dimanche 31 janvier 2016

Le Nœud Gordien, épisode 405 : La quête de l'extase

Depuis que Harré lui avait fait connaître l’extase, la vraie, il arrivait à Gordon de traverser des périodes difficiles. Malgré qu’elles soient très inhabituelles, elles l’usaient chaque fois un peu plus.
Son existence plus que centenaire lui avait appris un rapport au temps qui, il en était certain, n’avait rien à voir avec celui du commun des mortels. Pour lui, les jours étaient long, mais les années courtes.
Chaque journée s’étirait en longueur, surtout du fait qu’il ne bénéficiait jamais du bond en avant offert par le sommeil, ce voyage instantané de la nuit au matin. Il philosophait parfois que cet éveil continu dissociait son esprit du calendrier, ce qui expliquait la fuite des années. Bien entendu, Gordon voyait les mois avancer et les saisons passer, comme tout le monde. Mais de plus en plus, il lui arrivait de sous-estimer le passage du temps, en croyant par exemple qu’un événement vieux de trois ans avait eu lieu l’an dernier, ou encore en sursautant au moment de réaliser qu’une relation qu’il considérait encore nouvelle durait en fait depuis vingt ans…
Durant ses moments de crises, le poids des jours et des années lui apparaissait insupportable. Il tendait à s’isoler, et tôt ou tard, le sentiment d’oppression s’amenuisait. Il reprenait le cap de sa seule vraie ambition : retrouver Harré. Sa progression, ses recherches, ses manigances, toutes étaient tournées vers ce seul objectif. Il replongeait dans son travail avec l’espoir de réussir, de renouer avec le plaisir, ne serait-ce qu’un instant de plus… Juste un instant suffirait peut-être à lui donner le courage d’attaquer un nouveau siècle.
Cette crise était différente des précédentes. Depuis qu’il s’était permis de croire en la possibilité de communiquer avec Harré, le passage des jours s’était encore ralenti. Il avait l’impression de toujours attendre les avancées de Félicia avec la fébrilité d’un malade attendant de rencontrer son médecin, qui réalise que la nouvelle a autant de chance d’être tragique que porteuse d’espoir. Il se sentait comme un bambin qui, au lever du jour, piaffe avec impatience durant une éternité avant que ses parents s’éveillent à leur tour, prisonnier impuissant de cette cage lui servant de lit.
S’il ne l’avait jamais vécue lui-même, l’idée de s’accrocher pendant des décennies à la possibilité de retrouver une sensation fugace lui aurait paru risible. Mais il l’avait bel et bien expérimentée… Sa beauté, son intensité, son importance étaient telles qu’elles avaient infléchi le cours de son existence. L’extase de Harré avait donné un sens à sa vie… Au prix de bousiller tout le reste, rendant les petits plaisirs bien pâles en comparaison.
C’est pourquoi Gordon ne buvait pas d’alcool. L’ivresse le rendait morose, jamais joyeux.
C’est pourquoi Gordon n’était guère concerné par les affaires de sexe ou d’érotisme. L’orgasme pouvait peut-être satisfaire les gens normaux, mais pour Gordon, il s’agissait d’une fonction corporelle comme les autres, un plaisir distrait venant du fait de se laisser aller, offrant tout au plus un moment de détente. Rien à voir avec la véritable extase…
C’est pourquoi Gordon avait créé le premier prototype du composite O. Son procédé s’était avéré bien peu puissant en comparaison avec celui de Harré. À tout le moins, il avait eu la bonne idée d’en faire un moyen d’étendre son influence dans La Cité, une influence qui pouvait encore lui servir…
Bref, quoiqu’il dût accomplir pour atteindre son objectif, il n’était pas question de Gordon fasse marche arrière. Ni maintenant, ni plus tard.
C’est pourquoi il avait offert à Félicia trois faveurs pour son secret…
La technique de Lytvyn était un bijou de simplicité et d’élégance, signe probable qu’elle l’avait acquis via un procédé émergeant. Sa simplicité n’en faisait pas moins une avancée révolutionnaire dans ce domaine où la jeune femme semblait être la seule vraie novatrice.
Gordon l’apprit en moins d’une heure. « Qu’est-ce que je dois faire si quelque chose cloche? », demanda Félicia.
« Tu n’as pas à t’inquiéter. Probablement que ce procédé ne fonctionnera pas plus que l’urne. » Bien entendu, Gordon espérait tout de même un succès. Il glissa facilement en état d’acuité et pénétra à son tour dans le cercle d’herbes mortes pour entamer le procédé.

