dimanche 29 janvier 2012

Le Noeud Gordien, épisode 205 : La goutte et le vase

Polkinghorne donna la décoction à boire à Hoshmand qui l’avala sans grimacer malgré son goût infect. Les deux espéraient que la préparation réussisse à défaire l’effet imposé par Tricane, mais comme ils en ignoraient la nature, ils ne pouvaient procéder qu’à tâtons. Après l’attaque, Avramopoulos avait bien proposé quelques pistes avant de déclarer forfait. Polkinghorne ne voulait pas abandonner avant d’avoir tout essayé, mais malheureusement, celle qu’ils exploraient présentement représentait à peu près la dernière solution plausible qui lui soit venue à l’esprit.
Durant les longues minutes qui suivirent, il tenta maintes et maintes fois d’engager la conversation afin de meubler l’attente. Chaque fois, Hoshmand se contentait de répondre en monosyllabes, plus soucieux de surveiller le moindre indice que quelque chose se passait en lui que d’écouter quoi que ce soit provenant de l’extérieur.
De temps à autre, Polkinghorne continuait toutefois à lui demander s’il ressentait quelque changement. Tantôt il faisait non de la tête, tantôt il se contentait de pincer les lèvres.  Hoshmand n’avait jamais été enclin à l’extroversion, mais il était devenu carrément avare de paroles depuis qu’il avait perdu la capacité à trouver l’état d’acuité.
Eleftherios Avramopoulos passa la tête dans le cadre de la porte. À leur mine déconfite, il comprit tout de suite sur quoi ses alliés travaillaient. « Si je n’ai pas trouvé quoi faire, qu’est-ce qui vous fait croire que vous pourrez réussir? »
Polkinghorne ne trouva rien à répondre à cela.
« Tu ferais mieux d’essayer de comprendre ce qui lui est arrivé pour nous protéger à l’avenir », ajouta-t-il. Polkinghorne devinait que leur maître craignait de se retrouver dans l’état du pauvre Hoshmand. Depuis leur confrontation avec Tricane, il s’était assuré de se tenir à une bonne distance du Centre-Sud, allant jusqu’à déménager ses pénates dans son sanctuaire sous le centre commercial abandonné.
Avramopoulos ajouta d’un ton nonchalant la goutte qui fit déborder le vase : « Cesse de perdre ton temps sur une cause perdue! »
Polkinghorne vit Hoshmand tressaillir et exhaler comme un taureau touché par un picador; comme un taureau, il chargea Avramopoulos et l’agrippa par le collet. « J’ai passé toute ma vie à travailler pour toi, à tout faire ce que tu voulais que je fasse », cracha-t-il en anglais. Ceux qui confondaient l’embonpoint de Hoshmand pour de la mollesse étaient toujours surpris lorsqu’il se mettait à bouger si vivement – tout comme Polkinghorne ou Avramopoulos l’étaient présentement. « Tu aimes ça, hein, qu’on t’obéisse au doigt et à l’œil? Tu aimes ça avoir ton petit chien savant? Tu m’abandonnes maintenant que je ne peux plus faire mes tours, c’est ça? Si c’était toi qui avais été affecté, tu nous ferais travailler jour et nuit pour trouver un remède! »
Avramopoulos tenta de mettre la main dans sa poche, là où il conservait toujours sa précieuse statuette. Hoshmand intercepta son poignet et le tordit assez pour soutirer au maître un glapissement plaintif. Il se mit à le secouer brutalement. « JE T’AI TOUT DONNÉ! Mais là, c’est fini. Tu m’entends? Fini! »
Polkinghorne était encore saisi par la surprise. Il avait cru connaître son homme mieux que quiconque, mais il ne l’avait jamais vu exploser ainsi. Hoshmand prit son élan pour écraser le jeune visage du vieil homme. Polkinghorne retrouva ses esprits juste à temps pour retenir son bras.
« Laurent… » Le prénom de son compagnon roulait toujours bizarrement sur sa langue; ils avaient coutume de s’appeler l’un l’autre par leur nom de famille. Mais le murmure eut l’effet souhaité; même si Hoshmand garda son coude tiré pendant quelques secondes supplémentaires, Polkinghorne sentit ses muscles se relâcher. Hoshmand poussa Avramopoulos; déjà déséquilibré par l’empoignade, il roula par terre, haletant.
Hoshmand rajusta ses vêtements, décrocha une œillade contrariée à Polkinghorne, puis une autre pleine de mépris à Avramopoulos. Il tourna les talons et partit sans rien ajouter.
« Tu vas devoir t’occuper de ton petit copain », dit Avramopoulos après que Hoshmand se soit suffisamment éloigné pour que les claquements de ses talons sur le béton soient devenus inaudibles. Son visage était rouge comme une betterave. « Parce que si c’est moi qui m’en occupe, ça va mal se finir pour lui. Arrange-toi pour le tenir loin de mon regard. Et tu me dois une faveur pour sa vie, vu que les siennes ne valent plus rien. »
Polkinghorne aurait voulu avoir les couilles de son compagnon et envoyer Avramopoulos se faire foutre, lui dire que Hoshmand avait raison, qu’il était injuste et ingrat, d’autant plus qu’il avait encaissé le projectile de lumière à sa place, sans même savoir si la couleur ne le tuerait pas. Mais il se contenta d’acquiescer avant de sortir à son tour. 

