard déglutit. Le moment était
venu de présenter le mensonge que Gordon lui avait suggéré. « Les choses
sont moins pires depuis une semaine ou deux... »
— Moins pire comment?
— Je méditais comme un forcené, tous
les jours, toute la journée, lorsqu’un matin j’ai vu apparaître quelque chose…
Une sorte d’image complexe, pleine de détails… J’ai tenté de la reproduire sur
papier. Ça n’a pas été facile, mais à un moment donné, pendant que je me
concentrais sur mon dessin, paf! La compulsion est disparue. »
Avramopoulos, les sourcils froncés, continua
à le dévisager. Édouard retint son souffle. « Montre-moi le dessin »,
finit-il par ajouter en lui tendant une craie.
Édouard retourna le tableau pivotant
et traça les deux cercles concentriques sur la surface encore vierge. Sa main
tremblait.
Il en était à ajouter les premiers
détails lorsqu’Avramopoulos le fit sursauter en clamant haut et fort : « Votre
attention, s’il vous plaît! »
Tous les autres se tournèrent vers
lui. « Cet homme, que j’ai personnellement initié au printemps dernier, a
accompli un premier procédé émergeant. »
Édouard vit l’incrédulité chez
certains, l’admiration chez d’autres. Gordon devait être un champion au
poker : tout laissait croire qu’il venait d’apprendre la nouvelle.
Félicia, à l’écart, croisa les bras et fit la moue, miroir de sa réaction
lorsqu’Édouard lui avait montré son dessin pour la première fois.
« L’urgence des circonstances
présentes me rend peu enclin au cérémonial », continua-t-il. « J’irai
donc droit au but. Édouard Gauss, en prenant à témoin trois de mes pairs parmi
les Seize, je te nomme élève-adepte! »
Tout le monde applaudit la
proclamation, même Félicia, qui réussit à forcer un sourire.
Les initiés retournèrent au travail.
Édouard ne manqua pas de noter qu’Avramopoulos ne lui avait toujours rien
expliqué quant aux événements récents ou ce qu’ils faisaient tous là. Il décida
toutefois qu’il valait mieux mettre ses questions – nouvelles ou anciennes – en
veilleuse et s’éclipser avant que quelqu’un l’interroge sur les détails de son
procédé émergent. C’était Gordon et non Édouard qui avait accompli le procédé;
il avait donc usurpé son titre d’élève-adepte. Il ne restait qu’à espérer que
son bluff fonctionne assez longtemps pour mener à terme ses desseins…
« Je vais m’occuper des
provisions maintenant », dit Édouard en effaçant son dessin à la craie.
« Parfait », répondit
Avramopoulos. « Et n’oublie pas le café! »
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