« Bienvenue en Suisse, monsieur
Abraham! », déclara l’agent des douanes en rendant ses papiers à Gordon.
Félicia tendit son passeport à son
tour, un peu surprise de réaliser qu’elle avait, jusqu’à présent, ignoré le nom
de famille de Gordon. « Monsieur Abraham, hein? », dit-elle en le
rejoignant de l’autre côté du poste de contrôle. Le Maître se contenta de grogner.
Cette découverte aurait dû être
anodine, mais elle ne quitta pas les pensées de Félicia tout au long de leur
marche à travers l’aéroport de Zurich.
Que savait-elle sur ce Maître qui la
faisait travailler sans cesse, qu’elle suivait jusqu’au milieu de l’Europe? Bien
peu de choses… Pas même son nom complet, apparemment. Leur relation, souvent
stimulante, pouvait laisser croire qu’une certaine intimité s’était créée entre
eux. Et pourtant… S’était-il jamais ouvert à elle? Lui avait-il jamais raconté quoi
que ce soit à propos de sa vie?
Si Gordon était demeuré aussi avenant
que lorsqu’ils avaient commencé à travailler ensemble, le charme du Maître aurait sans doute eu le
dessus sur les inquiétudes de Félicia. Mais depuis le grand rituel, il s’était
renfermé dans un silence maussade – qui avait par ailleurs rendu pénible les
longues heures de leur traversée de l’Atlantique. Quelque chose avait changé.
Quelque chose autrement plus profond que les marques laissées par le feu de
Saint-Elme sur son visage.
Ils récupérèrent leurs bagages au
carrousel, incluant la malle rembourrée contenant sa seconde urne, après quoi
ils allèrent trouver la limousine que Gordon avait retenue pour leurs
déplacements.
« Gordon, il faut qu’on se
parle », dit-elle, dès que la voiture se mit en marche.
— Pas maintenant.
— Oui, maintenant. » Il se
tourna enfin vers elle, le sourcil haussé. « Les choses vont vite, et je
veux avoir une idée claire de la suite.
— Nous en avons déjà discuté…
— Discuté? Tu m’as dit ce que tu
voulais. Pas pourquoi. »
Il exhala sèchement, un son
d’exaspération. « Tu veux que je te fasse un dessin? Je m’attendais à
mieux de toi, Félicia… »
Piquée, elle croisa les bras.
« On croirait entendre Avramopoulos. »
Gordon ouvrit la bouche pour
rétorquer; son expression laissait croire que la réplique allait être
acrimonieuse. Avant qu’il n’ait parlé, il fit non de la tête; son visage se
détendit. « Je te dois des excuses », murmura-t-il avant de frotter
son visage de ses mains. « Parfois, le poids des jours, des ans, des
décennies me rattrape… »
Justement,
pensa Félicia. Pourquoi tout cet
empressement alors-que tu as tout le temps du monde? « Pas besoin de
me faire un dessin », dit-elle. Moi-même, depuis que j’ai entendu parler
de Romuald Harré, je rêve de pouvoir lui parler. Mais…
— Mais quoi?
— Tu es si déterminé à faire avancer
ce projet coûte que coûte… Aurais-tu besoin de quelque chose, quelque que chose
que seul Harré peut t’apprendre ou te donner? » Sa question chassa la déconfiture
du visage de Gordon. « Quelque chose de précis. D’important. »
Gordon haussa les épaules et détourna
la tête. Félicia comprit qu’elle avait visé dans le mille. Elle fut tentée de
dire : tu t’attendais à mieux de
moi, hein? T’attendais-tu à cela, monsieur
Abraham? Elle se contenta plutôt de regarder elle aussi Zurich défiler à
travers les fenêtres de la limousine.
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