dimanche 22 janvier 2012

Le Noeud Gordien, épisode 204 : Familier

Édouard continuait à pratiquer les méditations qu’on lui avait enseignées avec le même acharnement surnaturel. De jour en jour, il pouvait ressentir qu’il s’approchait du but… Lequel? Il l’ignorait. Il supposait qu’il s’agissait d’une grande vérité qu’il devinait déjà sans connaître, comme un souvenir plus qu’à moitié oublié qu’un indice ramène soudainement et pleinement à la conscience.
Il était tant obsédé par ce trésor juste hors de portée, ce supplice de Tantale, qu’il ne prenait même plus la peine de se coucher pour dormir. Il méditait plutôt jusqu’à ce que la fatigue le rattrape; il entrait et sortait alors de l’état de veille tout en continuant son travail autant qu’il le pouvait. Il rêvait souvent dans ses moments d’assoupissement, des songes sans queue ni tête; plus rarement, il se réveillait sans même réaliser qu’il ne rêvait plus.
C’est ce qui s’était produit cette nuit; Édouard s’était débattu pendant des heures contre des bribes de rêves qui continuaient à l’assaillir après qu’il eût ouvert les yeux. La lumière franche du Soleil levant permettait normalement à son esprit épuisé de discerner le réel et les chimères. Ce matin, l’illumination s’avérait d’une autre nature.
Édouard vit certes le chalet des Sutton tel qu’il l’avait laissé la veille… Le sol jonché des emballages de repas surgelés qu’il mangeait sans les réchauffer, ses vêtements rances d’avoir été trop portés sans être nettoyés, la bouteille de deux litres qu’il utilisait comme pot de chambre… Toutes les choses habituelles lui paraissaient maintenant subtilement différentes.
« C’est comme si quelqu’un avait ajusté la TV », dit-il à voix haute. « Plus de contraste, plus de saturation. Mais c’est le grain la plus grosse différence… »
Voilà que tu parles tout seul du réel comme si c’était une photographie, dit une petite voix raisonnable dans un recoin de sa tête. Ça y est : tu es fou.
Édouard ressentit l’impératif d’aller dehors; il sortit sans questionner l’origine de son intuition, habité par un sentiment grisant d’unité avec le cosmos. « Si c’est ça être fou, pas de problème », se répondit-il.
Il savait où aller sans toutefois comprendre comment. Plutôt que de suivre le chemin qui menait au lac, ou celui, plus large, qui rejoignait la rue, il plongea à même la forêt pour gravir la colline malgré sa végétation dense.
Le ciel bleu promettait une journée chaude. Malgré que la matinée ait été encore fraîche, la montée hors-piste eut tôt fait de faire suer Édouard. La malnutrition, la fatigue et l’inactivité rendaient l’ascension pénible, mais Édouard persévéra avec la même opiniâtreté que lorsqu’il pratiquait ses exercices.
Il ressentit qu’il était presque arrivé à destination… Trois pas… Deux, un… Voilà. Il tendit la main au moment précis où le pétiole d’une feuille se rompait à quatre mètres en haut de sa tête; la feuille tomba en virevoltant pour se déposer à plat précisément au centre de sa main.
« Je ne suis pas fou! », cria-t-il pendant que la voix de la raison rétorquait c’est juste une feuille. Si elle n’était pas tombée, tu aurais trouvé autre chose pour te justifier.
Un coup de vent emporta la feuille en la soufflant vers la gauche. Édouard comprit qu’il devait aller dans cette direction. Les signaux n’étaient pas aussi clairs que ceux qui l’avaient conduit sous la feuille d’arbre; ne sachant pas ce qu’il cherchait, il progressa plus lentement pour s’assurer de ne rien manquer.
Il remarqua un mouvement directement dans l’axe que la feuille lui avait montré, un bruissement dans les fougères et l’humus…
Un oiseau battait vainement d’une aile pendant que l’autre mouvait à peine.
Il s’approcha pour constater qu’il s’agissait d’une corneille ou d’un corbeau; la coloration sombre mais irrégulière de son plumage laissait penser qu’il n’était plus un oisillon mais pas encore un adulte.
L’oiseau s’agita de plus belle lorsqu’Édouard arriva à sa hauteur. « Qu’est-ce que tu fais là, toi? », demanda-t-il à l’oiseau. Vue de près, la blessure à la base de son aile était manifeste. « Tu veux venir avec moi? » Il cessa de se débattre lorsqu’Édouard le prit dans ses mains. Il était tout maigre sous ses plumes ébouriffées.
Édouard remonta le rebord de son T-shirt pour déposer l’oiseau comme sur une civière. Il se remit prudemment en route vers le chalet. L’oiseau resta calme tout du long, comme s’il s’était trouvé dans son nid plutôt que porté par un humain en mouvement.
« Je pense qu’il me reste des amandes en bas. Les oiseaux, ça aime les noix, hein? Je vais m’occuper de toi, tu vas voir… Ah ah! Je savais bien que c’était plus qu’une coïncidence! Je te l’avais dit que je n’étais pas fou! »
Alors, à qui parles-tu au juste? Qui essaies-tu de convaincre?

