Félicia fut surprise
de découvrir que la porte du Terminus était gardée par une adolescente aux allures
garçonne, qui devait avoir seize ans tout au plus. Elle avait les cheveux
courts et semblait flotter dans ses vêtements trop amples; elle tenait un
pistolet à la main et l’attendait d’un air menaçant. Félicia se dit qu’ado ou
pas, elle n’aurait pas voulu la mettre de mauvaise humeur.
La gardienne examina
Félicia et l’homme qui l’escortait. C’était un dur de dur que Frank Batakovic
lui avait déjà recommandé comme un homme de confiance. Malgré ses airs
d’intello urbain, avec ses lunettes et sa barbiche, l’AK-47 qu’il portait en
bandoulière confirmait que ce n’était pas le genre de gars à faire dans la
dentelle. La jeune fille le toisa comme pour bien lui montrer qu’elle n’avait
peur de personne – peu importe sa carrure ou son arsenal.
Les portes s’ouvrirent
pour révéler un homme d’un certain âge, au visage coloré de vieilles contusions
en voie de guérison. Ses yeux ne clignaient pas, ses cheveux étaient presque
tout blancs… Elle comprit qu’il s’agissait de l’un des Trois.
Apparemment, elle n’avait
pas besoin d’être présentée. « Bienvenue au Terminus, Félicia.
— On se connaît?
— Je suis Martin. Nous
nous sommes déjà croisés, quelque part entre l’Ukraine et l’Argentine…
— Tu n’avais pas le
même visage.
— Et pourtant… C’était
moi.
— Je peux entrer? »
Martin pointa son
escorte. « Oui, mais lui, il reste là. » Marcus signala qu’il avait
compris. Il ne ferait pas de chichis : il l’accompagnait pour l’argent –
pas parce qu’il s’inquiétait pour elle. Elle passa le seuil à la suite de
Martin, tirant comme toujours sa valise derrière elle.
Alors qu’elle entrait,
elle entendit la gardienne demander à Marcus : « C’est quel calibre,
ta bébelle? »
Martin parut attendri.
« Ton homme lui plaît. C’est rare…, dit-il une fois la porte refermée.
— C’est un simple
employé, répondit Félicia.
— Je sais. »
Évidemment. « En passant, il y a quelque chose dans sa tête, quelque chose
que je n’ai jamais vu… Une sorte de coffre-fort. Une partie de sa mémoire à
laquelle il ne peut pas accéder.
— Ah bon. »
Félicia n’avait aucune idée de quoi il parlait. Elle n’insista pas.
Le Terminus était
vraiment en mauvais état. Est-ce ici que la féroce portière passait ses nuits,
peut-être couchée sur l’un des cartons qui parsemaient la grande pièce?
Qu’est-ce qui pouvait conduire quiconque à adopter ce genre de vie?
« Il ne nous
manque de rien, précisa Martin. Nous veillons les uns sur les autres. C’est
loin d’être tout le monde qui a cette chance, même en-dehors du quartier.
— C’est déroutant, interagir
avec des gens qui lisent les pensées.
— Pour nous aussi. Il
y a ce que les gens disent, et ce que les gens pensent; c’est hallucinant de
voir les deux en même temps. Par exemple, tu dis c’est déroutant, mais le vrai message, c’est get the fuck out.
— Tu sais donc aussi
pourquoi je ne l’ai pas dit.
— Selon toi, si tu
demandes que je cesse, je vais continuer quand même en cachette.
— Est-ce que je me
trompe? »
Martin se contenta de
sourire. « Qu’est-ce qui t’amène chez nous?
— Tu ne le sais pas
déjà?
— Je ne comprends pas
tout ce que je vois.
— Intéressant. »
Elle baissa la voix, pour être certaine que personne dans la poignée de gens
qui flânaient dans l’espace ne puisse l’entendre. « Je veux tester un
procédé que j’ai mis au point…
— Mettre une âme dans
un bocal », répondit-il sur le même ton.
Félicia s’esclaffa.
« Oui, si on veut.
— Tu veux tester ton
procédé. Mais tu as peur. »
Félicia aurait préféré
ne pas devoir l’admettre. Elle réprima un frisson. « Alors, je peux?
— Oui. Nous sommes en
trêve. Mais tu es sur notre territoire : je devrai te superviser. »
Félicia se serait bien
passé de chaperon, mais Martin le savait sans doute déjà. « C’est
d’accord. Mais nous devrons être seuls, tous les deux.
— Oui, oui. Pas de
non-initiés, je sais. »
Il siffla assez fort
pour avoir l’attention de tout le monde. Il suffit d’un mouvement de la main
pour vider la place sans que quiconque rouspète, traîne ou demande des
explications. La plupart passèrent dans une pièce adjacente, séparée par un
rideau; les autres sortirent par la grande porte.
Il alla s’asseoir sur
une sorte de dais qui se trouvait un peu plus loin. « Fais comme chez
toi. »
Pour la première
étape, elle tira six plaquettes de bois qu’elle avait déjà préparées. Chacune
portait le procédé-soupape qu’elle avait mis au point en préparation du grand
rituel. Elle risquait gros en tentant de l’activer au cœur du Centre-Sud. De
deux choses l’une : soit son procédé gérait l’énergie ambiante et la
protégeait dès la première seconde… Soit le contrecoup avait le dessus avant
qu’il soit devenu effectif, et tout lui pétait à la figure.
Si Martin put lire ces
scénarios-catastrophes dans sa tête, il ne parut pas plus inquiet.
Félicia disposa ses
six plaquettes à distance égale autour d’elle, puis elle inspira profondément,
prête à lancer les dés, espérant que sa hardiesse la serve cette fois encore…
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