Somme toutes, son séjour auprès du
vieux Maître s’était bien déroulé – malgré les tensions des débuts. Après leur
premier contact, Kuhn avait continué à lui tourner autour en multipliant les
occasions de proximité physique. Alors qu’il vivait seul depuis Dieu sait
quand, soudainement l’aide de Félicia était requise pour ceci et cela – autant de
prétextes pour se frôler… comme par hasard. Durant ses leçons, il rectifiait
les postures de Félicia comme l’aurait fait un instructeur de golf ou de tennis
un peu trop familier, en la guidant avec ses mains plutôt qu’avec ses mots.
Chaque fois qu’il la touchait, le contact demeurait léger; un observateur
objectif aurait peiné à y voir quelque acte déplacé. Cependant, elle sentait
que chaque contact était si délibéré, si calculé, qu’elle ne pouvait faire abstraction
de ses intentions probables… Creepy.
La chance avait toutefois joué en sa
faveur et avait résolu le problème sans qu’elle doive y faire face
explicitement.
Alors qu’ils avaient coutume
d’apparaître dans les circonstances les plus malvenues, un bouquet de vésicules
herpétiques avait choisi d’éclore à la commissure de sa lèvre. Elle l’avait
senti poindre longtemps avant qu’il ne devienne visible, mais elle l’avait
attendu comme la proverbiale cavalerie… Lorsqu’il eut crevé la surface de son épiderme, elle
s’assura que Kuhn le remarque aussitôt. La manœuvre porta fruit : dès
qu’il eut comprit qu’un virus s’était insinué dans son huis clos, il pâlit en
reculant d’un pas, comme s’il avait été frappé au ventre. À partir de ce
moment, Kuhn recommença à garder ses distances et, comme par magie, cessa
d’avoir besoin de l’approcher autant.
Une fois que les ardeurs du vieux
Maître eussent été refroidies, Félicia put enfin découvrir tout son génie. Elle
était ressortie de la Chambre secrète avec de véritables trésors en tête, des
connaissances que le laconique Espinosa ou le verbeux Polkinghorne n’auraient
pu lui apprendre en dix ans…
« Videz vos poches, déposez
votre sac sur le tapis et attendez à la ligne », dit un agent de sécurité.
Elle sortit de sa rêverie pour obtempérer, contente de s’approcher encore du
moment où elle laisserait le Maroc derrière elle.
Elle passa l’arche sans déclencher d’alarme,
mais l’agent lui demanda quand même d’ouvrir son sac. Il en tira un bâton d’une
trentaine de centimètres, gros comme trois doigts; sa surface était gravée de
motifs répétitifs. L’agent l’examina, sans doute pour évaluer son degré de
dangerosité. Félicia attendit patiemment, un petit sourire aux lèvres. Elle
avait envie de souligner que ce bout de bois n’était guère plus dangereux
qu’une raquette de tennis – explicitement permise en cabine –, mais il valait
toujours mieux éviter de froisser la susceptibilité d’un agent. Mais si jamais il abime mon bâton…
Kuhn s’était émerveillé de la
capacité de Félicia à comprendre ce qu’il lui apprenait – plus encore, de sa
capacité à saisir ce qu’elle voyait dans la chambre des archives. À son
arrivée, elle restait attachée à une compréhension de leur art comme une
accumulation de trucs et de procédés; elle avait depuis découvert des principes
transversaux qui lui permettaient d’éviter de réinventer la roue pour chaque
nouvelle innovation. Cette compréhension avait impressionné Kuhn qui ne s’attendait
pas à la retrouver chez une si jeune praticienne.
Un soir, elle avait posé une question
au Maître, une question à propos de la nature du consentement de l’objet d’un
processus comme canal effecteur pour contrer l’inertie posée par sa distance…
Kuhn l’avait fixée pendant un moment avant de demander : « Est-ce que
c’est Loren qui t’a mis sur cette piste? » – il devait être le seul au
monde qui préférait appeler Polkinghorne par son prénom. Lorsqu’elle répondit
par la négative, Kuhn ne cacha pas sa surprise. « Je n’ai jamais vu
quiconque avancer si vite », avait-il murmuré avant de se lancer dans un long –
mais passionnant – monologue pour tenter de répondre à la question.
Lorsqu’elle lui avait annoncé son
départ prochain, Kuhn s’était retiré dans ses quartiers sans explication. Elle
avait craint d’avoir froissé le Maître – elle aurait voulu qu’ils se
quittassent en bons termes –, mais sa crainte s’était avérée infondée. Il avait
plutôt travaillé à lui offrir la plus belle marque de reconnaissance qu’elle
ait pu imaginer… Sans toutefois oser l’espérer.
Trois jours avant qu’elle ne sorte
de la Chambre secrète, Kuhn lui avait offert une toge violette et le bâton qui
faisait d’elle une adepte confirmée.
Si le vêtement était soigneusement
resté empaqueté dans sa valise, pour le moment, elle ne voulait absolument pas
se départir du bâton qui symbolisait son nouveau statut; le simple fait de le
voir l’emplissait de joie et de fierté. Elle ne l’aurait jamais avoué à
personne, mais il lui arrivait même de l’étreindre lorsqu’elle se savait à l’abri
des regards.
L’agent de sécurité le remit dans
son sac et fit signe à Félicia de poursuivre son chemin. Elle se rendit à la
zone d’embarquement en savourant le bruissement de la marée humaine environnante.
Elle alla s’acheter un assortiment de magazines et un gros café (deux crèmes,
deux sucres), son premier depuis des lustres. Lorsqu’on annonça son
embarquement, elle vibrait d’une délicieuse fébrilité caféinée, doublement
intensifiée par ses mois abstinents.
Elle prit place dans son confortable
fauteuil de première classe. Lorsque l’avion quitta le sol marocain, elle
ressentit la pleine mesure de sa liberté retrouvée, comme une bouffée d’air
frais après une longue plongée sous-marine.
Lorsqu’on vint lui demander ce qu’elle
désirait boire, elle commanda du champagne : elle avait vécu la dernière
année comme une nonne, elle jugeait mériter ses vacances.
Alors qu’elle prenait sa première
gorgée, elle échangea un sourire avec le charmant jeune homme de l’autre côté
de l’allée. Son complet laissait croire qu’il voyageait pour affaires; Félicia
jugea sa chemise à rayures mauves et sa cravate assortie très élégantes. Comme c’était
agréable de côtoyer à nouveau des gens attrayants!
C’est lui qui engagea la
conversation. « Est-ce que c’est votre premier voyage à Dubaï?
— Oh, ça n’est pas ma destination
finale », répondit-elle, de plus en plus détendue. Était-ce possible qu’une
seule gorgée fasse déjà effet?
« Où allez-vous?
— En Thaïlande. C’est ma première
fois…
— Pour les affaires ou le plaisir?
— Le plaisir. » Elle prit une nouvelle
gorgée de champagne. « Définitivement
le plaisir. »
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