dimanche 15 janvier 2012

Le Noeud Gordien, épisode 203 : Orientations

Geneviève se présenta au 1587, 9e avenue en s’attendant à une journée de travail comme les autres.
Depuis qu’elle avait inopinément croisé Édouard à la sortie de son lieu de travail, elle ne réussissait plus à s’y rendre sans qu’elle soit assaillie par mille et un et si
Et si quelqu’un croyait, en la voyant entrer là, qu’elle travaillait dans les chambres plutôt qu’à la réception?
Et si sa mère découvrait que sa fille participait à l’industrie du sexe?
À ces préoccupations s’ajoutait un second niveau, moins explicitement vocalisé mais autrement plus terrifiant : est-ce le mieux qu’elle pouvait faire de sa vie? Était-elle une mère indigne? Une mauvaise personne?
Comme chaque fois, elle passa le seuil sans que ses inquiétudes ne se matérialisent. Elle put donc les laisser de côté et prendre sa place derrière le bureau.
« Mélissa », ou Carolanne de son vrai nom, arriva peu après Geneviève. Elle portait des vêtements tout-à-fait superbes, comme toujours accompagnés d’accessoires et de chaussures choisis avec goût parmi son impressionnante panoplie. Elle vivait la grosse vie à un âge où Geneviève se contentait encore de nouilles instantanées et de riz aux légumes. Geneviève ne pouvait nier sa jalousie envers cette fille qui pouvait se payer tout ce qu’elle désirait tandis que Geneviève devait réapprendre à balancer un budget de manière à ce que ses enfants ne manquent de rien… Elles échangèrent un sourire froid sans dire un mot.
Après dix minutes derrière le bureau, Geneviève décida qu’elle était mûre pour un petit rafraichissement. Elle alla chercher une bière dans le réfrigérateur au bout du corridor. À l’aller comme au retour, elle put entendre le grincement du matelas de la chambre #2 ponctué ici et là du bruit soudain d’une fesse claquée.
Geneviève ne restait jamais longtemps jalouse du train de vie des filles; l’envie se dissipait dès qu’elle se rappelait qu’elles l’alimentaient en puisant à même leur chair. On lui avait  par ailleurs suggéré à maintes reprises de passer du côté des chambres – en ajoutant souvent qu’elle ferait fureur dans le créneau MILF – une Mother I’d Like to Fuck. Ces gens ignoraient que Geneviève était très peu expérimentée selon les standards du domaine : elle comptait encore la totalité de ses partenaires sur les doigts d’une seule main. L’idée d’en ajouter autant en une semaine – ou même en une journée comme elle l’avait parfois vu faire – paraissait à la limite de l’inconcevable.
Elle eut le temps de vider sa bière à moitié et de répondre à deux appels – une réservation et une demande d’information – avant que le client ne sorte de la chambre, le visage ramolli par l’hébétude d’une jouissance récente. Il passa devant Geneviève sans la voir.
En principe, c’était le dernier rendez-vous de Léa – l’occupante de la #2 – pour la journée; rares étaient les filles qui s’éternisaient sur place après leurs périodes de disponibilité. Geneviève prit une dernière gorgée avant d’aller voir ce qui la retenait.
Elle entendit des sanglots par la porte entrebâillée. Elle entra pour trouver Léa recroquevillée sur le lit. Geneviève s’entendait aussi bien avec Léa qu’elle ne pouvait supporter Carolanne; elle espérait qu’il ne lui soit rien arrivé de fâcheux…
Geneviève s’approcha d’elle doucement, en s’assurant de ne pas la surprendre. Dès qu’elle perçut qu’elle n’était plus seule, Léa se redressa et se mit à essuyer ses larmes en ravalant ses pleurs.
« Qu’est-ce qui se passe? 
— Rien… Rien », dit-elle en reniflant.