« Gordon? Gordon! »
Il ouvrit les yeux. Il était étendu sur la terre encore humide. Ses oreilles bourdonnaient, le sang battait dans ses tempes. Il souffla et cracha le sable qui s’était insinué dans sa bouche. Il tenta de se redresser, mais fut pris d’un vertige qui le renvoya face contre terre. Il sentit la présence de Félicia à ses côtés, ses mains qui tentaient de le tirer en position assise. Après un moment, il avait assez repris ses esprits pour lui dire : « Ça va, ça va… » Il n’en était toutefois pas encore certain. La nausée lui nouait le ventre et un étau compressait son crâne. Il n’était pas encore en mesure de comprendre les mots que Félicia lui répétait avec insistance… Au prix d’un effort de concentration, il finit par les distinguer.
« L’impression a disparu… Harré n’est plus là! »
Toujours en proie à la confusion, Gordon entendit sans réaliser ce que cela pouvait signifier.

dimanche 24 janvier 2016

Le Nœud Gordien, épisode 404 : Aube dorée, 3e partie

Félicia s’était attendue à ce qu’un effet spectaculaire se produise au moment de toucher l’impression de Harré, peut-être un coup de tonnerre, peut-être une explosion lumineuse. Peut-être même une sensation spirituelle qui lui confirmerait la réussite du procédé. Mais rien de cela ne se produit. Elle jeta un coup d’œil en direction de Gordon. Il la scrutait, lui aussi dans l’attente de quelque chose, n’importe quoi.
« Ça n’a pas fonctionné », dit-elle. « Il est toujours là, dans la même position.
— Tu as fait tout ce qu’il fallait?
— Oui.
— En es-tu certaine?
— Absolument », dit-elle, malgré ses propres doutes naissants. « Le procédé a été conçu en présumant que Harré est une impression comme les autres. C’est un indice de plus que ce n’est pas le cas. »
En principe, l’opération de ce matin aurait pu être vue comme un laboratoire, un test empirique afin d’en savoir plus sur la nature du spectre de Harré et sur les limites de l’urne de Félicia. Elle aurait dû se contenter de ces apprentissages… Mais elle ne pouvait pas faire abstraction du sentiment d’avoir échoué.
Elle s’attendait à ce que Gordon la blâme, la réprimande, souligne que sa réputation était surfaite. Mais au lieu de l’effusion redoutée, elle vit les yeux du Maître s’embuer. Elle déposa son urne à l’extérieur du cercle d’herbes mortes et le rejoignit. Il avait l’air bien plus bouleversé qu’elle.
« Tout cela pour… rien », dit-il, mortifié, comme si c’était lui qui avait failli, comme s’il en était responsable.
« Nous trouverons bien le moyen… », répondit Félicia, mal à l’aise. « Nous trouverons bien un moyen.
— Comment? » L’exaspération rôdait juste derrière l’abattement. « Je ne comprends pas… Tout indiquait que nous allions réussir… Nous avons déjà accompli l’impossible… Que pouvons-nous faire d’autre? Si seulement Harré pouvait nous aider… Nous donner un indice, ou quelque chose… »
Gordon échappa un sanglot. La mère de Félicia disait souvent qu’il n’y a rien de plus pathétique qu’un homme en larmes. En ce moment, elle lui aurait donné raison.
« À moins que…
— Quoi? », dit Gordon en tirant un mouchoir de sa poche.
Il était peut-être temps que le chat sorte du sac. « Trois faveurs pour un secret? »
Gordon essuya ses yeux puis son nez. « Parle, je t’en prie…
— J’ai déjà réussi à communiquer avec certaines impressions…
— Et c’est maintenant que tu me le dis!?
— Parce que toi, tu me dis tout, peut-être? Vous m’avez appris, Espinosa et toi, l’importance de garder mes secrets pour en user au moment opportun… Eh bien, voilà, nous y sommes.
— Félicia! », gémit-il, consterné. « Tu sais bien que toute cette opération a pour but de me permettre de communiquer avec Harré! Ton urne n’est qu’un moyen en vue de cette fin!
Communiquer est un bien grand mot : à date, je ne peux avoir accès qu’à leurs dernières pensées… » Gordon percevait-il son amertume? La dernière pensée de Karl Tobin était pour sa famille. Celle de mon père? Ses foutus millions cachés.
« Et l’idée d’essayer avec Harré ne t’est jamais encore venue?
— Au contraire. J’y pense tout le temps.
— Alors?
— La seule certitude à propos de Harré, c’est que nous ne pouvons rien prendre pour acquis. Qui sait ce qui pourrait se produire si j’établissais un lien direct avec lui? Quelle que soit la nature de cet endroit, et de l’image qu’il a laissée ici, nous ne pouvons pas le sous-estimer…
— C’était sage de ta part », admit-il après un instant de réflexion. « Trois faveurs pour un secret, entendu. Montre-moi comment faire!
— Gordon, tu ne vas pas…
— Pas question que je m’arrête maintenant. Je saurai bien me protéger. Par ailleurs, si l’urne n’a pas fonctionné, sans doute que ton secret ne sera pas plus utile.
— Quand même, je continue à croire que ce n’est pas une bonne idée…
— Félicia, tu as deux options. Soit tu acceptes de m’aider, soit tu me laisses trouver quelqu’un qui va le faire à ta place. »
Ce n’est pas une bonne idée, répéta-t-elle en pensée. Elle devinait toutefois que Gordon ne se laisserait pas convaincre. « Tu peux compter sur moi », dit-elle finalement.

