Félicia entra en état
d’acuité sans que rien ne saute. Elle se détendit un peu, mais pas trop :
il lui restait encore beaucoup à accomplir.
L’acuité n’affectait
pas que la vision. Même les yeux fermés, l’état second lui permettait de deviner,
juste à côté, le grondement d’un océan d’énergie. C’était fort, immense, beaucoup plus que ce qu’elle
avait imaginé. Elle se sentait comme ces plongeurs encagés, entourés de
requins… À tout le moins, la solidité de leur
cage assurait une mesure de sûreté. La barrière invisible et intangible créée
par ses plaquettes n’offrait quant à elle aucune certitude.
Elle approfondit son
acuité au maximum avant de rouvrir les yeux. La grande salle presque déserte
fournissait un contrepoids bienvenu à la présence oppressante de l’énergie bouillonnante
qu’elle continuait de percevoir. Des silhouettes étaient apparues ici et
là : les impressions d’Espinosa et de Hoshmand, comme elle l’avait espéré,
mais plusieurs autres également, des victimes de la dure histoire du
Centre-Sud.
Martin se leva de son
dais, les yeux écarquillés. « Qu’est-ce que tu as fait? C’est…
fascinant. Tous ces gens… Comment se fait-il que…
— Je travaille, est-ce
qu’on peut jaser plus tard?
— Je peux t’aider…
— Tu n’as pas ce qu’il
faut pour m’aider.
— J’apprends
vite », répondit-il.
Comme pour illustrer son
propos, il leva les mains; une étincelle apparut entre ses paumes. Un frisson
parcourut l’échine de Félicia : les courants de l’énergie ambiante avaient
changé de direction… Ils déferlaient maintenant vers les mains de Martin. Toute
cette puissance… Il pourrait transformer le Terminus en cratère en claquant des
doigts. Peut-être le quartier au complet…
Martin laissa retomber
ses bras. L’énergie reprit ses remous chaotiques. « Vraiment? »
Oh. My. God. Il n’en était même pas conscient!
Martin allait poser
une autre question, mais Félicia l’interrompit encore. « Plus tard! »
Il dut percevoir son irritation grandissante : il n’insista pas. Elle
avait besoin de toute sa concentration pour les étapes suivantes. Activer le
procédé avait été plus facile du fait que les plaquettes étaient rapprochées
les unes des autres; il lui fallait maintenant les déplacer jusqu’à l’impression
de Gianfranco Espinosa sans crever la bulle qui la protégeait. Elle préférait
ne pas risquer d’avoir à réactiver le procédé – peut-être avait-elle profité la
première fois d’une chance qui ne se représenterait pas.
Elle poussa la
première plaquette d’une trentaine de centimètres, puis une deuxième, et ainsi
de suite… Le barrage tint bon malgré toutes ces manipulations. Il lui fallut
une bonne demi-heure de ce manège pour réussir
à se positionner correctement.
Elle était prête à
accomplir la métempsychose… Et terrorisée à l’idée de rater son coup. Quelle
mouche l’avait piquée, de négliger ses leçons avec Gordon pour entreprendre ce
plan foireux? C’était peut-être le fait qu’elle ait cessé de dormir qui
court-circuitait son bon sens… Lorsque l’idée lui était venue, elle semblait
couler de source : elle disposait d’un truc capable de disperser le trop-plein
d’énergie, elle pouvait tirer profit d’une trêve qui ne durerait peut-être pas…
Elle avait balayé tous les risques potentiels sous le tapis, confiante en ses
capacités. Il lui restait à espérer qu’elle ne se soit pas trompée.
Martin fit quelques
pas dans sa direction pendant qu’elle se débattait avec ses dernières
réticences. Si elle avait été seule, Félicia aurait peut-être battu en retraite
et plié bagages. Mais le regard de l’autre chatouilla son orgueil. Elle passa
quelques minutes à méditer debout, afin d’être parfaitement concentrée, puis
elle se lança.
Être en état d’acuité
au milieu des plaquettes était une chose; tenter un procédé aussi complexe que
celui-là, c’était ouvrir la porte de la cage aux requins.
Elle sentit que le
procédé lui glissait des mains dès la première seconde. Elle sentit venir le
contrecoup comme un montagnard qui découvre qu’une avalanche s’est déclenchée
au-dessus de sa tête… Qui réalise qu’il ne lui reste qu’un instant avant que la
mort lui tombe dessus.
Elle pensa à ce qui
lui restait à accomplir – non pas les commandes et les devoirs de Gordon, mais le
Grand Œuvre… Et tout ce qu’elle aurait pu découvrir en vivant des siècles.
Elle pensa à
Gianfranco Espinosa, qu’elle avait voulu impressionner encore, en le ramenant à
la vie.
Elle pensa à ses
parents, qu’elle reverrait peut-être de l’autre côté…
…et à Édouard, qu’elle
ne verrait plus, à cause de sa témérité.
Elle ferma les
paupières, la frousse au ventre, la larme à l’œil, toute petite et impuissante
face au raz-de-marée radiesthésique.
L’impact ne vint pas. Elle
ouvrit les yeux et vit Martin à deux pas d’elle, le visage tordu par l’effort.
Interloquée, elle le regarda gesticuler. Elle avait la bouche sèche, les jambes
molles, la sueur coulait à grosses gouttes dans son dos. Mais elle était
vivante.
Elle comprit que l’homme
avait réussi là où ses plaquettes avaient échoué. Il l’avait protégée in extremis d’un contrecoup. Comment
pouvait-il manipuler toute cette énergie, alors que même les Seize en étaient
incapables?
« Je te l’avais
dit que je pouvais t’aider », dit-il avec un sourire moqueur qui rappelait
celui de Tobin. Félicia était encore trop abasourdie pour répondre. Une seule
pensée revenait sans cesse : j’aurais
pu mourir, ici, maintenant.
« Si je me
souviens bien, dans votre tradition, c’est une faveur pour une vie, non? Je
pense que tu m’en dois une! »