« C’est beaucoup de larmes pour rien », répondit Geneviève doucement sur le ton qu’elle utilisait pour rassurer ses enfants. Avec les nuits difficiles que sa plus vieille vivait depuis la fin du printemps, elle s’en servait désormais plus souvent qu’à son tour. « Est-ce qu’il t’a fait mal? J’ai entendu des claques… »
Léa regarda Geneviève avec une expression un peu surprise. « Oh, non, non, c’est correct, c’est un habitué, il fait tout le temps ça… pendant qu’il fait sa job, il s’excite de plus en plus, il y va de plus en plus rough, mais ça reste ok. J’en ai eu des bien pires…
— Quoi, alors? »
Léa haussa à nouveau les épaules en essuyant les larmes qui continuaient de couler malgré tous ses efforts pour masquer sa peine.
« Il n’arrêtait pas de me traiter de n-n-noms », dit-elle en vainquant de justesse un sanglot qui voulait s’imposer.
« Qu’est-ce qu’il t’a dit? », demanda Geneviève.
« Pendant qu’y baise, il dit tout le temps : t’aime ça, hein? Moi, je l’encourage en disant : oui, oui j’aime ça… »
Geneviève demanda : « Est-ce que c’est ça qui te dérange? » Elle tendit un mouchoir à Léa qui le prit et se moucha avant d’essuyer ses larmes.
« N-non… Aujourd’hui il a commencé à me traiter de pute, de salope… De p’tite crisse de merde juste bonne à sucer des queues pour du cash… Mais ’est pas parce qu’il l’a dit… C’est… » Léa renifla encore. « C’est… c’est parce qu’il a raisonnnnnn! » Les barrages qui tenaient ses émotions à distance cédèrent finalement; elle se mit à pleurer sans réserve. Geneviève la prit dans ses bras comme elle aurait pris sa fille, en la berçant doucement et en lui chuchotant quelques paroles réconfortantes ici et là. Le téléphone sonna, mais elle se dit au diable le client, il pourra toujours rappeler plus tard. Heureusement le boss n’était pas sur place; elle savait que Szasz lui aurait rappelé qu’un appel, c’était un client et qu’un client, c’était de l’argent; il aurait continué sa tirade en concluant qu’un appel manqué était donc de l’argent perdu… Il n’était guère enclin à compromettre toute possibilité d’enrichissement, particulièrement pour ce qu’il aurait considéré du niaisage de fifilles.
Léa pleura comme un bébé pendant de longues minutes en serrant Geneviève comme une bouée, mais le flot de pleurs finit par ralentir pour enfin se tarir. Léa relâcha son étreinte et regarda Geneviève avec un sourire triste. Les barrages étaient déjà en cours de reconstruction.
« Merci », dit-elle timidement.
« Tu sais, ça », Geneviève désigna la chambre d’un mouvement large, « c’est quelque chose que tu fais. Peu importe ce que les gens disent, ça n’est jamais quelque chose que tu es. Tu comprends? »
Léa fit oui de la tête en épongeant ses joues de son mouchoir presqu’inutile parce qu’imbibé jusqu’à saturation.
« Pourquoi as-tu commencé à travailler ici?
— Pour payer mes études. »
Depuis qu’elles avaient fait connaissance, Geneviève n’avait jamais entendu Léa parler de cours, de lecture ou d’examen. Mais elle ne la confronta pas. Elle dit plutôt : « Il y a plein de gens qui font des études en les payant autrement. C’est sûr qu’ici, tu peux faire beaucoup d’argent en peu de temps. Mais y’a rien qui t’oblige à faire ça si tu ne veux pas le faire ou si ça commence à faire mal, hein?
— Oui… Je le sais au fond, mais des fois… c’est pas facile de choisir. Ou de savoir c’est quoi le bon choix, tu sais? »
Geneviève caressa les cheveux de Léa. « Donne-toi le temps d’y penser… Écoute ton cœur.
— T’es fine, Gen. Est-ce qu’on t’a déjà dit que tu serais une bonne psy? »
Elle répondit « pas avant aujourd’hui ». Le compliment avait créé un déclic en elle.
Il était peut-être temps qu’elle écoute son cœur, elle aussi.