dimanche 17 janvier 2016

Le Noeud Gordien, épisode 403 : Aube dorée, 2e partie

Même s’il ne lui fallait plus que quelques secondes pour trouver l’état d’esprit nécessaire, cette fois, l’entrée en acuité de Félicia fut si facile qu’elle lui coupa le souffle.
Les nuages gris qui roulaient au-dessus de leurs têtes ne cachaient en rien le soleil levant qui, encore sous l’horizon, dorait déjà la contrée. Au contraire, leur base était teintée de jaune et d’orangé, le tout peignant un panorama tout droit sorti d’un beau rêve… « Manifestation synchrone », dit-elle à Gordon, un peu émue par l’intensité du moment. La voyait-il lui aussi? Le bon augure rasséréna Félicia : cette fois, c’était le destin qui lui faisait un clin d’œil complice.
Elle se lança dans la réalisation des derniers préparatifs, avec le réflexe, un brin superstitieux, d’éviter de regarder en direction de l’impression de Harré jusqu’au dernier instant. Elle maîtrisait assez bien son invention pour ne pas s’inquiéter d’un oubli ou d’une maladresse. En fait, sa plus grande incertitude demeurait de savoir si elle fonctionnerait sur Harré, si son spectre était bel et bien une impression, ou le résultat d’un phénomène distinct.
Gordon se tenait à l’écart; il semblait plus intéressé à scruter ce mystérieux dispositif de clairvoyance que quelqu’un avait planté sur la colline et qui demeurait invisible aux yeux de Félicia.
À la seconde où le soleil dépassa l’horizon, elle se tourna vers Harré. Elle le découvrit dans la même position que la dernière fois, comme s’il résistait à une pression presque intenable, comme si chaque seconde était un nouveau combat, un combat qu’il menait peut-être depuis les années mille-neuf-cent-vingt. Rien ne laissait croire qu’il avait perçu leur présence. « Comme on se retrouve », murmura-t-elle en mettant le procédé en branle.
« C’est donc vrai. Tu peux le voir?
— En avais-tu douté?
— Je ne l’ai jamais vu, moi. Et je t’assure, ce n’est pas faute d’avoir essayé… Si ce n’était ce cercle d’herbe morte, personne n’aurait même pensé qu’il ait pu y avoir quoi que ce soit ici.
— Un autre mystère… Avec un peu de chance, Harré lui-même nous éclairera bientôt. »
La réalisation du procédé fut longue sans être fastidieuse. Félicia réalisa les étapes avec patience et minutie. Elle était toujours passionnée par ces moments de concentration intense où toute sa discipline, toutes ses recherches, tous ses talents étaient mis à profit.
La dorure de l’aube fut remplacée par des éclaircies passagères. Le ciel se couvrit de plus en plus tout au long de la matinée. Quelques collines environnantes furent balayées par des averses, mais la leur ne reçut pas plus que quelques gouttelettes.
« Le soleil est à deux minutes du zénith », dit enfin Gordon, téléphone à la main pour le décompte des secondes restantes. Félicia s’ébroua pour chasser les courbatures que lui avait valu sa demi-journée à effectuer les gestes précis, tout en retenue, nécessaires à son procédé.
Elle souleva délicatement l’urne et examina les symboles qu’elle avait peints dessus. Tout était en place; elle n’avait rien oublié.
« Une minute… »
Félicia s’approcha de Harré. Une sensation étrange l’accueillit à la frontière du cercle sans vie. Une force physique s’opposait à l’urne, en la repoussant comme deux aimants d’un même pôle. Ses poils se hérissèrent, sa peau picota. La sensation était désagréable, comme si l’air était surchargé d’électricité statique. « Gordon… Quelque chose se produit… Il y a une énergie dans l’air, une sorte de résistance…
— Continue quand même », intima-t-il.
Félicia était à la croisée des chemins. Est-ce que toute cette charge pouvait se décharger? Serait-elle foudroyée? Brûlée vive par un contrecoup?
« Quinze secondes… »
D’un autre côté, son intuition lui faisait comprendre la manifestation synchrone du matin comme une preuve que c’était bien son destin d’être ici, maintenant, à tenter ceci. 
« Cinq… Quatre… Trois… »
Et il y avait Gordon. Même maussade, même irascible, elle savait qu’il la respectait autant qu’elle l’admirait. Elle ne voulait pas le décevoir.
« Deux… Un… »
Félicia s’avança vers Harré malgré la résistance, et elle compléta le procédé. 

