Depuis que Harré lui
avait fait connaître l’extase, la vraie, il arrivait à Gordon de traverser des
périodes difficiles. Malgré qu’elles soient très inhabituelles, elles l’usaient
chaque fois un peu plus.
Son existence plus que
centenaire lui avait appris un rapport au temps qui, il en était certain,
n’avait rien à voir avec celui du commun des mortels. Pour lui, les jours
étaient long, mais les années courtes.
Chaque journée s’étirait
en longueur, surtout du fait qu’il ne bénéficiait jamais du bond en avant
offert par le sommeil, ce voyage instantané de la nuit au matin. Il
philosophait parfois que cet éveil continu dissociait son esprit du calendrier,
ce qui expliquait la fuite des années. Bien entendu, Gordon voyait les mois
avancer et les saisons passer, comme tout le monde. Mais de plus en plus, il
lui arrivait de sous-estimer le passage du temps, en croyant par exemple qu’un
événement vieux de trois ans avait eu lieu l’an dernier, ou encore en
sursautant au moment de réaliser qu’une relation qu’il considérait encore
nouvelle durait en fait depuis vingt ans…
Durant ses moments de
crises, le poids des jours et des années lui apparaissait insupportable. Il
tendait à s’isoler, et tôt ou tard, le sentiment d’oppression s’amenuisait. Il
reprenait le cap de sa seule vraie ambition : retrouver Harré. Sa
progression, ses recherches, ses manigances, toutes étaient tournées vers ce
seul objectif. Il replongeait dans son travail avec l’espoir de réussir, de
renouer avec le plaisir, ne serait-ce qu’un instant de plus… Juste un instant
suffirait peut-être à lui donner le courage d’attaquer un nouveau siècle.
Cette crise était
différente des précédentes. Depuis qu’il s’était permis de croire en la possibilité
de communiquer avec Harré, le passage des jours s’était encore ralenti. Il
avait l’impression de toujours attendre les avancées de Félicia avec la
fébrilité d’un malade attendant de rencontrer son médecin, qui réalise que la
nouvelle a autant de chance d’être tragique que porteuse d’espoir. Il se
sentait comme un bambin qui, au lever du jour, piaffe avec impatience durant
une éternité avant que ses parents s’éveillent à leur tour, prisonnier
impuissant de cette cage lui servant de lit.
S’il ne l’avait jamais
vécue lui-même, l’idée de s’accrocher pendant des décennies à la possibilité de
retrouver une sensation fugace lui aurait paru risible. Mais il l’avait bel et
bien expérimentée… Sa beauté, son intensité, son importance étaient telles qu’elles avaient infléchi le cours de son
existence. L’extase de Harré avait donné un sens à sa vie… Au prix de bousiller
tout le reste, rendant les petits plaisirs bien pâles en comparaison.
C’est pourquoi Gordon
ne buvait pas d’alcool. L’ivresse le rendait morose, jamais joyeux.
C’est pourquoi Gordon
n’était guère concerné par les affaires de sexe ou d’érotisme. L’orgasme
pouvait peut-être satisfaire les gens normaux, mais pour Gordon, il s’agissait
d’une fonction corporelle comme les autres, un plaisir distrait venant du fait
de se laisser aller, offrant tout au plus un moment de détente. Rien à voir
avec la véritable extase…
C’est pourquoi Gordon
avait créé le premier prototype du composite O. Son procédé s’était avéré bien
peu puissant en comparaison avec celui de Harré. À tout le moins, il avait eu
la bonne idée d’en faire un moyen d’étendre son influence dans La Cité, une
influence qui pouvait encore lui servir…
Bref, quoiqu’il dût
accomplir pour atteindre son objectif, il n’était pas question de Gordon fasse
marche arrière. Ni maintenant, ni plus tard.
C’est pourquoi il
avait offert à Félicia trois faveurs pour son secret…
La technique de Lytvyn
était un bijou de simplicité et d’élégance, signe probable qu’elle l’avait
acquis via un procédé émergeant. Sa simplicité n’en faisait pas moins une
avancée révolutionnaire dans ce domaine où la jeune femme semblait être la
seule vraie novatrice.
Gordon l’apprit en
moins d’une heure. « Qu’est-ce que je dois faire si quelque chose
cloche? », demanda Félicia.
« Tu n’as pas à
t’inquiéter. Probablement que ce procédé ne fonctionnera pas plus que l’urne. »
Bien entendu, Gordon espérait tout de même un succès. Il glissa facilement en
état d’acuité et pénétra à son tour dans le cercle d’herbes mortes pour entamer
le procédé.
« Gordon?
Gordon! »
Il ouvrit les yeux. Il
était étendu sur la terre encore humide. Ses oreilles bourdonnaient, le sang
battait dans ses tempes. Il souffla et cracha le sable qui s’était insinué dans
sa bouche. Il tenta de se redresser, mais fut pris d’un vertige qui le renvoya
face contre terre. Il sentit la présence de Félicia à ses côtés, ses mains qui
tentaient de le tirer en position assise. Après un moment, il avait assez
repris ses esprits pour lui dire : « Ça va, ça va… » Il n’en
était toutefois pas encore certain. La nausée lui nouait le ventre et un étau
compressait son crâne. Il n’était pas encore en mesure de comprendre les mots
que Félicia lui répétait avec insistance… Au prix d’un effort de concentration,
il finit par les distinguer.
« L’impression a
disparu… Harré n’est plus là! »
Toujours en proie à la
confusion, Gordon entendit sans réaliser ce que cela pouvait signifier.