dimanche 8 janvier 2012

Le Noeud Gordien, épisode 202 : Contourner la censure

Alexandre quitta la route sinuant entre les collines pour s’engager sur le chemin de terre qui le conduirait à la cabane des Sutton. Chaque fois qu’il empruntait la vieille BMW de sa mère, il devait composer avec la réalisation amère qu’elle aurait pu être sienne : Mme Legrand la lui avait promise en guise de cadeau de graduation, mais plutôt que terminer l’université, il avait opté pour se lancer dans le commerce de drogues... Même s’il se disait que, de toute manière, les sciences de l’administration n’étaient pas sa branche, le fer tournait un peu dans la plaie à chaque fois qu’il devait demander les clés à sa mère.
Il stationna la bagnole et se chargea comme une mule des victuailles qu’il amenait, principalement des aliments congelés, des conserves et autres denrées impérissables. L’opération fut malaisée, mais il réussit à tout prendre d’un coup. En montant les marches du chalet, il eut une réminiscence vive du temps qu’il avait lui-même passé sur les lieux, caché au fond du bois après que les ennemis de son père – et de lui-même, par extension – l’aient brièvement enlevé.
Aujourd’hui, c’était au tour d’Alexandre de jouer le rôle que Claude Sutton avait tenu pour lui : le mince fil entre la cabane isolée et le reste du monde.
Ce rôle, il le jouait pour son oncle Édouard depuis maintenant six semaines.
Il réalisa qu’il s’était si chargé qu’il lui était impossible d’atteindre la poignée. « Bra-vo. » Il déposa la moitié des sacs pour pouvoir ouvrir la voie.
Édouard était assis en tailleur au beau milieu de la pièce principale, les yeux fermés. Il ne donna aucun signe d’avoir perçu l’arrivée d’Alexandre.
Son apparence s’était encore détériorée depuis la dernière fois. Ses cheveux gras étaient ébouriffés en mèches d’apparence presque rigide; manifestement, il ne s’était ni lavé ni coiffé depuis la dernière visite. De plus, Alexandre eut l’impression que quelque chose d’autre avait changé… il lui fallut quelques secondes pour réaliser que son oncle avait perdu du poids. Beaucoup de poids – sa barbe cachait partiellement ses joues creusées. Une couverture et un oreiller traînaient juste à côté de lui, comme s’il ne se prenait même plus la peine de traverser les quelques pas qui le séparaient du lit.
Alexandre n’avait pu déduire à travers les enregistrements pourquoi Édouard s’était mis à se consacrer à ses exercices avec une intensité touchant pratiquement à la folie – Alexandre lui-même pouvait difficilement s’exercer plus qu’une heure à la fois. Édouard n’avait pas répondu à ses questions, sa liberté d’expression bloquée comme d’habitude par la volonté de son professeur.
Avec un peu de chances, les choses allaient changer aujourd’hui. « Allô, je suis là! »
Lorsqu’il entendit la voix d’Alexandre, Édouard sauta sur ses pieds avec la soudaineté d’un adolescent surpris au milieu d’une séance d’onanisme.
« Je ne t’avais pas entendu entrer », dit Édouard d’une voix irritée mais lasse.
« Est-ce que je te dérange?
— Ben, un petit peu… 
— Qu’est-ce que tu faisais, au juste? » Comme il s’y attendait, le visage d’Édouard changea instantanément pour adopter cette neutralité qu’Alexandre reconnaissait maintenant comme l’expression de sa censure imposée. Sans surprise, il ne répondit pas. « Tu as bien quelques minutes pour moi, hein? Tiens, je t’ai apporté de quoi manger… »
Il se mit à déballer l’épicerie pendant qu’Édouard le lorgnait d’un air ambivalent. Alexandre devinait qu’Édouard n’aurait voulu que retourner méditer, mais sa présence – et l’obligation au secret – l’en empêchait.
Le regard d’Édouard darda vers un sac de gaufres liégeoises qu’Alexandre déposa sur le comptoir. Alex le lui tendit avec le sourire. Édouard se laissa tomber sur sa couette en croquant la gaufre froide avec l’intensité de quelqu’un brisant un jeûne d’une semaine – c’était peut-être le cas, au fond. Il l’engloutit en trois bouchées avant d’en attaquer une autre.