dimanche 10 janvier 2016

Le Nœud Gordien, épisode 402 : Aube dorée, 1re partie

Félicia était déjà réveillée lorsque Gordon frappa à sa chambre d’hôtel. En fait, elle n’avait presque pas dormi de la nuit, trop tendue par le mélange d’excitation et d’anxiété. Il prit la boîte avec l’urne, lui laissant tirer sa valise à roulettes jusqu’à la rue.
Dehors, c’était encore la nuit noire. L’atmosphère était chargée d’humidité; une averse allait peut-être tomber plus tard dans la journée. Leur limousine les attendait à la sortie de l’hôtel. Le conducteur, un jeune homme en uniforme bleu marin, s’empressa de charger leur matériel. Gordon avait dû déjà l’informer de leur destination : ils se mirent en route sans qu’un mot n’ait été prononcé.
Félicia était quelque peu surprise qu’un civil soit mêlé à leur entreprise. Elle découvrit toutefois que Gordon n’avait pas l’intention de le garder avec eux.  « Soyez prêt à venir nous chercher lorsque je vous appellerai », dit Gordon alors que la limousine s’engageait sur le dernier tronçon. « Sinon, revenez à quatorze heure. Si nous n’y sommes plus, tentez de m’appeler au premier numéro que je vous ai déjà donné; si, dans vingt-quatre heures, vous n’avez toujours pas reçu de contact de notre part, appelez au second numéro et expliquez-en détail la situation. »
Une fois sur la colline où avait péri Harré, le chauffeur déchargea leur barda et les laissa derrière. Les bouts de ciel qui apparaissaient entre les nuages s’éclairaient doucement, prenant une couleur à mi-chemin entre le noir de la nuit et le bleu du jour. Le procédé devait commencer à l’instant où le soleil apparaissait à l’horizon. La couverture nuageuse aurait compliqué l’estimation s’ils n’avaient pas pris la peine de noter l’heure précise de l’aube, tout en s’assurant d’être synchronisés avec l’heure officielle. Ils pouvaient s’installer tranquillement : ils étaient un peu en avance.
La tension que Félicia avait ressentie durant la nuit s’accentuait de minute en minute. Elle avait les mains moites, des sueurs froides et des papillons dans l’estomac. « Tu es certain que c’est une bonne idée? », s’entendit-elle demander, regrettant déjà que son insécurité ait pris le pas sur son aplomb, ne serait-ce qu’un instant.
Elle fut surprise d’entendre Gordon lui répondre par la négative. « Non. Mais qui ne risque rien n’a rien, n’est-ce pas? »
Un frisson la traversa jusqu’à la moelle. Ce n’était pas très rassurant…
Ils localisèrent le rond dénué de toute végétation qui marquait la position de l’impression de Harré, socle invisible pour une statue intangible. Alors qu’elle disposait son équipement à portée de main, elle remarqua que Gordon scrutait non pas l’endroit où l’impression de Harré était figée, mais les collines environnantes.
« Gordon? Qu’est-ce que tu vois? » Il ne répondit pas, les yeux rivés sur l’horizon, comme s’il cherchait à distinguer quelque chose dans la pénombre. « Qu’est-ce qui se passe?
— On nous observe », dit-il.
« Quoi? » Elle se redressa pour suivre le tracé du regard de Gordon, mais il n’y avait rien à voir.
« Non, pas là-bas! Ici. Sur cette colline. C’est un procédé… Expert.
— Je ne vois rien ici non plus. Qu’est-ce que c’est?
— Un point d’ancrage pour observer les environs…
— Une sorte de caméra de surveillance, bref.
— Quelque chose comme cela, oui.
— Peux-tu le défaire?
— Même si j’avais tout mon matériel, avant le lever du soleil, ce serait impossible. »
Quelqu’un d’autre s’intéressait donc à Harré, ce qui en soi pouvait être inquiétant… Pas autant, toutefois, que la possibilité que ce soit plutôt le projet de Gordon et Félicia qui soit espionné. Elle aurait bien voulu savoir si le même procédé était déjà en place lors de sa visite avec Mandeville l’an dernier… « On continue? Ou on remet ça?
— On continue », répondit Gordon en regardant sa montre. « Il nous reste encore onze minutes. Mieux vaut se concentrer sur l’opération. »
Félicia acquiesça. La tension sur sa poitrine rendait sa respiration quasiment haletante. Elle se mit au travail alors que l’aube achevait de bleuir le ciel et de dorer les collines environnantes. 

