dimanche 7 août 2016

Le Nœud Gordien, épisode 432 : Union

Les attentions de Daniel la faisaient frémir comme toujours. Il savait jouer de son corps comme d’un instrument, au diapason de ses désirs. Mais aujourd’hui, elle percevait une fausse note dans leur harmonie habituelle.
Lorsqu’ils étaient au lit, leurs ébats prenaient souvent des allures de méditation. Ils se retrouvaient dans un certain état mental, ils cultivaient la détente du corps, la respiration profonde, mais plutôt que vider leur esprit, ils le focalisaient l’un sur l’autre à l’exclusion de tout le reste. Ils s’offraient sans réserve, et en ressortaient enrichis.
Ce matin cependant, Pénélope détectait une distraction de son côté. Elle devinait qu’une pensée secrète amusait Daniel. Dans un premier temps, elle ne dit rien, espérant que l’impression passe, et que la pureté de leur connexion revienne. Après quelque temps, elle cessa d’espérer : son irritation avait crû jusqu'à la distraire à son tour.
« Je me demande à quoi tu penses », lança-t-elle.
« À rien de spécial », répondit-il, sourire en coin, sans ralentir.
Pénélope se dégagea doucement de son étreinte. « C’est triste que j’aie à te poser la question.
— Je ne comprends pas. Je ne te cache rien, pourtant.
— Je te connais, Daniel Olson. Tu as quelque chose derrière la tête. »
Olson rumina l’affirmation quelques instants, avant de dire : « J’avoue.
— Alors? À quoi pensais-tu?
— À quoi tous les hommes pensent? », dit-il en reprenant ses caresses.
Elle le repoussa. Une autre nouveauté. « Je suis sérieuse! »
Il devint grave à son tour. Il s’assit au bord du lit et soupira. « Tout ce temps, tous ces efforts pour nous rendre parfaits… Je crois de plus en plus que nous faisons fausse route. »
Surprise, Pénélope demanda : « Comment peux-tu dire cela, après toutes nos réussites?
— Nos réussites? Je les trouve bien peu ambitieuses. Nous avons modelé notre chair pour incarner nos idéaux. Nous sommes plus forts, plus agiles, plus endurants qu’à peu près n’importe qui… Nous nous sommes débarrassés de nos poils et nos odeurs embarrassantes… Mais encore?
— N’est-ce pas assez?
— Il y a tant de contraintes que nous nous imposons… Qui nous privent peut-être d’un potentiel encore difficile à imaginer.
— Ce que tu dis, c’est que tu en as marre d’être juste un humain, c’est ça?
— Ce que je dis, c’est qu’il est peut-être temps de redéfinir ce qu’est être humain.
— C’est à cela que tu réfléchissais, pendant que nous faisions l’amour?
— J’imaginais me voir à travers tes yeux, être toi pendant que je te pénètre… Je pensais que, si seulement tu acceptais…
— Non. Je ne changerai pas d’idée. »
— Nous sommes déjà si formidables ensemble… Imagine si nous devenions une seule et même entité, homme et femme, yin et yang à la fois…
— Daniel, je t’aime comme je n’ai jamais aimé personne. Mais je ne veux pas devenir toi. Je ne veux pas cesser d’être moi, non plus. »
Olson se leva brusquement, et se mit à faire les cent pas dans la chambre, les deux mains sur le front, comme s’il venait d’apprendre une nouvelle accablante.
« Tu me fais confiance, d’habitude.
— La différence, c’est que d’habitude, tes plans ne sont pas stupides. »
Il serra les poings en poussa un grognement animal. Pénélope s’était habituée à ses manières pondérées, délibérées, la version masculine de la grâce. Maintenant, il était plus impulsif, imprévisible, prompt à des sautes d’humeur ou des lubies soudaines. Cette idée qu’ils devraient fondre leur esprit comme la trinité était celle qui revenait le plus souvent. Son passage au Terminus l’avait changé plus profondément qu’elle voulait encore l’admettre.
Il continua de gesticuler, fébrile comme un homme ayant bu vingt cafés. Elle le laissa s’agiter jusqu’à ce qu’il ait retrouvé une mesure de calme. « Je vais y aller, dit-il finalement. Ma leçon avec Tobin commence bientôt. Nous reparlerons de tout cela plus tard.
— Je ne changerai pas d’idée », répéta-t-elle.
Il la fixa un instant. Pénélope devinait qu’une réplique lui brûlait les lèvres, une réplique blessante, assassine. Il eut toutefois la sagesse de la garder pour lui. « Tobin progresse vite, c’est impressionnant, dit-il plutôt en se rhabillant.
— C’est bien » dit-elle, heureuse qu’il change le sujet, triste qu’ils soient incapables de résoudre leur différend. Elle trouvait louable que Daniel se soit offert pour poursuivre la formation du revenant, après que Gordon ait déclaré être trop occupé… Tobin avait changé, lui aussi. Lorsqu’elle avait fait sa connaissance, il avait les sourcils toujours froncés, la mâchoire crispée. Ses tensions lui donnaient un air d’animal dangereux, toujours sur ses gardes, prêt à bondir à la moindre provocation. Maintenant? Il était habité de la sérénité de celui qui n’a rien à craindre. Son instinct lui disait qu’il y avait anguille sous roche… Y avait-il un lien entre sa transformation et celle de Daniel? Est-ce que leurs expéditions au cœur de la zone radiesthésique étaient en cause?
Elle aurait aimé pouvoir en discuter avec Daniel, mais partager ses inquiétudes dans ce contexte aurait jeté de l’huile sur le feu.
Daniel sortit sans lui dire au revoir. Elle ne s’était pas sentie aussi seule depuis des années.

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