Il dévora quatre gaufres avant qu’Alexandre n’ait fini de ranger les provisions. Une fois rassasié, Édouard parut moins irrité par son visiteur. Mais comme il ne disait rien – alors que la censure ne l’avait jamais empêché de parler de la pluie et du beau temps, seulement de révéler ses secrets à des non-initiés – Alexandre continua à sentir qu’il n’était pas bienvenu. Qu’à cela ne tienne… Le temps était venu de tester son hypothèse.  
Il prit la main d’Édouard et l’aida à se relever. « Qu’est-ce que tu fais?
« Fais-moi confiance », répondit Alexandre. Édouard chancela légèrement une fois sur ses pieds. Sa main tremblait légèrement. Décidément, il était très mal en point.
Alexandre adopta une expression solennelle, la tête haute; il s’agenouilla devant Édouard et se prosterna jusqu’à toucher le plancher de son front. Il se redressa et recommença le manège deux fois.
« Mais qu’est-ce que tu fais? », demanda Édouard à nouveau. Alexandre ne se laissa pas distraire par la question de son oncle. Il récita plutôt le texte qu’il avait préparé.
« Maître, je ne suis pas digne de recevoir les enseignements que vous me donnez. Maître, je n’ai rien à vous offrir sinon ma volonté d’apprendre. Maître, j’apprends par moi-même jusqu’ici; acceptez-vous de me considérer comme votre initié? » Alexandre prit les mains d’Édouard et les déposa sur son front. Leur tremblement s’était accentué.
Après un moment de silence, comme s’il avait interrogé les barrières qu’il portait en son sein, Édouard répondit : « Alexandre Legrand, j’accepte. Tu n’as pas été initié de façon traditionnelle, mais… euh… Sois le premier de cette nouvelle tradition. Notre tradition.  » Édouard lui tendit la main et l’aida à se lever à son tour. Alexandre vit l’espoir dans les yeux de son oncle. « Alexandre, te voilà initié! » Édouard et Alexandre se mirent à applaudir pour clore ce cérémonial inventé de toutes pièces.
Édouard inspira profondément. « Je méditais comme Hoshmand me l’a appris. » Stupéfaction. « Hoshmand m’a appris à méditer! J’ai été initié dans un cercle d’ossements! J’ai reçu ma toge blanche! J’ai vu Gordon dans un miroir! Je suis un putain d’apprenti sorcier! » Édouard éclata d’un fou rire où Alexandre pouvait entrevoir l’essence même du soulagement. Il rit et il rit encore, les larmes coulant sur ses joues; il prit son neveu dans une étreinte serrée pendant que son rire finissait de se transformer en pleurs. Alexandre le laissa faire, rayonnant de la satisfaction d’avoir vu juste et ému par l’effusion de son oncle.
 « Alex! T’es génial! Comment y as-tu pensé?
— Vu que tu m’avais fait comprendre que tu ne pouvais pas parler aux non-initiés, et que je n’ai aucune idée comment enlever la barrière… Je me suis souvenu de nos recherches sur l’hypnose; ça m’a fait penser que si ton interdit utilisait la même logique et que tu respectais tes instructions à la lettre…
— Tu t’es arrangé pour te faufiler de l’autre côté de la barrière! Wow! » Édouard lui donna une tape amicale sur l’épaule. « Je t’en dois une…
— C’est rien voyons…
— Non, ça n’est pas rien. Considère que je te dois une faveur. Une vraie faveur.
Alexandre n’était pas certain de connaître la différence entre une faveur et une vraie faveur, mais il ne creusa pas davantage la question. « Maintenant que tu peux me parler, vas-tu me dire qu’est-ce qui t’a rendu… comme ça? »
Édouard devint subitement grave. « Je pense que j’ai fait une gaffe.
« Quel genre de gaffe?
— Je sais qu’on doit travailler dur avant d’arriver à des résultats, alors j’ai demandé à Avramopoulos – Alesksi – qu’il me rende obsédé par mes exercices comme il m’a rendu obsédé par le sexe…
— Un instant! Toi, obsédé par le sexe? D’où ça sort, ça?
— Il y a beaucoup de choses que tu ne sais pas. Mais ça marche, Alex. Ça marche pour vrai. Les exercices, je veux dire. Je commence à sentir quelque chose… très différent. Mais je paye le prix. Je ne dors plus, je ne mange plus… Même là, on se parle et j’ai hâte de retourner travailler là-dessus…
— Mais pourquoi c’est une gaffe si ça marche?
— Parce que j’aurais dû me méfier… il était tout content que je lui demande… Mais après, il m’a dit que l’antidote serait le même que la dernière fois.
— Qu’est-ce que tu veux dire? »
Édouard plissa le nez. « Tu ne veux pas le savoir », se contenta-t-il de répondre. « Mais ça me donne une bonne raison d’accepter l’inconfort encore longtemps... »