dimanche 3 janvier 2016

Le Nœud Gordien, épisode 401 : Monsieur Abraham

« Bienvenue en Suisse, monsieur Abraham! », déclara l’agent des douanes en rendant ses papiers à Gordon.
Félicia tendit son passeport à son tour, un peu surprise de réaliser qu’elle avait, jusqu’à présent, ignoré le nom de famille de Gordon. « Monsieur Abraham, hein? », dit-elle en le rejoignant de l’autre côté du poste de contrôle. Le Maître se contenta de grogner.
Cette découverte aurait dû être anodine, mais elle ne quitta pas les pensées de Félicia tout au long de leur marche à travers l’aéroport de Zurich.
Que savait-elle sur ce Maître qui la faisait travailler sans cesse, qu’elle suivait jusqu’au milieu de l’Europe? Bien peu de choses… Pas même son nom complet, apparemment. Leur relation, souvent stimulante, pouvait laisser croire qu’une certaine intimité s’était créée entre eux. Et pourtant… S’était-il jamais ouvert à elle? Lui avait-il jamais raconté quoi que ce soit à propos de sa vie?
Si Gordon était demeuré aussi avenant que lorsqu’ils avaient commencé à travailler ensemble, le  charme du Maître aurait sans doute eu le dessus sur les inquiétudes de Félicia. Mais depuis le grand rituel, il s’était renfermé dans un silence maussade – qui avait par ailleurs rendu pénible les longues heures de leur traversée de l’Atlantique. Quelque chose avait changé. Quelque chose autrement plus profond que les marques laissées par le feu de Saint-Elme sur son visage.
Ils récupérèrent leurs bagages au carrousel, incluant la malle rembourrée contenant sa seconde urne, après quoi ils allèrent trouver la limousine que Gordon avait retenue pour leurs déplacements.
« Gordon, il faut qu’on se parle », dit-elle, dès que la voiture se mit en marche.
— Pas maintenant.
— Oui, maintenant. » Il se tourna enfin vers elle, le sourcil haussé. « Les choses vont vite, et je veux avoir une idée claire de la suite.
— Nous en avons déjà discuté…
— Discuté? Tu m’as dit ce que tu voulais. Pas pourquoi. »
Il exhala sèchement, un son d’exaspération. « Tu veux que je te fasse un dessin? Je m’attendais à mieux de toi, Félicia… »
Piquée, elle croisa les bras. « On croirait entendre Avramopoulos. »
Gordon ouvrit la bouche pour rétorquer; son expression laissait croire que la réplique allait être acrimonieuse. Avant qu’il n’ait parlé, il fit non de la tête; son visage se détendit. « Je te dois des excuses », murmura-t-il avant de frotter son visage de ses mains. « Parfois, le poids des jours, des ans, des décennies me rattrape… »
Justement, pensa Félicia. Pourquoi tout cet empressement alors-que tu as tout le temps du monde? « Pas besoin de me faire un dessin », dit-elle. Moi-même, depuis que j’ai entendu parler de Romuald Harré, je rêve de pouvoir lui parler. Mais…
— Mais quoi?
— Tu es si déterminé à faire avancer ce projet coûte que coûte… Aurais-tu besoin de quelque chose, quelque que chose que seul Harré peut t’apprendre ou te donner? » Sa question chassa la déconfiture du visage de Gordon. « Quelque chose de précis. D’important. »
Gordon haussa les épaules et détourna la tête. Félicia comprit qu’elle avait visé dans le mille. Elle fut tentée de dire : tu t’attendais à mieux de moi, hein? T’attendais-tu à cela, monsieur Abraham? Elle se contenta plutôt de regarder elle aussi Zurich défiler à travers les fenêtres de la limousine.