dimanche 1 janvier 2012

Les archives sont à jour!

Les épisodes 1 à 200 sont maintenant disponibles en version PDF. Vous pouvez les télécharger ici.

Bonne année 2012 à vous et aux vôtres!

Le Noeud Gordien, épisode 201: Une bouffée d'air frais

Félicia avait ressenti une excitation plus cérébrale que viscérale après qu’elle eut décidé de quitter la Chambre secrète de Kuhn, mais maintenant qu’elle voyait son bagage disparaître sur le tapis roulant de l’aéroport de Casablanca, elle finissait de réaliser qu’elle se retrouvait enfin dans un monde plus vaste que quelques pièces dissimulées sous terre.
Somme toutes, son séjour auprès du vieux Maître s’était bien déroulé – malgré les tensions des débuts. Après leur premier contact, Kuhn avait continué à lui tourner autour en multipliant les occasions de proximité physique. Alors qu’il vivait seul depuis Dieu sait quand, soudainement l’aide de Félicia était requise pour ceci et cela – autant de prétextes pour se frôler… comme par hasard. Durant ses leçons, il rectifiait les postures de Félicia comme l’aurait fait un instructeur de golf ou de tennis un peu trop familier, en la guidant avec ses mains plutôt qu’avec ses mots. Chaque fois qu’il la touchait, le contact demeurait léger; un observateur objectif aurait peiné à y voir quelque acte déplacé. Cependant, elle sentait que chaque contact était si délibéré, si calculé, qu’elle ne pouvait faire abstraction de ses intentions probables… Creepy.
La chance avait toutefois joué en sa faveur et avait résolu le problème sans qu’elle doive y faire face explicitement.
Alors qu’ils avaient coutume d’apparaître dans les circonstances les plus malvenues, un bouquet de vésicules herpétiques avait choisi d’éclore à la commissure de sa lèvre. Elle l’avait senti poindre longtemps avant qu’il ne devienne visible, mais elle l’avait attendu comme la proverbiale cavalerie… Lorsqu’il eut  crevé la surface de son épiderme, elle s’assura que Kuhn le remarque aussitôt. La manœuvre porta fruit : dès qu’il eut comprit qu’un virus s’était insinué dans son huis clos, il pâlit en reculant d’un pas, comme s’il avait été frappé au ventre. À partir de ce moment, Kuhn recommença à garder ses distances et, comme par magie, cessa d’avoir besoin de l’approcher autant.
Une fois que les ardeurs du vieux Maître eussent été refroidies, Félicia put enfin découvrir tout son génie. Elle était ressortie de la Chambre secrète avec de véritables trésors en tête, des connaissances que le laconique Espinosa ou le verbeux Polkinghorne n’auraient pu lui apprendre en dix ans…
« Videz vos poches, déposez votre sac sur le tapis et attendez à la ligne », dit un agent de sécurité. Elle sortit de sa rêverie pour obtempérer, contente de s’approcher encore du moment où elle laisserait le Maroc derrière elle.
Elle passa l’arche sans déclencher d’alarme, mais l’agent lui demanda quand même d’ouvrir son sac. Il en tira un bâton d’une trentaine de centimètres, gros comme trois doigts; sa surface était gravée de motifs répétitifs. L’agent l’examina, sans doute pour évaluer son degré de dangerosité. Félicia attendit patiemment, un petit sourire aux lèvres. Elle avait envie de souligner que ce bout de bois n’était guère plus dangereux qu’une raquette de tennis – explicitement permise en cabine –, mais il valait toujours mieux éviter de froisser la susceptibilité d’un agent. Mais si jamais il abime mon bâton…
Kuhn s’était émerveillé de la capacité de Félicia à comprendre ce qu’il lui apprenait – plus encore, de sa capacité à saisir ce qu’elle voyait dans la chambre des archives. À son arrivée, elle restait attachée à une compréhension de leur art comme une accumulation de trucs et de procédés; elle avait depuis découvert des principes transversaux qui lui permettaient d’éviter de réinventer la roue pour chaque nouvelle innovation. Cette compréhension avait impressionné Kuhn qui ne s’attendait pas à la retrouver chez une si jeune praticienne.
Un soir, elle avait posé une question au Maître, une question à propos de la nature du consentement de l’objet d’un processus comme canal effecteur pour contrer l’inertie posée par sa distance… Kuhn l’avait fixée pendant un moment avant de demander : « Est-ce que c’est Loren qui t’a mis sur cette piste? » – il devait être le seul au monde qui préférait appeler Polkinghorne par son prénom. Lorsqu’elle répondit par la négative, Kuhn ne cacha pas sa surprise. « Je n’ai jamais vu quiconque avancer si vite », avait-il murmuré avant de se lancer dans un long – mais passionnant – monologue pour tenter de répondre à la question.
Lorsqu’elle lui avait annoncé son départ prochain, Kuhn s’était retiré dans ses quartiers sans explication. Elle avait craint d’avoir froissé le Maître – elle aurait voulu qu’ils se quittassent en bons termes –, mais sa crainte s’était avérée infondée. Il avait plutôt travaillé à lui offrir la plus belle marque de reconnaissance qu’elle ait pu imaginer… Sans toutefois oser l’espérer.
Trois jours avant qu’elle ne sorte de la Chambre secrète, Kuhn lui avait offert une toge violette et le bâton qui faisait d’elle une adepte confirmée.
Si le vêtement était soigneusement resté empaqueté dans sa valise, pour le moment, elle ne voulait absolument pas se départir du bâton qui symbolisait son nouveau statut; le simple fait de le voir l’emplissait de joie et de fierté. Elle ne l’aurait jamais avoué à personne, mais il lui arrivait même de l’étreindre lorsqu’elle se savait à l’abri des regards.
L’agent de sécurité le remit dans son sac et fit signe à Félicia de poursuivre son chemin. Elle se rendit à la zone d’embarquement en savourant le bruissement de la marée humaine environnante. Elle alla s’acheter un assortiment de magazines et un gros café (deux crèmes, deux sucres), son premier depuis des lustres. Lorsqu’on annonça son embarquement, elle vibrait d’une délicieuse fébrilité caféinée, doublement intensifiée par ses mois abstinents.
Elle prit place dans son confortable fauteuil de première classe. Lorsque l’avion quitta le sol marocain, elle ressentit la pleine mesure de sa liberté retrouvée, comme une bouffée d’air frais après une longue plongée sous-marine.
Lorsqu’on vint lui demander ce qu’elle désirait boire, elle commanda du champagne : elle avait vécu la dernière année comme une nonne, elle jugeait mériter ses vacances.
Alors qu’elle prenait sa première gorgée, elle échangea un sourire avec le charmant jeune homme de l’autre côté de l’allée. Son complet laissait croire qu’il voyageait pour affaires; Félicia jugea sa chemise à rayures mauves et sa cravate assortie très élégantes. Comme c’était agréable de côtoyer à nouveau des gens attrayants!
C’est lui qui engagea la conversation. « Est-ce que c’est votre premier voyage à Dubaï? 
— Oh, ça n’est pas ma destination finale », répondit-elle, de plus en plus détendue. Était-ce possible qu’une seule gorgée fasse déjà effet?
« Où allez-vous?
— En Thaïlande. C’est ma première fois… 
— Pour les affaires ou le plaisir?
— Le plaisir. » Elle prit une nouvelle gorgée de champagne. « Définitivement le plaisir. »